Cela fera bientôt quinze ans que la Bostonienne Marissa Nadler construit une œuvre au noir d’une cohérence et d’une tenue impressionnantes. Une discographie tout en nuances, à l’image de la pochette de ce For My Crimes, peinte par l’artiste elle-même et qui creuse la même veine charbonneuse que la plupart de ses albums précédents. Sans nous lasser : il suffit d’une écoute de la chanson-titre, placée en ouverture, pour prononcer un verdict enthousiaste. Splendide pièce à conviction, For My Crimes est une délicate ballade où la chanteuse se glisse dans la peau d’une prisonnière du couloir de la mort, dont les pensées font immanquablement penser à cette autre mélopée d’un mort en sursis qu’était l’adaptation par Leonard Cohen de La Complainte des Partisans en 1969. Son «When they take me down the corridor» inaugural semble dialoguer à travers les décennies avec le «When they poured across the border» du Canadien. Son œuvre résonne aussi explicitement, depuis le début, des échos de celle de son prestigieux aîné, au fil de reprises, sur scène ou sur disque, de Seems So Long Ago, Nancy, Chelsea Hotel No. 2, Famous Blue Raincoat, Avalanche ou Winter Lady. (1)
For My Crimes est son Songs of Love and Hate : un disque dont l’apparent minimalisme monochrome se retrouve régulièrement percé, comme par un rayon de lumière dans la noirceur, d’un motif de cordes (jouées par Janel Leppin, qui apparaissait déjà au violoncelle aux côtés de Nadler sur un album-hommage à Karen Dalton, Remembering Mountains) ou d’une voix étrangère. Angel Olsen, avec qui Nadler a plusieurs fois tourné, vient la doubler de manière spectrale sur For My Crimes. Kristin Kontrol, la chanteuse des Dum Dum Girls, et Patty Schemel, la batteuse de Hole, la secondent sur Blue Vapor. Mary Lattimore, entendue chez Kurt Vile, Thurston Moore ou The Clientele, enlumine de sa harpe Are You Really Gonna Move to the South. Des noms qu’on retrouvait déjà, pour les deux premiers, aux côtés de Nadler sur le récent The Book of Law de Lawrence Rothman, ici coproducteur. Comme si ce For My Crimes était l’œuvre, derrière son auteure, d’une sororité de ce que le folk-rock contemporain peut produire de plus poignant ou élégant. On ne s’étonnera donc pas de trouver aussi au générique le nom de Sharon Van Etten, notamment sur le sublime I Can’t Listen to Gene Clark Anymore, titre auquel le refrain ajoute deux mots essentiels qui pourraient à eux seuls résumer le disque, et même beaucoup de disques : «without you», sans toi. Au bout de ces variations sur un même je (ne) t’aime, For My Crimes se conclut sur une autre chanson de rupture et de départ, Said Goodbye To That Car, où notre sirène du Massachusetts nous envoûte en récitant les chiffres du compteur kilométrique d’une voiture abandonnée, comme d’autres le feraient de l’annuaire. Une condamnée à mort s’est échappée.
Jean-Marie Pottier
MARISSA NADLER
For My Crimes
(SACRED BONES RECORDS/PIAS) – 28/09/2018
En concert le 25 octobre au Point-Éphémère