Désormais mère d’un petit garçon, Sharon Van Etten a, cinq ans après la parution de Are We There, repris ses études et multiplié les collaborations. Son nouvel album Remind Me Tomorrow oublie alors la folk de ses débuts et propose une pop plus électronique. Le signe d’un profond changement dans sa carrière.
Il y a près de quinze ans, après avoir fui le Tennessee et un compagnon abusif, Sharon Van Etten sonnait à l’improviste, un matin de Thanksgiving, chez ses parents dans le New Jersey. Le début d’une mise au clair de sa vie qui aboutira en 2009 à la parution de son premier album, Because I Was In Love, récemment réédité. C’est justement une veille de Thanksgiving qu’on rencontre à Paris la chanteuse de trente-sept ans, venue présenter son cinquième album à paraître le 18 janvier, Remind Me Tomorrow. Moins seule que jamais : durant les cinq années écoulées depuis la parution de Are We There, elle a donné naissance à un petit garçon, entamé des études de psycho à New York, découvert les plateaux de télévision et multiplié les collaborations, la plus récente sur le magnifique For My Crimes de Marissa Nadler. Ces expériences nourrissent un nouvel album qui rompt avec le folk-rock gorgé de larmes des débuts pour une pop aux teintes électroniques. Volontiers sombre et pourtant souvent optimiste, et au chant libéré comme jamais.
À l’été 2015, tu as fait une pause dans ta carrière pour commencer des études de psychologie. Quel lien fais-tu entre ces deux activités ?
Quand j’ai fait ma crise de la quarantaine avant l’heure et que je suis revenue dans ma famille en 2004, ma thérapeute m’a aidée à prendre confiance dans mes talents de compositrice et m’a encouragée à m’installer à New York, où j’ai pris mes premiers cours de psychologie avant de me concentrer sur ma musique. Pendant les tournées, il est important pour moi, quand j’en ai l’énergie, d’aller à la table du merchandising après un concert et j’y ai parfois entendu des histoires très personnelles, si intenses et si émouvantes. Les gens pleuraient, je pleurais, on tombait dans les bras l’un de l’autre. Je voulais mieux comprendre pourquoi des gens peuvent ressentir une connexion si profonde mais aussi pourquoi ils ont tellement de mal à communiquer leurs émotions qu’ils ne peuvent le faire qu’à travers une chanson. Et comprendre comment les aider à trouver leur propre moyen d’expression, comme la musique l’a été pour moi.
Tu as laissé passer près de cinq années entre tes deux derniers albums. As-tu songé à ne pas en enregistrer un autre ?
Quand j’ai décidé de faire une pause, je n’avais pas de plan. Je ne savais pas si je referais un album mais je ne me disais pas non plus : «La musique, c’est fini». J’ai besoin d’une relation personnelle à la musique, ne serait-ce qu’à des fins de thérapie, comme d’autres tiennent un journal ; je ne savais seulement pas si je voudrais à nouveau la partager. Mes musiciens de tournée s’étaient aussi rendu compte, à un certain moment, que je n’étais pas bien émotionnellement. Je suis facile à vivre et il ne s’est rien passé de dramatique mais mes chansons parlaient d’un amour passé et revivre ces émotions alors que j’étais dans une situation très différente et dans une relation qui marchait me perturbait. Plus je les jouais, moins je sentais une connexion avec elles et j’avais l’impression de mentir. Je ne voulais pas enchaîner un disque-une tournée, un disque-une tournée parce que ce n’est pas vivre et que je voulais connaître de nouvelles expériences sur lesquelles je pourrais écrire, des choses que je n’avais pas pu vivre car je n’étais pas chez moi. J’avais l’impression d’avoir travaillé dur pour pouvoir m’enraciner à New York et je n’y étais jamais ! (rire)
Ta pause a aussi été marquée par des apparitions dans The OA, où ton personnage joue une de tes chansons, et dans la troisième saison de Twin Peaks, où tu interprètes Tarifa au Roadhouse, la salle de concert légendaire de la série. Ces expériences ont-elles changé ton regard sur la part de dédoublement qu’il y a dans la musique ?
Sur The OA, le rôle exigeait de partir de quelque chose de personnel mais de prétendre être un personnage complètement différent. Sur Twin Peaks, si nous avions interprété la chanson, j’aurais peut-être eu l’impression d’être en concert mais ils ont lancé le morceau dans les haut-parleurs et nous n’avions plus qu’à jouer par-dessus. Je pouvais voir David Lynch derrière le public, ce qui est intimidant car je sais bien qu’il accorde une très grande attention aux détails. J’aurais pu m’engloutir dans mes souvenirs du morceau mais j’ai gardé les yeux bien ouverts. J’ai encore beaucoup à apprendre en tant qu’actrice mais je pense que cela vous aide de croire que vous rentrez dans le personnage, même quand ce personnage est une autre version de vous-même. Sur ce disque aussi, j’ai un alter ego : j’ai compris que je pouvais avoir un rôle différent, porter une autre casquette. Présenter une autre version de moi, plus intense, plus positive, plus confiante, mais qui serait toujours moi.
Propos recueillis par Jean-Marie Pottier
Photo : Julien Bourgeois pour Magic