(Talitres/Differ-Ant)
Thousand, soit. Mais que quantifie exactement le nombre qui sert de pseudonyme à Stéphane Milochevitch et de titre à son second album solo ? Un millier de pistes de vie déjà arpentées par le jeune homme avant de parvenir à cet accomplissement majeur ? Peut-être.
Pourtant, il n’est pas aisé de déceler les signes avant-coureurs d’une telle réussite en se souvenant de l’inaugural disque de folk brut The Flying Pyramid (2008) ou en renouant les fils épars de ses vies et de ses expériences antérieures. On chercherait en vain les clefs nécessaires à la compréhension de cette œuvre si originale du côté du Texas où Stéphane a vécu une partie de son adolescence au début des années 90 et découvert une passion jamais démentie pour le metal.
On ne les repèrerait pas davantage dans les balbutiements discographiques de Thousand & Bramier, ce duo dont le premier LP de folk sobre et sombre – The Sway Of Beasts (2006) – portait encore la trace de maladresses bricolées et d’influences beaucoup plus présentes. Encore moins en scrutant ses brèves apparitions à l’écran dans le film de Christophe Honoré Les Bien-Aimés (2011) où il s’essaya brièvement au métier d’acteur. Sans doute se rapprocherait-on du but en observant ses talents de graphiste et d’illustrateur autrefois exploités par Syd Matters pour le visuel de Brotherocean (2010) et qui éclatent aujourd’hui pour son propre compte sur la pochette de Thousand.
À contempler ces images denses et baroques peuplées d’une foultitude de figures, d’objets et de personnages, on croit deviner que Stéphane Milochevitch compose désormais comme il dessine : en juxtaposant par couches successives un fourmillement de détails et d’ornements sonores tout en maîtrisant parfaitement l’équilibre des trames de base aux apparences faussement simplistes. Un millier de vies ? Plutôt un millier d’idées musicales qui se bousculent ici pour balayer en quelques mesures les nappes de poussière accumulées sur autant de traditions musicales tout à coup revigorées.
Chez Thousand, le folk ou la pop sont revisités avec une imagination inépuisable et émancipatrice qui redonne un sérieux coup de fraîcheur à des registres pourtant copieusement balisés. Il suffit d’écouter The Kill, Eden et Regret N’ Remorse pour plonger tête baissée dans cet album ô combien addictif. Des jalons et des références qui n’affleurent plus que de manière discrète et deviennent difficilement perceptibles tant le sens du style personnel est résolument affirmé.
Si l’on devait toutefois se risquer à en identifier, on pourrait citer Bill Callahan, pour lequel Milochevitch a toujours proclamé son admiration et auquel il emprunte une grande liberté de ton dans les arrangements ou l’instrumentation ainsi qu’une manière parfois très crue et directe d’évoquer les pulsions animales sans prendre le temps de mâcher ses mots. En témoignent les accents triviaux d’A Swallow : “It’s not my luck/If you’re not mine to fuck”.
Paul Simon est là aussi, pour cette écriture qui se fiche comme d’une guigne des règles et du bon sens géographiques, mêlant l’americana et l’afrobeat ou faisant sonner les claviers comme des steel drums caribéens. Un songwriting qui préfère emprunter des raccourcis abrupts entre les genres et les continents plutôt que de s’astreindre aux rigueurs des trajets trop convenus. Sur ce point, on ne peut qu’admirer la diversité et la limpidité rythmique de l’ensemble des chansons, qui doivent beaucoup aux élégances instrumentales d’Olivier Marguerit (basse) et de Raphaël Séguinier (batterie).
Également épaulé par Yann Arnaud et Frédéric Lo pour ce qui concerne la mise en forme et la production, Stéphane Milochevitch est donc parvenu à inventer de nouveaux points d’équilibre entre des éléments à la fois connus et hétéroclites. The Flying Pyramid éclabousse de toute sa classe insouciante plusieurs décennies de folk en brassant claviers et tonalités plus exotiques.
To Dance In A Circle Of Fire se paie le luxe de flanquer une claque insolente à Arcade Fire tandis que le véritable morceau de bravoure Song Of Abdication joue avec une précision admirable du contraste entre les voix masculine et féminine tout comme de l’opposition entre une ballade américaine à la charpente robuste et des arrangements pop euphorisants.
Dans une dynamique tout aussi saisissante, The Break Of Day commence sur le ton d’une psalmodie lancinante et presque tribale avant de s’illuminer ensuite de balancements bien plus sensuels. Sans jamais forcer le trait ni provoquer l’écœurement, Thousand maintient donc une cohésion étonnante entre ces innombrables particules musicales précédemment éclatées. Et apparaît à ce compte comme la promesse inattendue d’un nombre indéterminé de bonheurs et de disques à venir. Peut-être bien un millier, qui sait.