Meghan Remy, l’artiste pluridisciplinaire qui se cache derrière le pseudonyme U.S. Girls, fête ses dix ans de carrière et sort aujourd’hui son sixième album,  « In A Poem Unlimited ». Passionnée de hip-hop, elle a créé sa propre banque de samples avec de vrais musiciens et enregistré ses nouvelles chansons, pour la première fois, en studio.

Meghan Remy, qui a toujours eu à cœur de défendre la culture du DIY, a enregistré ses nouvelles chansons dans le confort d’un studio professionnel, avec un collectif de musiciens originaires de Toronto. Elle a trouvé refuge au Canada en 2010 pour fuir l’Amérique et gagner en sérénité. Ses textes, en revanche, n’ont rien perdu de leur conscience humaniste et féministe. Ces nouvelles chansons sont des portraits de femmes soumises à des actes violents, qu’ils soient volontaires, dans l’intimité du couple ou le milieu professionnel, ou involontaires, quand le destin s’en mêle et que la maladie s’invite dans le foyer familial. Sa musique, quant à elle, gagne en ouverture et en groove. Les expérimentations dark wave et lo-fi des débuts, qu’on pourrait rapprocher de Grimes, s’enrichissent de rythmes disco et funk, pour un rendu plus doux à l’oreille. Tandis qu’avec sa voix haut-perchée, ultra aigue, elle joue les acrobates telle une charmeuse de serpents.

Magic : A quel point cet album est-il différent des précédents dans sa conception ?

Meghan Remy : Il est à l’opposé de tout ce que j’ai déjà pu faire. D’abord parce que je n’avais jamais enregistré ma musique en studio. Mes albums précédents ont été enregistrés chez moi ou dans le garage de mes amis. Pour celui-ci, j’ai travaillé avec The Cosmic Range, un collectif de vingt chanteurs et musiciens venu de Toronto. Il y a même des joueurs de saxophones, c’était très important pour moi. Je leur donnais les partitions des morceaux et je les laissais improviser. Je ne voulais pas faire trop de commentaires ou leur donner des directives. J’avais envie d’exploiter leurs compétences et leurs idées, ce qui est assez nouveau pour moi. Y compris avec autant de personnes.

Ta musique est de plus en accessible même si elle n’a rien perdu de son exigence. On est loin de l’esthétique minimaliste de l’album précédent Half Free (2015). Qu’est-ce qui a motivé cette volonté d’ouverture ?

Le fait que ce soit mon sixième album ! L’esthétique minimaliste de mes albums précédents était très inspirée de la culture hip-hop et j’en avais un peu fait le tour, je crois. J’y reviendrai peut-être plus tard, mais pour l’instant j’avais envie d’investir mon énergie et mes connaissances dans un projet plus ambitieux. Je me suis mise à écouter plus de jazz et de musiques instrumentales et j’ai réalisé que la musique jouée live par des êtres humains n’avait pas son pareil ! Ce que j’ai voulu faire, c’est créer ma propre banque de samples avec des musiciens en studio à la manière des productions classiques de hip-hop, qui reprenaient les classiques soul et rnb. C’était plus de travail mais ça en valait la peine, parce qu’on a pu faire exactement ce qu’on voulait.

Même ta voix a changé. Sur ton premier album, Introducing… (2008), elle était complètement noyée sous les expérimentations lo-fi. En avais-tu honte ?

Je ne suis pas une chanteuse ni une musicienne expérimentée. J’ai appris toute seule, alors il m’a fallu quelques années pour être complètement à l’aise avec ma voix. Plus jeune, j’aurais été incapable de chanter devant un ingénieur du son. J’aurais eu trop peur qu’il me reprenne et j’aurais certainement pu fondre en larmes (rires) ! C’est pour cette raison que je m’enregistrais seule au début. J’étais très embarrassée à l’idée que quelqu’un puisse être témoin des accidents. Avec le temps, j’ai compris que c’est ce qui faisait le charme d’un morceau. J’avais simplement besoin de grandir un peu. J’étais si jeune à l’époque et je n’étais pas bien dans ma peau, comme beaucoup de femmes au même âge je crois (sourire).

Ta voix était plus grave, alors qu’aujourd’hui tu joues beaucoup plus avec les aigus. Comment s’est opéré ce changement ?

J’ai toujours eu la voix haut-perchée, mais j’essayais de chanter plus bas pour paraître… plus cool (rires). Aujourd’hui, j’assume complètement cette voix qui est parfois aussi aigue qu’un sifflet pour chien !

Sur l’album précédent, Half Free, tu t’étais inspirée de John Cassavetes et Bruce Springsteen. Et sur celui-ci ?

Sur cet album, l’inspiration ne m’est pas venue d’une ou plusieurs personnes, mais plutôt d’un sujet qui me tenait à cœur, à savoir la violence. Les actes violents infusent toutes les chansons de l’album mais ce n’est pas triste. J’avais envie de faire danser les gens sur ma musique et, me concernant, explorer ce mouvement sur scène. C’est quelque chose que j’ai toujours eu envie de faire. Ce nouvel album est plus funky même s’il est aussi très sérieux. On peut le consommer comme un petit bonbon et prendre du plaisir à l’écoute, ou si on a envie de goûter quelque chose de plus amer et se poser pour réfléchir, c’est possible aussi mais rien ne nous y oblige. 

Sur ces nouvelles chansons, tu proposes des portraits de femmes aux prises avec le pouvoir. Peux-tu me décrire certains des personnages que tu mets en scène ?

C’est dur à dire. Ce n’est pas quelque chose que j’ai fait consciemment en écrivant les chansons. Les sujets que j’ai envie de développer apparaissent comme ça, sur le moment, parce qu’ils m’intéressent. Je ne me suis pas imposer de raconter l’histoire d’une personne différente sur chaque titre ou d’imaginer à quoi elle pourrait ressembler. Et puis, je crois profondément que toutes ces femmes, c’est moi ou différentes facettes de ma personnalité selon l’heure du jour ou de la nuit. Elles se battent pour la même chose : redonner du sens à leur vie et comprendre pourquoi le monde ne tourne pas rond.

Qui se cache par exemple derrière le titre Rosebud ?

J’ai écrit cette chanson après avoir suivie une thérapie qui m’a fait beaucoup de bien. Je suis vraiment convaincue de l’utilité d’un tel travail sur soi. Tout le monde devrait le faire. Plus vous apprenez à vous connaître vous-mêmes, plus vous êtes sensibles aux autres et développez de l’empathie. Le titre de la chanson est aussi un clin d’œil au film Citizen Kane (réalisé par Orson Welles, 1941, ndlr). Tout le film vise à comprendre le sens caché de ce mot : “rosebud” (bouton de rose, en français, ndlr). C’est une métaphore de l’enfance. Charles Foster Kane a le sentiment d’être déraciné, ses parents se sont débarrassés de lui, alors il se construit un monde imaginaire parce qu’il a peur. Le bouton de rose symbolise ce qui appartient au passé et qui conditionne nos mécanismes de défense ou les choix qu’on est amenés à faire en grandissant. C’est important de l’identifier pour en faire un atout. Oui, c’est beaucoup de travail et beaucoup de gens n’ont pas le temps pour ça. Ils sont déjà trop occupés à travailler pour payer leur loyer et élever leurs enfants. Ils sont éreintés et n’ont pas l’énergie pour régler ces choses qui appartiennent au mental. Mais moi, je pense que c’est important, peu importe la manière dont vous allez travailler là-dessus. Suivre une thérapie coûte cher mais je suis persuadée que vous pouvez faire ça tout seul.

Dans la chanson M.A.H., ou Mad As Hell, tu critiques les dépenses militaires faites par le gouvernement américain. C’est pour ça que tu as déménagé à Toronto ? Parce que tu avais mal à ton Amérique ?

Oui. Je me suis installée à Toronto en 2010, après avoir envisagé d’habiter en Europe, en Belgique notamment, parce que mon label de l’époque était basé là-bas. Il fallait que je quitte ce pays absolument. J’ai grandi sous Bush puis Obama a été élu et je n’ai vu aucune différence. J’étais très déçue et j’ai finalement trouvé l’amour dans les bras du Canada. J’ai été très chanceuse de pouvoir m’en aller, mais je suis toujours Américaine et je ne peux parler que de ce que je connais. C’est pourquoi, dans cette chanson, je m’adresse au gouvernement américain parce que je suis folle de rage de voir à combien s’élèvent les dépenses militaires financées par nos impôts. Ça n’a aucun sens selon moi. Avec tout cet argent, on pourrait reloger les sans-abris, distribuer de la nourriture à tout le monde et scolariser n’importe quel enfant. Mais au lieu de ça, on dépense cet argent pour tuer et asseoir notre autorité dans le monde. Je ne suis pas d’accord avec ça. J’ai aussi l’impression que les Etats-Unis ont lancé une tendance que tout le monde se contente de suivre. C’est inacceptable !

Qui est Simone Schmidt qui a écrit Rage Of Plastics ?

C’est une auteure-compositeur de Toronto qui se produit sous le pseudonyme Fiver. Il s’agit d’une chanson de son premier album que j’aime beaucoup. J’étais dans la salle la première fois qu’elle l’a interprétée sur scène et j’étais en larmes. J’ai su immédiatement que je voulais en faire une reprise. Elle m’a permis de le faire et je l’en remercie. C’est l’histoire d’une femme dont le mari travaille dans l’industrie pétrochimique. Il est atteint d’un cancer à cause de ça, alors elle devient son infirmière. Et la particularité de Simone, c’est qu’elle relie toujours ces chansons à la Terre. Le couple habite en aval de la raffinerie, ce qui veut dire qu’ils sont d’un milieu modeste et que l’environnement autour d’eux est très pollué. Je suis très sensible à la nature moi aussi. Il faut respecter la Terre, qui est symboliquement une femme, car c’est le seul moyen de prendre la mesure de la gravité de nos actes.

Qui sont toutes ces Américaines affranchies qui se cachent derrière ton nom de scène ?

Ce nom est juste une grosse blague (sourire). Dans le contexte actuel, on peut y voir les femmes artistes américaines qui se tiennent debout face à leurs agresseurs. Mais à l’origine, c’était simplement très ironique. Chaque fois qu’on appose le mot US devant tel ou tel truc, ça devient tellement chargé et tendu. Je trouvais ça amusant. Et puis, ça me plaisait aussi de semer le doute dans la tête des gens. Il est au pluriel alors que je suis toute seule pour incarner ce projet. Il y a même des gens qui pensaient que c’était un groupe de mecs au début. Parce qu’à une époque, c’était devenu très tendance de jouer avec cette ambivalence.

Pourquoi avoir attendu ton cinquième album, Half Free, pour montrer ton visage sur la pochette ?

Parce que j’ai commencé à travailler avec le label 4AD. Ils m’ont dit que si je montrais mon visage sur la pochette, je vendrais plus de disques (rires). Alors j’ai suivi leur conseil mais à une condition, que ce soit moi qui gère mon image. Je ne suis pas maquillée, j’ai les cheveux en bataille et ce n’est pas très chic. Sur la pochette de mon nouvel album, je suis partie du même principe sauf que j’avais envie qu’on voit les pores de ma peau, quitte à ce que ce soit vraiment moche !

Sur ton troisième album, tu proposais une reprise de Brandy & Monica, « The Boy Is Mine » (1998). Pourquoi cette chanson en particulier ?

J’adorais cette chanson quand elle est sortie. Je me souviens du clip et j’avais acheté le single. C’était incroyable de voir ces deux femmes en train de se disputer le même mec. Quand tu regardais leurs photos, tu sentais qu’elles étaient amies. C’était n’importe quoi. Je trouvais très drôle d’incarner ces deux voix. Je ne chante pas que des sujets hyper sérieux, je sais aussi m’amuser (rires).

Quels sont tes projets pour les mois à venir ?

Lire ! J’aimerais lire un maximum de livres avant le début de la tournée début mars. Je lis surtout de la littérature non romanesque, de la poésie et des pièces de théâtre. Je suis très attachée à la lecture pour le bien de ma santé mentale.

Entretien : Alexandra Dumont
Photo : Julien Bourgeois

U.S. GIRLS
In A Poem Unlimited
4AD
En concert le 14 mai au Point Ephémère à Paris

Un autre long format ?