Kendrick Lamar 2017

“2017 est une série TV indolente et eschatologique, dont la chaleur mène à l’évaporation” : le Top de Wilfried Paris

Jusqu’à la fin de l’année, les rédacteurs de Magic vont délivrer tous les jours leur Top 2017, sous la forme d’une liste de 10 albums, assortie d’un texte de mise en relief.


Ces dix albums ne sont pas classés :

KENDRICK LAMAR Damn (Aftermath / Interscope)
ARIEL PINK Dedicated To Bobby Jameson (Mexican Summer/A+LSO)
ALDOUS HARDING Party (4AD / Wagram)
AQUASERGE Laisse ça être (ALMoST Musique/L’autre Distribution)
COLLEEN A flame my love, a frequency (Thrill Jockey/Differ-ant)
LEYLAND KIRBY We, so tired of all the darkness in our lives
           (History Always Favours the Winners)
MIDGET ! Ferme tes jolis cieux (Objet Disque)
TOOG The prepared public (Karaoke Kalk)
JOHN MAUS Screen Memories (Ribbon Music)
BERTRAND BURGALAT Les Choses qu’on ne Peut Dire à Personne (Tricatel)

En 2017, comme le font la plupart des gens qui n’ont plus le temps (ni l’argent) d’aller au cinéma, j’ai regardé pas mal de séries, et j’ai aussi vu pas mal de clips qui étaient filmés comme des séries, ou comme des petits films de cinéma (et entre les deux, quelle différence ? Depuis Twin Peaks, saison 3, aucune), avec des acteurs, des décors, des directeurs de la photographie, etc., et une narration, une petite dramaturgie racontée en 3mn30, hop.

J’en ai vu tellement, même rapidement, même en passant, de ces petits bouts de storytelling filmés en 4K, que je me suis dit que voilà, un album, bientôt, ça allait être ça : une sorte de série TV, chaque titre se présentant comme un épisode d’un film, d’une histoire, si possible hollywoodienne, ou alors produite par Netflix. En 2017, donc, on regarde la musique, on l’écoute avec nos yeux, l’image est plus que jamais la reine du spectacle.

L’album de Kendrick Lamar, à ce titre, dans le genre, est la plus belle et intéressante chose que j’ai “écoutée-vue” je crois, cette année. Un film-trip existentiel, métaphysique, sur la damnation (DAMN en est le titre), teinté d’éternalisme (façon Alan Moore), de déterminisme social (façon David Simon) et contenant plein de bandes inversées (mondes-miroirs, expirations, souffles inversés). Un album d’outre-tombe donc, dans un monde déjà mort, où la voix perchée, à bout de souffle, de Lamar, raconte toute sa vie en train de défiler à toute vitesse, en bout de course, de sa voix effrénée quand tout le monde est ralenti par le sirop à la codéine et le warp général, le ralentissement général, la trap comme une trappe vers le fond du trou, six pieds (six kicks) sous terre.

Dans le grand réchauffement général qui rend tout moite et mol, les beats ralentissent et les voix s’aggravent (la gravité, c’est le retour à la terre, à la poussière, aux origines), et ces nouvelles langues sont pleines de langueur, de torpeur, d’engourdissement. Slow down, voilà l’époque (ou l’épochê des grecs, pourquoi pas). Même ici, ce qu’il y a de remarquable dans les chansons pop de Cléa Vincent, par exemple, c’est son timbre de voix : indolent, engourdi, comme assoupi. C’est peut-être ce même glissement vers le sommeil qui irrigue de mélismes les voix autotunées de nos rappeurs locaux (mais pas que locaux), en plus d’une sorte d’orientalisme technologique qui doit faire bien peur à la vieille France rance (autotune = dealers + daesh + telegram). Ces ondulations aussi hypnotiques que futuristes parlent bien du pays dans lequel on vit, et du temps dans lequel on vit, et il y a des millions de gens qui dansent sur les « Réseaux » de Niska, n’en déplaisent à ceux qui ne les regardent pas.

Alors pourquoi donner ici un énième top 10 subjectif, « pop » et auto-consensuel ? En le regardant un peu mieux, parce qu’il contient, malgré ses évidences, un peu de tout ce qui me préoccupe dans cette époque, justement : la fête triste (Party, d’Aldous Harding), le détachement cynique, à la Diogène (Aquaserge, Laisse ça être), le nihilisme fatigué (Leyland Kirby, We, so tired of all the darkness in our lives), que génère la solitude (Ces choses qu’on ne peut dire à personne, Bertrand Burgalat), et la récapitulation (John Maus, Ariel Pink), pour le jugement (DAMN, Kendrick Lamar) que ces temps de la fin (Ferme tes jolis cieux, Midget!) nous obligent à porter sur nous-mêmes. Les apocalypses sont solitaires et le public me semble ainsi préparé (The Prepared Public, Toog) au silence, à la résilience, à l’évaporation (A flame my love, a frequency).

Et en fait, je dois avouer que la musique que j’ai le plus écoutée en 2017, c’est la mienne, c’est celle que je fais en ce moment, et que je sortirai en 2018… c’est comme ça que je m’évapore. Bonne année 2018 à vous dans les nuages.

WILFRIED PARIS a rejoint Magic au début de l’année 2017, par un article sur le label La Saule paru dans le #202. Vous avez pu le lire sur Chronic’art, The Drone ou encore Trois Couleurs. Il est la voix du groupe Wilfried.

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