Kevin Morby – Harlem River

Qui n’a pas un jour découvert Bob Dylan et fait ses valises dans la foulée, au moins pour rigoler ? Comme disait Souchon, les chansons de Robert Zimmerman, c’est l’altitude, la promesse d’un ailleurs toujours beau, d’une liberté sans condition, d’une jeunesse éternelle. Certains ne s’en sont même jamais remis, se mettant à singer la diction nasillarde du vagabond du Minnesota (bonjour The Tallest Man On Earth) ou à reprendre ses tics d’écriture pour magnifier des disques encore plus percutants que ceux du maître (merci Lawrence Hayward). Du haut de ses vingt-cinq ans, Kevin Morby montre un chemin autrement plus modeste. De son influence majeure, il a surtout retenu le désir de conter des histoires à hauteur d’homme. Enregistré à Los Angeles, Harlem River est un album d’adieu. Désormais établi en Californie, Kevin y tourne la page de sa première jeunesse passée à New York, où il vivait depuis ses dix-huit ans en pleine scène musicale bourgeonnante. Il y rencontra d’abord Jarvis Taveniere et se fit enrôler comme bassiste au sein de Woods. Porté par un succès d’estime et grâce au buzz local, le groupe devint vite le porte-étendard du label Woodsist, défendant une certaine idée du rock produit à la maison avec trois dollars, et revisitant toute une tradition de la musique américaine lo-fi.

On se souvient de 2009, cette année tendre pendant laquelle on chérit Songs Of Shame de Woods et le premier LP éponyme de Real Estate. Au même moment, le rock garage au féminin envoyait la purée par l’intermédiaire de musiciennes charmantes mais furibardes, Dum Dum Girls et autres Vivian Girls. La bassiste de ces dernières, Cassie Ramone, s’acoquina avec Kevin Morby, le vrai-faux couple fondant The Babies pour deux albums plutôt sympatoches, The Babies (2011) et Our House On The Hill (2012). La renommée aidant et le temps passant, les acteurs de ce petit monde vont s’éparpiller. Frankie Rose (ex-Vivian Girls, ex-Dum Dum Girls) se mue en diva solaire, Matthew Mondanile (Ducktails, Real Estate) adopte un son léché de studio, et il n’y a guère que Jarvis Taveniere pour rester égal à lui-même – Bend Beyond (2012), le dernier LP en date de Woods, se révèle une énième et séduisante redite. D’une certaine manière, Harlem River est une manière pour Kevin Morby de signifier sa propre évolution. Soutenu par la production douce et lisse de Rob Barbato – routier de la scène indépendante américaine qui a travaillé avec Cass McCombs, The Soft Pack ou The Fall, et a déjà collaboré avec The Babies –, Kevin Morby dévoile ainsi une musique tout en langueur, profonde et contemplative, impressionnante de la part d’un songwriter aussi jeune. Par ses arpèges câlins, le morceau d’ouverture Miles, Miles, Miles évoque la tendresse de Beach House avant que l’influence de Cass McCombs ne se fasse rapidement sentir, dès que le chant déboule, par une cassure de rythme subtile. À l’instar du Californien énigmatique, Kevin confère à ses textes une aura fascinante. Une poésie à la fois noire (“If y’knew the depths I’d wandered/Or measured that hole that I’m in”) et pleine d’espoir, porteuse comme toutes les grandes musiques américaines d’un nomadisme contagieux (“If y’knew just how far I’d travel/Miles, miles, miles”).

Sans qu’il ne s’en aperçoive, les mots embarquent l’auditeur à bord d’un Slow Train – oui, presque comme l’album de Dylan – qui fait bourlinguer sa mélancolie sur les rails d’un orgue Hammond dont la classe renvoie à Backward Steps (1992) de John Cunningham, rien que ça. En fin de traversée, l’ensorceleuse Cate Le Bon s’invite brièvement et nous rappelle une certaine Nico. Pièce maîtresse de l’œuvre, les dix minutes hypnotiques de la chanson Harlem River mettent en lumière la grâce sous la laideur proverbiale du détroit new-yorkais. Le rayonnement revêche et bancal de son rythme kosmische et martelé est beau comme du Jandek. Ailleurs, Kevin a le culot d’intituler un morceau Wild Side (Oh The Places You’ll Go) et de sonner ouvertement comme The Velvet Underground avec des accords à la Rock & Roll. Cette référence quasiment directe fait sans doute partie des plus beaux hommages rendus à la musique de feu Lou Reed. Le disque se confronte enfin à la mort avec une naïveté désarmante le temps d’une conclusion suspendue, The Dead They Don’t Come Back. Si Kevin Morby convoque sans cesse les fantômes d’une époque disparue et les vestiges d’un classicisme folk rock à l’américaine, c’est pour mieux panser le vague à l’âme d’une jeunesse qui se barre tout doucement à bord d’un innarêtable Slow Train. Qu’il se rassure, on ne se lassera jamais du voyage.



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