“Tonight, I’m a rock’n’roll star.” Comme si les choses étaient si simples. Comme si un premier refrain en forme de sentence autoréalisatrice, un claquement de doigt ou un haussement de sourcils broussailleux avaient pu suffire à changer l’histoire de la pop. Alors qu’on célèbre le vingtième anniversaire de Definitely Maybe (1994) cinq ans après la séparation provisoirement définitive d’Oasis, cela fait bien longtemps que l’on n’imprime plus que la légende. Ou plutôt une version de la vérité édulcorée, généralement réduite aux quelques jalons d’une success story aux apparences aussi élémentaires que les premières paroles griffonnées par Noel Gallagher. Une histoire trop linéaire pour être crédible : les faubourgs prolos de Manchester, l’adolescence prédélinquante, le rock comme seule échappatoire, l’aîné Gallagher reprenant d’une main de fer les rênes de The Rain – ce groupe de dilettantes fondé quelques mois plus tôt par son cadet pour imiter The Stone Roses – et la rencontre fortuite avec Alan McGee lors d’un concert à Glasgow pour finir par la sortie en août 1994 d’un premier LP qui rencontre un succès critique unanime, bât instantanément tous les records de vente, transforme derechef le quintette débutant en une institution nationale et ponctue avec fracas l’avènement d’un nouveau genre, la britpop.
Un récit désormais gravé dans le marbre d’un coffret en trois volumes (l’album original remasterisé, les faces B, les titres bonus, les démos, les versions live) et dont les grandes lignes sont incontestables, mais qui permet bien mal d’analyser ce que le supposé “phénomène Oasis” doit originellement à la fois au contexte, au hasard et au travail. Comme le révèlent d’ailleurs plusieurs versions précoces et inabouties de Rock ’N’ Roll Star ou Married With Children enregistrées dans les premiers mois de l’année 1993, la formation tâtonne encore à cette période, à la recherche d’une identité musicale mal établie. Et alors que la plupart des titres phares de Definitely Maybe font déjà partie de son répertoire scénique, les premières réactions de la presse britannique sont encore mitigées. Si la chance semble enfin sourire aux frères Gallagher lorsqu’ils croisent inopinément la route du boss de Creation ce fameux soir de mai 1993, l’enregistrement de leur premier album se révèle bien plus complexe et tortueux qu’ils ne pouvaient s’y attendre. Après deux longues séries de sessions en studio, les premières au Pays de Galles sous l’égide inefficace du vétéran Dave Batchelor, les secondes en Cornouailles confiées au bon soin de son ingénieur du son attitré Mark Coyle, Oasis se retrouve quasiment au point mort, ayant largement entamé le budget et la confiance de son mécène sans parvenir à restituer la puissance sonore dont il rêve. Par naïveté et par inexpérience, Noel s’est ainsi contenté de superposer à la trame rythmique basique de chaque titre une quantité impressionnante de parties de guitares plus saturées les unes que les autres.
Les compositions sont bonnes, tout le monde en convient, mais ces versions demeurent trop chargées et le son presque assourdi et marécageux. En désespoir de cause, le groupe confie le sort de son bébé mort-né à un troisième producteur, Owen Morris, recommandé par Johnny Marr. À charge pour lui de tailler dans le vif. De ces sessions de la dernière chance, les morceaux rescapés surgissent enfin transfigurés : leur aspect est massif, dépourvu de la moindre trace de complexité ou de sophistication, mais plein de cette assurance agressive qui ne peut que laisser pantois les esprits les plus rétifs. Phil Spector avait inventé le wall of sound, Oasis a créé le wall of lager pour reprendre l’expression inventée par Will Self. Un mur de bière supersonique devant lequel le jeune Liam incarne un nouveau sex-appeal bas du front, chante comme un rossignol et balance avec sa gouaille nonchalante et hargneuse un phrasé qui fait mouche à chaque inflexion. Il réinvente au passage une langue à part où l’accent mancunien étire les voyelles à n’en plus finir, où “sunshine” se transforme en “soon-she-yine” et rime avec cette white line bien poudreuse avec laquelle les frangins rêvent déjà de pousser plus avant le flirt. Dans une Angleterre en pleine transition entre Thatcher et Blair, les rengaines populistes d’Oasis exaltent le souvenir des gloires nationales passées – The Beatles, Slade, T-Rex – et les aspirations aux joies simples et matérielles de l’hédonisme où les flots de gin tonic valent mieux que la vie éternelle. Elles rencontrent donc un écho bien supérieur à tout ce dont avaient jamais pu rêver les groupes issus de l’indie rock.
Afin de s’adresser plus directement aux masses nouvellement conquises, les responsables marketing de Creation innovent en investissant leur budget publicitaire assez modique non pas dans les hebdomadaires musicaux classiques mais dans les magazines et les programmes de football, consacrant l’avènement de cette lad culture célébrée sans complexe depuis quelques mois dans les premiers numéros du mensuel Loaded. Un coup de génie qui s’avère payant dès la sortie de l’album. L’automne 1994 coïncide donc, comme en témoigne ici le deuxième élément de ce luxueux triptyque commémoratif, à la fois avec un succès inespéré et une forme d’acmé créative que Noel Gallagher n’atteindra probablement jamais plus. Tout en élaborant déjà les extraits les plus forts de (What’s The Story) Morning Glory? (1995) – notamment la ballade multiplatinée Wonderwall –, il se paie l’incroyable luxe de disperser sur une série d’étincelantes faces B une tripotée de chansons qui auraient aisément pu constituer à elles seules un successeur vraiment impressionnant à Definitely Maybe. Listen Up, Half The World Away, Take Me Away : autant de tubes potentiels où l’ancien roadie des Inspiral Carpets se révèle digne successeur de ses idoles adolescentes, John Lennon et Paul Weller en tête. Cet âge d’or ne dure que quelques mois avant que le tourbillon tumultueux des querelles fratricides et surjouées, des guéguerres organisées avec les concurrents londoniens et autres frasques alcoolisées relègue définitivement la musique au second plan. Il n’en demeure pas moins indéniable, avec deux décennies de recul, qu’au terme de cette première étape difficile de leur parcours et pendant un bref moment privilégié, les frères Gallagher ont amplement mérité leurs galons de rock’n’roll stars.