“J’imaginais attendre plus longtemps avant de sortir un disque, prendre le temps de travailler davantage et de penser mieux les chansons, avoir un son plus mature.” C’est ce que déclarait Avi Zahner-Isenberg, alias Avi Buffalo, dans ces colonnes, peu de temps après la sortie de son premier album en 2010. Quatre années se sont écoulées depuis, soit l’équivalent d’une éternité pour un artiste indépendant débutant à une époque où la plupart de ses confrères et concurrents ne peuvent survivre qu’en saturant à tout bout de champ les réseaux de l’hyper-communication musicale des péripéties créatives les plus anecdotiques. Dans cet univers où la profusion frénétique apparaît trop souvent comme le seul moyen d’affirmer son identité, cette capacité à tenir ses bonnes résolutions initiales et à respecter ses vœux de silence le temps nécessaire pour trouver ce que l’on souhaite dire plutôt que de balancer en ligne le moindre de ses brouillons, apparaît d’emblée comme une qualité appréciable. Et ce d’autant plus que Zahner a mis à profit ce temps de réflexion et d’apprentissage pour travailler rigoureusement ses gammes pop en absorbant goulument les leçons de ses aînés et surtout en peaufinant sa maîtrise technique des instruments et de la mise en son.
Toujours jeune – après tout, il n’a encore que vingt-trois ans – mais pas assez naïf pour croire que le génie se suffit à lui-même, il n’a ainsi eu de cesse d’enrichir et d’étoffer les savoir-faire qu’il estimait intuitivement nécessaires à la pleine expression de son talent précoce et inné. Bien lui en a pris puisque, si l’on retrouve ici les fulgurances d’écriture et de composition que l’on pouvait déjà déceler à ses débuts, ce second LP surpasse de loin son prédécesseur tant par la richesse étonnante des arrangements que par la diversité des climats musicaux présentés.
So What – un titre qui apparaît d’emblée comme une réponse cinglante à tous ceux qui auraient pu songer à s’offusquer de sa lenteur – lance At Best Cuckold sur les excellents rails qu’il ne quittera plus : une guitare aux cadences “velvetiennes” dont le ronronnement entraînant est brisé par un refrain immédiatement mémorable à l’efficacité poisseuse amplifiée grâce au renfort bienvenu de chœurs féminins et des échos distants d’un saxophone. Ce n’est pourtant que l’une des nombreuses merveilles dont regorge ce flot ininterrompu de vignettes pop intimistes et pas dépourvues d’humour, à la fois séduisantes et fulgurantes. Avi Buffalo ne cesse d’y manifester avec un aplomb épatant sa virtuosité de plus en plus affirmée de mélodiste hors pair, jonglant avec les notes, les instruments et les références canoniques avec une insouciance fougueuse et salutaire. C’est que, en la matière, il réclame légitimement le droit à tout oser et à n’être tenu pour responsable que de ses propres chansons (Can’t Be Too Responsible, tube évident rappelant The Thrills).
Branché en prise directe et sans complexe sur l’héritage de maîtres locaux – Jimmy Webb, Harry Nilsson – qu’il ne peut pas avoir côtoyé pour être né bien trop tard, il se fiche comme d’une guigne des accusations de revivalisme tout comme des éventuels procès en mauvais goût. Et c’est heureusement ce qui rend possible l’incroyable éclosion de Memories Of You – déclinaison personnelle des lamentations romantiques, truffée de détails et d’enluminures inattendus parfois à la limite du kitsch, comme ce pont où les gimmicks synthétiques s’entremêlent et ce solo de guitare final qui échappe de peu au carton rouge – ou celle de Two Cherished Understandings, quand la voix flirte à la manière d’Icare avec des hauteurs solaires sans jamais s’y consumer. Plus loin, il n’hésite pas à interrompre le déroulement paisible et sans doute trop linéaire d’une ballade finale confessionnelle déjà magnifique – Won’t Be Around No More – par des déflagrations de guitares saturées qui offrent finalement un contrepoint étonnant mais pertinent à la dramaturgie d’ensemble du morceau.
Pour rendre convenablement justice à cet album en forme de tour de force permanent, situé au point parfait d’équilibre entre classicisme et innovation, où les audaces et la prise de risque esthétique sont toujours maximales et s’avèrent pourtant payantes à tous les coups, on voudrait citer quelques mots extraits de ce qui constitue son point culminant : Overwhelmed With Pride. Une chanson dont les sublimes accords classiques et les arrangements opulents de cuivres et de cordes ne sont pas sans rappeler Everybody’s Talkin’ de Fred Neil, autrefois repris par les lointains cousins britanniques de Moose, mais dont les paroles brutales et naïves résonnent comme une déclaration d’intention toute personnelle : “And these birds seem so fucking free/They’re nothing compared to me”. Tant par le chemin qui lui a permis d’y aboutir que par le résultat, At Best Cuckold apparaît bien comme un éloge en acte de la liberté.