Parmi les (trop ?) nombreuses rééditions et autres compilations dont Morrissey est coutumier, la ressortie de Your Arsenal (1992) fait vraiment plaisir. Chose rare, le tracklisting n’est pas chamboulé et l’objet s’accompagne du DVD d’un concert donné à Mountain View (Californie) le soir d’Halloween en 1991. Pour vous faire une idée, souvenez-vous de la folie furieuse et classieuse de Live In Dallas (1992), capté en juin de la même année. Le charisme de Morrissey et l’élégance du gang. Ces petites frappes, le Mancunien les avait recrutées pour défendre sur scène Kill Uncle (1991) et son charme anémique. À l’époque, il souhaitait réaliser un mini-album typiquement rockabilly, genre abordé le temps du single Sing Your Life et sa face B The Loop, composés par Mark Nevin (ex-Fairground Attraction). Saqué peu de temps après, Nevin offre cependant à Morrissey les titres Born To Hang, Pregnant For The Last Time et You’re Gonna Need Someone On Your Side, ce dernier extrait étant joliment remanié sur le disque qui nous intéresse ici. À l’époque, afin de satisfaire sa lubie rétro, Mark Nevin emmène Morrissey dans quelques soirées rockab’ de Camden où l’esthète raffiné jette son dévolu sur une poignée de jeunes cats aux bananes gominées : le bassiste Gary Day, le batteur Spencer Cobrin et surtout les guitaristes Alain Whyte et Boz Boorer (figure des Polecats, célèbres pour leur reprise de John I’m Only Dancing de Bowie). Pour l’anecdote, un guitariste âgé de dix-neuf ans à peine passe l’audition en vain. Son nom ? Richard Hawley ! De quoi ouvrir la boîte à fantasmes sur ce qu’aurait donné la collaboration entre ces deux crooners venus du Nord. Mais revenons à l’essentiel.
Morrissey, ce solitaire très entouré, n’est rien sans un alter ego ou au moins un partenaire solide. Or aussi talentueux soient-ils, ces collaborateurs n’étaient que des collaborateurs. À travers cette équipe de jeunes musiciens fantasmant les fifties américaines, Morrissey chérit sûrement l’Angleterre de la même période dont les rues étaient tenues par des teddy boys en Crombie. Pas de hasard, les teddies figurent parmi les premiers phénomènes de jeunesse britanniques de l’après-guerre. Leur succèderont parmi d’autres les skinheads et les glam rockers – autant de sous-cultures évoquées et invoquées sur Your Arsenal. Essuyant le refus de Tony Visconti (il réalisera néanmoins Ringleader Of The Tormentors en 2006), l’homme à la houppe obtient l’aide d’un autre intime de David Bowie en la personne de Mick Ronson. Très affaibli par un cancer du foie, l’ex-Spiders From Mars signe ici sa dernière (grande) production, il décède moins d’un an après la sortie d’un LP bénéficiant de son savoir-faire – le son des guitares et les prises des lourdes batteries entre autres. De son côté, l’ex-Smiths porte en étendard sa violence, sa hargne et sa virilité – à l’instar de la pochette, photographie chargée de symbole phallique signée Linder Sterling. Si Your Arsenal ouvre un tiroir de plus dans la psyché du chanteur, l’œuvre lui ferme un temps les portes de l’Angleterre – on y reviendra. Rage et violence ne forment pas l’alpha et l’oméga de ce troisième LP solo, l’humour s’invite au fil des morceaux. Sur You’re Gonna Need Someone On Your Side, autodépréciation rime avec autodérision (“And here I am/Well, you don’t need/To look so pleased!”).
Cette formidable ouverture convie le thème de Peter Gunn et se transforme en psychobilly agrémenté d’un rythme stomper que n’aurait pas renié The Cramps. L’ironie irrigue You’re The One For Me, Fatty, pop song à la Buddy Holly (hoquets compris) qui contient le vers “You’re the one I really love/And I will stay/Promise you’ll say/If I’m ever in your way”. Haine de soi ? Moquerie envers une jeune fille un peu grosse ? Léger ou réjouissant d’outrance, cet humour tordu est constitutif de l’écriture du Moz depuis ses débuts avec The Smiths (citons Margaret On The Guillotine). Une exception de taille ici : Seasick, Yet Still Docked, où derrière la belle formule se déploient une ambiance ténébreuse et morose, une guitare acoustique digne de Leonard Cohen et des images de mer glauque. On y retrouve l’ire acrimonieuse du poème À Une Passante (1860) de Charles Baudelaire au moment de la conclusion : “You must be such a fool to pass me by.” Flotte alors un désespoir terminal sans échappatoire contrebalancé par l’extrait suivant I Know It’s Gonna Happen Someday. Poignante et introduite par divers extraits de films (une habitude chez un passeur qui nous invite à fouiller les arcanes de la culture pop), cette chanson crève-cœur peut s’envisager comme une possible réponse à I Know It’s Over de The Smiths et déploie la coda de Rock ’N’ Roll Suicide. Plagiat ? Non, clin d’œil puisque l’idée est de Mick Ronson, l’auteur du thème original. David Bowie, désirant peut-être rendre à César ce qui lui appartient, reprendra I Know It’s Gonna Happen Someday sur son anecdotique Black Tie White Noise (1993). Mais le véritable cœur de Your Arsenal est une déclaration d’amour à une Angleterre perdue, le triumvirat Glamorous Glue, We’ll Let You Know et The National Front Disco.
Trois titres emplis d’empathie pour les rejetons d’une classe ouvrière en déliquescence, égarés dans la came, la violence aveugle ou l’extrême-droite – voire les trois à la fois. Comme souvent se mêlent d’autres sentiments. Porté par des guitares jadis entendues chez T.Rex et un rythme emprunté à Jean Genie de Bowie (donc à La Fille Du Père Noël de Jacques Dutronc), Glamorous Glue dépeint – en sus des sniffeurs de colle – l’américanisation de l’Angleterre et la disparition d’un parler vernaculaire. Le nostalgique en chef se place dans la lignée des Kinks regrettant le Village Green ou du patriotisme de The Jam et annonce déjà – outre la fierté retrouvée via la britpop – un artiste comme The Streets qui magnifiera l’accent scally. Torturé, mariant guitares acoustiques, larsens finauds et flûtiau qui évoquent les heures fastes de l’Empire conquérant, We’ll Let You Know aborde le hooliganisme avec autrement plus de compassion et d’empathie que la tentative sardonique et hilarante Sweet And Tender Hooligan de The Smiths : “We may even be the most depressing people you’ve ever known/At heart, what’s left, we sadly know/That we are the last truly British people you’ll ever know”. Chauvinisme ? Ou triste constat devant l’état d’une nation dont les derniers vrais représentants seraient une bande de boneheads imbéciles ? À votre avis ?
Enfin, The National Front Disco, chronique d’un jeune homme se trompant de colère, déclencha un fameux scandale entretenu par Morrissey dans un mélange de provocations naïves et d’étrange ambiguïté. Un titre pop où l’on entonne “England for the English” ne passe pas. C’est une citation entre guillemets, explique Morrissey, sauf que pour la première fois les paroles ne sont pas imprimées dans le livret. Reste une pop song parfaite dont le riff est chipé à Bleu Comme Toi d’Étienne Daho. Coïncidence ? Pas vraiment, Alain Whyte était en studio avec le Rennais d’adoption lors de l’enregistrement de Pour Nos Vies Martiennes (1988). Ces trois morceaux – parmi les plus puissants d’un LP sacrément musclé – sont une déclaration d’amour à une Angleterre perdue, immortalisée (et sans doute idéalisée) dans le cinéma social des sixties mais laminée par onze ans de thatchérisme. Le perfide NME voue le disque aux gémonies alors que les États-Unis réservent paradoxalement un excellent accueil à ce condensé d’anglicité. Vingt-deux ans après, qu’en reste-t-il ? Finalement, au glam originel, on préfère sa relecture par ce type qui manie provocation et ambiguïté avec un naturel déconcertant – comme David Bowie et Marc Bolan avant lui, certes, mais avec une portée plus terre-à-terre qui n’a pas pris une ride. On peut être ému ou amusé par les mésaventures de Ziggy l’extra-terrestre. On demeure touché de plein fouet par le petit monument qu’est Your Arsenal, ode au mal-être et au patriotisme mal foutu que seuls les Anglais traînent avec eux.