Bon, ne tournons pas autour du pot : Heaven Or Las Vegas (1990) est le meilleur album de Cocteau Twins juste devant Blue Bell Knoll (1988). Cocteau Twins, le plus grand groupe de 4AD. 4AD, le meilleur label de tous les temps. Point. Alors une fois que l’on a dit cela, qu’écrire, que faire de plus sinon se féliciter de la réédition – en vinyle haute définition à partir des masters originaux 24 pistes – de ces deux absolus classiques ?
Cocteau Twins se forme à la fin des années 70 du côté de Glasgow lorsque deux copains de lycée, Robin Guthrie et Will Heggie, rencontrent dans une boîte de nuit une adorable jeune fille, Elizabeth Fraser, aux grands yeux bleus. Tous les trois sont issus de la classe ouvrière, du punk et des soirées qui finissent en baston. Ils vénèrent The Birthday Party, les Sex Pistols et Siouxsie & The Banshees, ce qui crée des liens. Le trio prend pour nom le titre d’une chanson – The Cocteau Twins – écrite par un groupe local dont ils sont fans, Johnny & The Self-Abusers (emmené par un certain Jim Kerr, futur… Simple Minds !). Guthrie joue de la guitare et programme la boîte à rythmes, Heggie s’emploie à la basse et Fraser – malgré une timidité maladive – chante déjà comme si sa vie en dépendait.
Repéré en 1981 par 4AD, Cocteau Twins sort un premier album, Garlands, en décembre 1982. Il connaît immédiatement le succès, autant grâce à sa musique sombre et puissante qu’à ce chant étrange, sans parole ni mot clairement identifié. Le public est aussi fasciné par le drôle de couple – gothique et romantique – que forment Guthrie et Fraser, incarnation plus vraie que nature de La Belle & La Bête. C’est d’ailleurs à deux qu’ils enregistrent Head Over Heels en 1983, second LP qui établit leur son si caractéristique. Éthéré et planant, il s’appuie sur des nappes de guitares noyées sous les effets et cette voix de tête fragile et aérienne, hyper mélodieuse. Le duo invente un nouveau genre dont il sera longtemps le seul représentant, la dream pop.
1983 marque un premier tournant dans la carrière du duo/couple avec l’enregistrement d’un morceau – qui va changer sa vie et celles de nombreux adolescents – pour This Mortal Coil, un projet collectif initié par le patron de 4AD Ivo Watts-Russell autour des principaux musiciens de son label. Song To The Siren, une reprise de Tim Buckley, consacre définitivement le style Cocteau Twins et le talent hors norme de sa chanteuse, surnommée “la voix de Dieu” par une presse britannique sous le charme. Cette expérience permet aussi au duo de faire la rencontre de Simon Raymonde. Multi-instrumentiste génial, cet Anglais est le fils du talentueux musicien, chef d’orchestre et arrangeur Ivor Raymonde, fidèle collaborateur de Dusty Springfield et des Walker Brothers dans les années 60. Plus rien n’arrêtera Cocteau Twins sur la voie du succès et de la reconnaissance.
Entre 1984 et 1988, le trio signe alors trois des albums majeurs des années 80 – Treasure (1984), Victorialand (1986) et The Moon & The Melodies (1986) avec Harold Budd – ainsi qu’une poignée de maxis – The Spangle Maker en 1984, Aikea-Guinea et la paire Tiny Dynamine/Echoes In A Shallow Bay en 1985, Love’s Easy Tears en 1986 – encore aujourd’hui considérés comme des classiques. Tout cela avant un premier chef-d’œuvre, Blue Bell Knoll. Sous sa pochette complètement ratée, en noir et blanc, Cocteau Twins frôle la perfection pop en trente-cinq minutes et dix titres lumineux. Touchés par la grâce, Robin Guthrie et Simon Raymonde signent parmi leurs meilleures compositions sur fond de guitares cristallines, basse fluide et boîtes à rythmes diaboliques.
Mais que dire de la prestation d’Elizabeth Fraser ? Son chant se joue du canevas musical avec une facilité déconcertante, un sens de la mélodie et des envolées qui donnent la chair de poule. Tout un pan de la musique des années 90 – de la dream pop de A.R.Kane au post-rock de Tortoise en passant par la bleue mélancolie de Bark Psychosis ou l’abstraction d’Autechre – s’ouvre avec ce disque-là. Slow torride (Ella Megalast Burls Forever), pop radieuse (Athol-Brose), bossa-nova languide (Suckling The Mender), proto-electro (A Kissed Out Red Floatboat), rock langoureux (Carolyn’s Fingers) ou improbable valse (The Itchy Glowbo Blow), Blue Bell Knoll se joue de tous les styles, hors du temps. Et pourtant, tenez-vous bien, le meilleur est à venir.
1989 marque le second tournant du duo/couple Robin Guthrie/Elizabeth Fraser, heureux parents d’une petite Lucy Belle, née en septembre. Le papa de Simon Raymonde disparaît début juin 1990. Plus rien ne sera comme avant. Le trio s’enferme au premier étage d’un studio sur les bords de la Tamise. Eel Pie, un outil immense et luxueux qui appartient à Pete Townshend des Who, devient September Sound – le lieu de tous les excès. Robin Guthrie, accro à la cocaïne depuis plusieurs années, sniffe plusieurs grammes de drogue par jour et sombre dans la plus totale des paranoïas. Il installe des caméras dans toutes les pièces et à toutes les entrées du studio pour vérifier les allées et venues de sa formation mais aussi des nombreux amis à qui il donne rendez-vous : Ian McCulloch (il a produit en 1989 Candleland, le premier LP solo du chanteur d’Echo And The Bunnymen sur lequel chante également Elizabeth Fraser), Pete Wylie (The Mighty Wah!), Stephen Mallinder (Cabaret Voltaire), Jim Thirlwell (Fœtus) ou encore… Shane MacGowan (The Pogues), soit la fine fleur du Londres “épicurien” de l’époque.
De son côté, Elizabeth Fraser, jeune mère comblée, protège sa fille et son couple. Chanter devient un exutoire nécessaire, une catharsis. Comme on l’a dit, elle a toujours chanté comme si sa vie en dépendait, mais là, elle n’est plus seule et chante désormais pour deux. Le résultat est proprement sidérant. Jamais la jeune femme n’a paru plus épanouie et aussi libérée, presque heureuse malgré un contexte… compliqué. D’ailleurs pour la première fois, on comprend (presque) certaines de ses paroles. Et ses interrogations de jeune maman qui aimerait tant être comblée s’adressent autant à sa fille qu’à son mari : “Singing on a famous street/I want to love, I have all the wrong glory/Is it heaven or Las Vegas?/But you’re much more brighter that the sun is to me”. Sa créativité est telle que l’on a presque l’impression que chaque morceau bénéficie de la contribution de plusieurs chanteuses aux timbres de voix différents. Son chant paraît si spontané que l’on s’imagine que tout est improvisé dans l’instant. Ce n’est bien évidemment pas le cas puisque toutes les voix sont doublées, ce qui suppose plusieurs prises identiques à une époque où l’autotune n’existait pas pour caler les synchronisations.
Entre Robin et Liz, Simon Raymonde joue à la perfection son rôle d’arrangeur de musique… et de tensions. Il signe aussi l’un des plus beaux morceaux de Cocteau Twins, Frou-Frou Foxes In Midsummer Fires, écrit le lendemain de la disparition de son père et qui clôt ce chef-d’œuvre. Avant ce titre, le plus long du disque, le trio enfile les perles : le délicat Cherry-Coloured Funk, l’avant-gardiste Pitch The Baby, le single Iceblink Luck, les tubes Fifty-Fifty Clown et I Wear Your Ring aux refrains si catchy, le classique Heaven Or Las Vegas, Fotzepolitic et son faux rythme nonchalant, l’hypnotique Wolf In The Breast ou la superbe ballade Road, River And Rail (mon Dieu, cette voix !). Heaven Or Las Vegas est l’album d’un groupe au sommet de son art, le seul capable de réduire à néant la frontière entre songwriting et soundwriting. Hymne à la vie et à la joie de vivre malgré les circonstances, Heaven Or Las Vegas s’écoute comme une ode hédoniste, groovy en diable, ou totalement planante et déconnectée des contingences terrestres et matérielles. Meilleur disque de toute l’histoire de 4AD encore aujourd’hui pour son fondateur Ivo Watts-Russell – il virera pourtant Cocteau Twins de son label un mois après la sortie de l’album en octobre 1990 à cause du comportement de Robin Guthrie. Heaven Or Las Vegas figure donc assurément au panthéon de la musique moderne, tout en haut et juste un peu au-dessus de… Blue Bell Knoll.