Le jour des obsèques de Jacno, producteur de son premier album solo, Sous Influence Divine (1987), Daniel Darc avait rendez-vous avec Jean Felzine, le chanteur-guitariste banané de Mustang, lancé sur l’A71 qui relie Elvis Presley à Taxi Girl. Entre eux, une génération d’écart, mais des marottes communes et un flot de paroles ininterrompues. Autour de quelques bières et de sandwichs italiens, les deux hommes échangent à bâtons rompus sur le Velvet Underground, le rock en français, Morrissey, les paroliers, John Coltrane et le King. Avant de chercher le garçon devant l’objectif.

INTERVIEW Estelle Chardac & Franck Vergeade
PARUTION magic n°138Jean Felzine : En écoutant ton avant-dernier album, Crèvecœur (2004), j’ai eu l’impression de découvrir un nouveau standard français. Car ton écriture est à la fois plus concise et moins formelle que celle de Serge Gainsbourg ou de Polnareff. Par ailleurs, je sais que tu es un grand admirateur d’Elvis Presley, qui est mon héros absolu, et de Suicide, qui est mon groupe préféré au monde…
Daniel Darc : Tu les as déjà vus sur scène ?
JF : Jamais, malheureusement.
DD : Connais-tu Silver Apples ? C’est un groupe qui a complètement influencé Alan Vega. On dirait Suicide avant Suicide mâtiné des Seeds. Vega l’a caché assez longtemps avant de reconnaître ouvertement ce cousinage. Quel âge as-tu ?
JF : Vingt et un ans. J’ai découvert le premier album de Suicide, Suicide (1977), après l’écoute en boucle de White Light/White Heat (1969) du Velvet emprunté à la médiathèque de Clermont-Ferrand. D’ailleurs, le dernier morceau, After Hours, annonçait, d’une certaine manière, Suicide.
DD : Eh bien, le premier Lp de Silver Apples est encore antérieur puisqu’il date de 1968.

Vous partagez un penchant commun pour le Velvet Underground à travers vos reprises respectives : Stephanie Says pour Daniel Darc à l’époque de Taxi Girl, et I’ll Be Your Mirror, I’m Waiting For The Man ou Run Run Run pour Mustang.
DD : Assumes-tu aussi le côté dope en reprenant de tels titres du Velvet ?
JF : Moi, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de savoir s’il s’agit d’une bonne chanson ou pas. Le texte de I’m Waiting For The Man est magique et incroyable à interpréter.
DD : As-tu toujours beaucoup lu ?
JF : Je ne suis pas un grand lecteur. Mon premier texte, Je M’Emmerde, était bêtement une traduction de 1969 des Stooges. C’était aussi une manière d’éviter toute coquetterie, un piège que j’ai toujours voulu éviter. Dans ton avant-dernier album, Crèvecœur, j’avais été particulièrement sensible à l’absence de jeux de mots, qui sont seulement réussis sous la plume de Gainsbourg.
DD : T’es bilingue ?
JF : Non, j’ai besoin d’avoir les textes sous les yeux pour bien les comprendre. D’ailleurs, il m’est toujours paru naturel de m’exprimer dans ma langue maternelle.
DD : Si tu étais parfaitement bilingue, aurais-tu été tenté par écrire en anglais ?
JF : Non, parce que nous nous adressons à un public français. On peut rêver de l’Amérique et faire du rock en français.
DD : Je suis d’accord avec toi. Le français est beaucoup plus difficile à attaquer, mais il faut justement s’y frotter. C’est toute la gageure. C’est sûr que si je traduis “She loves you, yeah, yeah, yeah” des Beatles – un groupe que je n’aime pas –, ce sera ridicule. Je considère l’écriture en français comme l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle). Tu vois de quoi s’agit-il ? Par exemple, tu écris un roman entier sans la lettre “e”. Eh bien, avec la musique que l’on fait, c’est pareil.
JF : Bizarrement, l’écriture ne m’a jamais posé trop de problèmes. Bien sûr, il y a des textes comme En Arrière En Avant dont je ne suis pas satisfait parce que j’ai essayé de faire le poète. Le vrai rock’n’roll en français a rarement été fait. Ici, on a toujours ce détachement. Nous sommes trop esthètes. Le rock doit rester premier degré.
DD : Moi, j’aime beaucoup la berceuse qui s’intitule Maman Chérie.
JF : Ça tombe bien, c’est ma chanson préférée d’A71. Là, j’ai tenté d’écrire le plus simplement du monde.
DD : C’est ce qu’il y a de plus dur.
JF : On retrouve cette économie de mots sur La Plus Belle Chanson Du Monde, qui repose seulement sur deux phrases. Mine de rien, j’ai dû être influencé par Crèvecœur parce qu’il y a un bout de “La pluie qui tombe m’effraie un peu” dans Maman Chérie : “La lumière de l’aube ne me rassure pas”.

À Rebours

Au début de Taxi Girl, le français était également une évidence pour toi, Daniel ?
DD : J’ai fait de la musique en tombant dans le punk. Sinon, je serais devenu romancier. L’écriture m’a toujours intéressé. De toute façon, je ne suis même pas foutu de lire une partition. Lorsque j’étais môme, j’écoutais Elvis Presley et Gene Vincent – le reste, je m’en foutais. Quand le punk est arrivé, j’y ai trouvé une vulgarisation au bon sens du terme. Je me suis immédiatement retrouvé dans Patti Smith, Television, Richard Hell, tout le punk new-yorkais, et The Clash.
JF : Et les Ramones aussi ? J’adore leurs textes, qui sont à la fois drôles et touchants. J’ai un faible pour leur troisième album, Rocket To Russia (1977).
DD : Moi, je préfère les deux premiers, Ramones (1976) et Leave Home (1977), ainsi que le disque produit par Phil Spector, End Of Century (1980).
JF : C’est vrai qu’il est cool, avec des slows que les Ramones eux-mêmes détestent.
DD : Était-ce une urgence pour toi de faire de la musique ?
JF : Je voulais chanter avant tout. J’avais pris l’habitude de chantonner en bagnole avec ma sœur parce qu’il n’y avait pas d’autoradio. Chez mes parents, il y avait assez peu de disques : un best of de Gainsbourg, un autre d’Eddy Mitchell, et c’est à peu près tout. En classe de cinquième, un professeur de musique nous a passé I Wanna Be Your Dog. Ce jour-là, c’est tout un monde qui s’ouvrait à moi. Puis j’ai découvert Nirvana à travers un single diffusé à la radio.
DD : Kurt Cobain était-il encore vivant ? (ndlr. mort le 5 avril 1994)
JF : Bah non, tu sais, je suis né en 1988…
DD : Et moi, le 20 mai 1959, à un ou deux jours près que Morrissey (ndlr. 22 mai 1959).
JF : J’ai un peu de mal avec Morrissey.
DD : Ah bon, qu’est-ce qui te gêne chez lui ?
JF : Je possède seulement l’album des Smiths avec Alain Delon sur la pochette (ndlr. The Queen Is The Dead (1986)), mais je ne l’ai pas réécouté depuis une éternité.
DD : Selon moi, Morrissey est le dernier grand écrivain du rock contemporain.
JF : Personnellement, j’ai toujours préféré les textes de Lou Reed à ceux de Morrissey, mais j’y viendrai peut-être un jour.
DD : Et Bob Dylan, ça ne t’a jamais branché ?
JF : Je découvre à peine. En réalité, nous sommes partis de Nirvana pour arriver à The Stooges, Suicide, Elvis Presley, etc.
DD : Vous avez tout fait à l’envers. Ou plutôt à rebours, comme disait Huysmans.
JF : Je me rends bien compte que nous sommes passés à côté de plein de groupes… Ainsi, j’avais à peine jeté une oreille sur les Stones alors que je n’écoute plus que ça depuis des mois. J’en suis complètement taré. Ce qui s’est finalement perdu dans la musique, c’est la pureté des styles.
DD : Explique-moi, parce que je ne crois absolument pas à la pureté des styles.
JF : Regarde Elvis, qui a grandi sur un terreau de musiques…
DD : C’est complètement impur ce qu’il a fait.
JF : On est bien d’accord. Aujourd’hui, nous avons accès aux musiques par les racines, mais il nous est impossible de faire du blues ou même du rockabilly.
DD : Comme tout a été fait, je crois au postmodernisme. Quand tu vois Carla Bruni reprendre Nobody Knows When You’re Down And Out, un standard blues de Bessie Smith, c’est une gigantesque fumisterie. Dans Les Frères Karamazov (1880), Dostoeïvski écrit que si Dieu n’existe pas, tout est permis. Lorsqu’on entend cette cover par Carla Bruni ou que l’on voit tous ces blancs avec des dreadlocks, on se dit effectivement que tout est permis.
JF : Le reggae blanc, c’est interdit.
DD : Surtout quand il est popularisé par un ancien fasciste. En tout cas, il faut faire gaffe avec cette question de la pureté. Car il n’y absolument a rien de pur.
JF : La musique, c’est un art de faussaire.
DD : En effet, c’est un art de voleurs, comme l’on écrit Brion Gysin et William Burroughs. Mon discours postmoderne peut paraître éculé, mais tout a été écrit en langue française : Lautréamont, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine. Qu’est-ce que tu veux faire après ?
JF : Je ne pars pas du même principe puisque ce ne sont pas les textes qui m’importent en premier lieu. Je me considère avant tout comme un chanteur, puis un compositeur. D’ailleurs, je m’entraîne tous les jours en fredonnant du Roy Orbison. Je m’élève contre le culte français de l’auteur-compositeur-interprète. Je choisis seulement les mots en dernier ressort pour les chanter du mieux possible.
DD : Donc, à la limite, la forme est plus importante que le fond.
JF : La forme est-elle plus importante que le fond ? Je le crois…
DD : C’est une vraie question. Par exemple, dans Céline, la forme est plus importante que le fond.
JF : J’aime avant tout les chansons qui racontent des histoires. En France, les textes abscons réussis sont ceux écrits par les auteurs successifs de Bashung, en particulier Boris Bergman et Jean Fauque.
DD : Tu n’aurais pas été inspiré par un parolier comme Jacques Lanzmann ? Parce que ton morceau Pia Pia me rappelle franchement Les Cactus.
JF : C’est une chanson à la con.
DD : Ah non, je ne trouve pas. En plus de Lanzman, j’ai pensé aussi à Nino Ferrer et à Étienne Roda-Gil en écoutant ton album. Ce sont trois personnes que je respecte énormément.
JF : Notre côté yé-yé provient sans doute de l’influence de Gene Vincent et de Buddy Holly. C’est comme lorsqu’on me parle d’intonations à la Dominique A, je n’ai jamais écouté ses disques.

Déchéance

DD : Quels sont les chanteurs en langue française qui te touchent le plus ?
JF : Toi.
DD : Moi ?! (Sourire.)
JF : Et aussi, Christophe, en particulier pour Les Paradis Perdus.
DD : Une des plus belles chansons françaises, avec un texte écrit par… Jean-Michel Jarre.
JF : J’adore aussi Joe Dassin.
DD : Je voulais reprendre sa plus belle chanson, Ça M’Avance À Quoi (ndlr. sur L’Équipe À JoJo (1993)), mais Bertrand Burgalat, avec qui j’ai travaillé sur cette reprise, a eu raison de préférer un morceau de merde comme Les Champs-Élysées.
JF : Dans le genre, c’est une merde largement au-dessus de celles qu’on entend aujourd’hui à la radio.
DD : Franchement, je ne suis pas convaincu.
JF : On n’y peut rien, on a grandi avec la variété. C’est une chanson à fredonner dans la rue.
DD : Tu n’as pas encore l’âge de jouer au vieux con, et moi je n’ai plus le temps, mais il y avait un tel sens de la mélodie à l’époque. Un mauvais Burt Bacharach sera toujours mieux que n’importe quelle nouveauté actuelle. Sans parler de la variété façonnée par Motown, avec des mecs qui faisaient les trois-huit. Ce savoir-faire s’est complètement dilué avec le temps. Regarde le deejaying, c’est juste rien. Pour moi, le meilleur Dj du monde, c’est Wolfman Jack dans American Graffiti (1973), un animateur radio qui parlait entre les morceaux. Contre cette mode des Dj’s, j’étais content de voir des mômes, encore plus jeunes que toi, monter des groupes de rock, même si peu de formations étaient foncièrement intéressantes et ont réussi à dépasser le cap de l’épiphénomène.
JF : Un groupe comme les Naast a été véritablement tué dans l’œuf. D’ailleurs, nous avons assisté au boycott provincial dont ils ont été victimes puisque nous avons donné notre premier concert en ouverture des Naast, à Clermont-Ferrand. Ce jour-là, personne n’est venu les voir : il y avait plus de spectateurs pour nous alors qu’on savait à peine jouer quatre morceaux.
DD : Lorsque nous avons commencé avec Taxi Girl, nous nous faisions jeter de partout en France. Sauf à Paris. Pour tout le monde, nous étions des enculés de Parisiens.
JF : La province déteste Paris, mais l’inverse n’est pas forcément vrai : la capitale s’en fout un peu. On reprochait aux Naast de ne pas savoir jouer, mais on s’en fout. Ce qui importe, encore une fois, ce sont les chansons. Et ils en avaient quelques-unes.
DD : Avec l’avènement du rock, la technique a été relayée au second plan. Le rock, c’est une façon de vivre, pas une façon de jouer. Comme dans les arts martiaux, il faut se servir de ses points faibles. Moi qui suis nul techniquement, j’arrive à faire passer quelque chose sur scène en jouant de l’harmonica. En écoutant Fun House (1970) des Stooges, on devine qu’ils ont beaucoup écouté Never Had A Dream Come True de John Coltrane. D’ailleurs, Iggy répétait souvent qu’il voulait être un saxophoniste hurlant.
JF : C’est à travers The Stooges que l’on a plongé tête baissée dans John Coltrane. Mais le plus grand des chanteurs du siècle reste Elvis Presley.
DD : Je partage ton avis, même si Johnny Burnette est aussi exceptionnel dans son genre.
JF : C’est plus léger techniquement, mais il y a quelque chose.
DD : Sa version de The Train Kept A-Rollin’ est tellement en avance et brutale par rapport à celle des Yardbirds ou même d’Aerosmith.
JF : Bo Diddley, Buddy Holly et Eddie Cochran sont parvenus à un niveau incroyable. Ce sont eux, les vrais barjots, surtout lorsqu’on a grandi avec cette merde de Massive Attack. Avec eux, je ressens le même vertige qu’en écoutant Suicide ou Aphex Twin.
DD : Je défendrai aussi les deux premiers albums de Gene Vincent. Dans l’un de ses livres, Mick Farren compare Elvis au Christ – une comparaison très juste qui sous-entend qu’Elvis est inatteignable. Elvis serait donc l’incarnation de l’Ancien Testament, et Gene Vincent du Nouveau Testament. La voix d’Elvis est tellement parfaite. Sa version de Blue Moon Of Kentucky est une des émotions les plus belles que la musique m’a procuré dans la vie. Sinon, t’as vu mon blouson. Sais-tu sais de quel film il provient ?
JF : Non…
DD : De Speedway (1968) !
JF : Je n’ai vu que G.I. Blues (1960) dans la filmographie de Presley.
DD : Dans la version française, Elvis est doublé par Michel Roux. Je possède les trente et un films dans lesquels il a joué, je te les prêterai à l’occasion. Faut aussi que je te montre ma carte du fan-club français, Elvismyhappiness.com.
JF : C’est le chanteur le plus caméléon du monde. Dans une même chanson, il peut miauler, avant de faire son Dean Martin puis le rockab’. Parfois, on s’essaie à reprendre Blue Moon.
DD : Je n’arrive toujours pas à comprendre ce qui se passe au niveau de la batterie dans la version de Presley.
JF : C’est une musique qui reste volontairement mystérieuse. Sam Phillips était le Timbaland de l’époque. L’écho sur la voix, il fallait y penser. D’ailleurs, certains chanteurs comme Christophe ne s’en sont jamais remis.
DD : Moi, c’est pareil. As-tu déjà les livres de Nick Tosches ou de Greil Marcus sur Elvis ?
JF : À peine, je me suis plutôt contenté de lire attentivement les crédits des pochettes. Un pote m’avait conseillé Last Train To Memphis (1994) de Peter Guralnick.
DD : Cette biographie est absolument géniale et bandante, surtout ce tome 1. Le second, Careless Love (1999), cible davantage sa déchéance. Mais la déchéance d’Elvis Presley sera toujours plus glorieuse que le Zénith de n’importe qui…

Remerciements à Frédéric Lo, Laurent Castanié, Charles Aurambault et aux bars Orange Mécanique (72 bis rue Jean-Pierre Timbaud, 75011 Paris) et U.F.O (49 rue Jean-Pierre Timbaud, 75011 Paris).

Un autre long format ?