À l’instar de son ami Kurt Vile, Adam Granduciel quitte petit à petit la sphère lo-fi et indie pour s’ériger en digne représentant d’un certain songwriting classique américain, franc et volontaire. Trois ans après Slave Ambient, il signe sur Lost In The Dream dix cavalcades intimistes qui s’élancent dans des paysages démesurés et peuplés par des figures familières qu’il identifie ici dès les premières notes. [Interview Boris Cuisinier].
NICK DRAKE – Three Hours
Je devais avoir dix-neuf ans lorsque j’ai découvert Nick Drake. Il fait partie de ces rares musiciens qui ouvrent de nouvelles perspectives. J’essayais de jouer de la guitare avec son accordage atypique, mais c’était très compliqué et frustrant au regard des sonorités magnifiques que lui pouvait en tirer. Si j’ai plutôt été marqué par Bryter Layter (1970), Five Leaves Left m’a toujours fasciné. Il est arrangé de manière singulière, sa tristesse ne sonne jamais factice. Dans mon cas, j’essaie de produire une musique plutôt euphorisante, et c’est assez déjà compliqué de rester dans le vrai, alors quand tu touches à un ressenti personnel, à la mélancolie, il faut être très habile pour retranscrire fidèlement les émotions qui t’animent. Nick Drake y est arrivé comme personne.
U2 – Elvis Presley And America
Je dois remonter encore plus loin dans ma mémoire là, au moment de mes dix ans, quand je tombe sur With Or Without You et l’album The Joshua Tree (1987). The Unforgettable Fire est mon autre LP favori de U2, il inaugure une période où The Edge commence à avoir ce jeu de guitare absorbant, presque cinématographique. L’histoire autour de l’enregistrement de ce disque représente un grand fantasme pour moi. Ils sont allés s’enfermer au château de Slane en Irlande avec Brian Eno et Daniel Lanois – l’ambiance devait être géniale. Dans le processus de création, l’enregistrement est la phase qui me stimule le plus. J’adore l’idée de s’approprier un endroit précis pour y penser une œuvre, surtout quand cela se fait dans la démesure d’un tel lieu et avec ces producteurs. Il devait y avoir du matériel partout et une atmosphère grisante.
BOB DYLAN – Standing In The Doorway
Une autre source de fantasme. Les sessions en studio ont dû accoucher de moments musicaux inespérés qu’on n’entendra jamais car Dylan n’hésitait pas à écarter tout ce qui ne correspondait pas parfaitement à son idée. De Time Out Of Mind se dégage un sentiment à la fois de démesure et de maîtrise, tout y est intense, précis, d’une grande richesse musicale et émotionnelle. Selon moi, c’est le meilleur disque de Dylan. Je ne peux qu’encourager les gens à aller au-delà de 1966, c’est complètement faux d’affirmer que Bob Dylan avait déjà tout dit à la fin des années 60. Dans la pop, on met souvent sur un piédestal l’urgence adolescente, la candeur, mais vieillir n’est pas synonyme de régression. Au contraire, la sagesse d’un musicien peut produire des choses magnifiques, plus justes. Le jeune Dylan est sublime, mais le vieux Dylan est capable d’exprimer une sincérité qui ne peut pas laisser de marbre.
NEIL YOUNG – On The Beach
Graham Nash joue sur ce titre. D’ailleurs, c’est un véritable disque de potes, avec David Crosby, Rick Danko et Levon Helm. C’est peut-être pour cela qu’il est si authentique. Le jeu de guitare de Neil Young est ici l’un des plus émouvants qu’il m’ait été donné d’entendre. J’ai toujours été obsessionnel avec Neil Young, décortiquant ses chansons, étudiant ses pédales d’effets. C’est un esprit brillant. Je me rappelle dans les années 90, j’étais déjà à fond mais les gamins de ma génération ne l’ont connu qu’à partir de sa collaboration avec Pearl Jam (ndlr. Mirror Ball, 1995). Sa dimension souvent négligée de rock star a alors été mise en avant, je trouvais ça cool, il le méritait bien.
KURT VILE – Too Hard
Superbe morceau et très bel album. J’ai déjà lu des articles où l’on comparait Kurt Vile et Neil Young ; même si je ne suis pas friand de ce genre de rapprochements, il y a du vrai là-dedans. Je sais que Kurt l’admire, notamment dans sa capacité à se connecter à la musique, de ne faire qu’un avec elle. Comme lui, Kurt vit ses chansons, il sait quand elle est terminée et si elle correspond à l’idée qu’il s’en faisait. Mais Kurt a surtout une personnalité à part entière, sa façon de jouer avec les mots, de créer ses soli. C’est pour cela qu’on ne peut pas composer ensemble, on a tous les deux des idées trop précises de ce que l’on veut faire. On dit souvent que The War On Drugs était au départ notre formation à tous les deux, or c’est totalement faux. C’était mon projet et Kurt m’aidait en tant que guitariste, de la même manière que je l’assistais dans son propre travail. De toute façon, il n’a jamais voulu faire partie d’un groupe et c’est tant mieux quand on voit la belle carrière qu’il est en train de construire.
BRUCE SPRINGSTEEN – The Ghost Of Tom Joad
Je me rappelle d’une tournée où il avait fait une série de concerts dans ma ville de Boston. J’étais au lycée et je ne connaissais rien de lui sinon Born In The USA et Streets Of Philadelphia. J’ai donc acheté The Ghost Of Tom Joad, le disque qu’il promouvait à l’époque, et je l’ai trouvé magnifique. Je suis entré dans son univers de façon détournée car c’est un album spécial, sombre et dépouillé. Je n’ai écouté Born To Run (1975) que beaucoup plus tard. Pour ma génération, Springsteen est presque un passage obligé, encore plus quand tu habites dans le nord-est du pays. Sa musique parle directement aux gens, elle est ancrée dans le réel, dans leur quotidien, elle fait en quelque sorte partie du grand dialogue national, de l’imaginaire collectif américain.
CAN – Paperhouse
Une musique étrange que j’ai découverte sur le tard. Je connais surtout Tago Mago et Future Days (1973) mais je les écoute assez rarement. Selon moi, Can redonne tout son sens au mot “groupe”. J’aime l’osmose qui se dégage des morceaux. Ces disques ont été importants pour moi à une période où j’essayais de me renouveler en m’ouvrant à d’autres musiciens pour arrêter de n’avoir qu’un seul point de vue. La mécanique rythmique du krautrock est inspirante, ce sens de la répétition, son côté simple et sec. Ceci dit, je n’aime pas quand la batterie dicte le déroulement d’une chanson.
BILL FAY – ‘Til The Christ Come Back
Je l’écoutais encore hier soir, je n’ai pas pu m’en séparer cette année. L’harmonie entre les compositions et la production me touche particulièrement : guitare, batterie, voix, tous les éléments se répondent et se complètent. I Hear You Calling est une chanson éternelle mais j’adore aussi Pictures Of Adolf Again. Les mélodies sont à la fois élémentaires et splendides. C’est un disque accessible fait de petits poèmes courts concernant Bill en personne ou Dieu, mais il ne verse pas dans l’ésotérisme.
GRANDADDY – Lost On Yer Merry Way
Quelle déception… Ce disque n’était pas celui que j’attendais à ce moment-là. The Sophtware Slump (2000) m’avait énormément marqué, j’avais beaucoup de souvenirs personnels liés à des chansons comme He’s Simple, He’s Dumb, He’s The Pilot. Mais puisqu’il s’agit d’un ressenti intime datant d’une époque bien précise de ma vie, il est possible que si je réécoute Sumday aujourd’hui, je le trouve très bon. Je dois avouer que l’une de mes grandes angoisses est de décevoir les gens avec Lost In The Dream. Je sais que Slave Ambient a joué un rôle important dans la vie de certaines personnes et je n’ai pas envie de les trahir aujourd’hui comme Grandaddy a pu me trahir. Jason Lytle fait partie de ces grands compositeurs contemporains que je respecte, à l’instar de Jeff Mangum de Neutral Milk Hotel ou Jeff Tweedy de Wilco.
BRIAN ENO – Here He Comes
J’admire le personnage. Vu par le prisme de la musique ambient ou de son rôle dans Roxy Music, on peut lui coller l’image d’un mec un peu coincé, snob, mais je pense qu’il est tout l’inverse. Il aurait pu être pédant vis-à-vis de U2 mais il a une vraie âme de producteur, il aime ça plus que tout. Pareil pour sa carrière solo, on n’imagine pas quelqu’un de très pop alors que sa musique est accessible, légère. Ce disque d’Eno est mon préféré, il est porté par une mélancolie assez poignante et les chansons sont économes en effets de style. J’adore ça, il va à l’essentiel tout en travaillant le son de façon très poussée.