Revenu de l’héroïnomanie, de l’alcoolisme, de la folie et de la crise de l’industrie du disque, Anton Newcombe continue de semer les preuves de son génie incontrôlable à un rythme endiablé, éclaboussant l’ensemble des revivals contemporains. Saint patron des indépendants, madone des freaks, il signe avec Revelation un album de sobriété aussi toxique et libre que ses treize prédécesseurs. Conversation avec le dernier (anti) héros du rock. [Article et interview Michaël Patin – Photographies Richard Dumas].
Dans notre jargon, c’est ce qu’on appelle un bon client. Anton Newcombe, leader omnipotent de The Brian Jonestown Massacre, est l’un des derniers musiciens rock à pouvoir prétendre au statut d’idole. Ou plutôt de légende vivante puisqu’il passe son temps à décourager les plus fanatiques et que son plus insigne fait d’armes est peut-être simplement d’avoir réussi à rester en vie. Chaque tournée promotionnelle du Californien prend ainsi l’allure d’une ruée vers l’or pour la population journalistique : suivre le mouvement, trouver le meilleur spot, ramener un maximum de pépites. La parution de Revelation, son quatorzième LP (déjà le cinquième depuis qu’il s’est installé à Berlin en 2007), est d’autant plus prometteuse qu’elle s’accompagne d’un scoop dont la portée symbolique tutoie le potentiel racoleur : à quarante-six ans, après des années d’héroïnomanie et d’alcoolisme, Anton Newcombe est sobre. Mieux (ou pire), il s’est marié et a eu un second fils dont il s’est promis d’être le digne tuteur. Le beatnik aux yeux flippants qui déclamait face caméra qu’il était “là pour détruire ce putain de système” dès la première minute du documentaire Dig! (2004) serait-il devenu aussi normal et inoffensif qu’un ministre socialiste ? La question en elle-même méritait investigation. Derrière, c’est toute une mythologie rock qu’il fallait remettre sur la table en sa compagnie, ce qui est toujours plus passionnant que de parler de la confection d’un album, fût-il aussi magnifique et envoûtant que Revelation – qui confirme après Who Killed Sgt. Pepper? (2010) et Aufheben (2012) la forme artistique olympique de son auteur. “Excuse-moi, je viens de finir de déjeuner, j’ai un peu peur de m’endormir sur place”, prévient-il en nous saluant, tout sourire, avant de détailler la composition de son sandwich chilien. Et c’est parti pour une heure de conversation débridée pendant laquelle notre plan de bataille est constamment réécrit. Les principaux enseignements seraient les suivants : 1/ Anton Newcombe est un mec adorable (courtois, généreux, drôle, charmant) ; 2/ Anton Newcombe préfère parler de n’importe quel sujet plutôt que de ses propres disques (ce qui nous arrange, voir plus haut) ; 3/ Anton Newcombe est toujours plus radical et cinglé que la totalité des pop stars en activité. Ce qui fait bien de lui un excellent client.
Aufheben devait être ton dernier disque avant la fin du monde. Finalement, les Aztèques aussi s’étaient trompés.
Anton Newcombe : Je n’ai jamais vraiment pensé que ça allait réellement arriver, mais ça m’aurait fait plaisir. J’ai longuement réfléchi à cette date qui obsède tant de gens depuis si longtemps, il fallait absolument que je sorte un album en 2012. Si tu t’intéresses un minimum à la culture catholique, tu sais que cette histoire de fin du monde est dans les parages depuis toujours. J’étais fasciné par la lecture des théories apocalyptiques mais ce n’est plus trop le cas aujourd’hui.
Tu n’es pas trop déçu quand même ?
Fin du monde ou pas, les deux cas de figure me conviennent. J’ai un petit garçon de seize mois maintenant, Wolfgang, un mec super. Tu sais, c’est hallucinant de le voir grandir si vite… (Silence.) Si le soleil avait avalé la Terre et tout le monde était mort, je n’aurais rien eu contre, mais je n’aurais juste pas voulu laisser mon bébé seul. (Sourire.)
Humour noir à part, j’imagine qu’à l’époque tu envisageais davantage l’avenir que la fin des temps.
Évidemment. Je pense toujours plus à l’avenir, il faut aller de l’avant. Quand Aufheben est paru, je voulais expérimenter du côté des bandes originales de films. Ça s’est concrétisé depuis puisque je vais bientôt me mettre à travailler sur la musique d’un film à venir, Moon Dogs. C’est l’histoire de deux frères originaires d’une petite ville écossaise, l’un quitte la bourgade pour devenir musicien et l’autre reste. Ils se perdent de vue et décident un jour de partir en voyage pour se retrouver. Je compose la musique qu’est supposé jouer le frère musicien pendant le film ainsi que le reste de la bande originale. Je dois m’y mettre en octobre et ça m’excite autant que ça me stresse. Quand un projet me tient à cœur, j’ai tendance à devenir nerveux. Je veux que le réalisateur (ndlr. Philip John) soit content du résultat. Avec un peu de chance, je ferai du bon boulot, j’y prendrai plaisir et j’aurai l’occasion d’en faire d’autres.
Aufheben est un titre aux significations contradictoires. Que signifie-t-il pour toi ? Quel était ton état d’esprit quand tu l’as choisi ?
Si tu y regardes de plus près, le terme “aufheben” a trois significations : détruire, reconstruire et préserver. Je trouvais ce concept linguistique intéressant parce qu’il implique que la seule manière de sauver quelque chose est de le détruire pour le reconstruire et le maintenir en vie. Ça collait avec le contexte apocalyptique de 2012 et l’image que j’avais choisie pour la pochette – elle fait partie de celles qu’ils ont envoyées dans l’espace avec les deux sondes Voyager. Ils ont gravé des disques censés contenir notre musique, notre art, notre langage, bref, tout ce qu’il faut pour représenter ce qu’est l’humanité, y compris un pitch sur les relations entre hommes et femmes. Je me suis dit que ça serait marrant si le tout venait avec le mot “aufheben” inscrit comme un avertissement : tout doit être détruit pour être sauvé et préservé. (Rires.) Comme si on avait expédié un piège dans l’espace.
Je sais que tu t’es débarrassé assez récemment de tes addictions. Aufheben, était-ce aussi une manière de signifier cette volonté de changement ?
Non, je n’ai pas voulu faire passer de message personnel sur ce disque ni refléter où j’en étais de ce côté-là. Parfois, quand je choisis un titre, c’est simplement parce qu’il me trotte dans la tête, qu’on m’en a parlé. Le mot en lui-même exerce un pouvoir de fascination et cristallise un processus beaucoup plus flou. Je n’ai pas fait non plus le lien avec ma vie parce que je n’étais pas encore complètement tiré d’affaire à ce moment-là. Ça prend toujours beaucoup de temps. Au départ, j’ai commencé à boire pour décrocher de l’héroïne mais ma consommation n’a fait qu’augmenter. Picoler en permanence était la médecine douce qui m’a permis de ne pas devenir fou, c’était une donnée stable sur laquelle me reposer.
Cela a-t-il été plus simple d’arrêter l’alcool ensuite ?
Oui, du moins sur le plan physique. Avec l’opium, l’héroïne ou la codéine, la douleur est immense et dure pendant des mois. Comme il suffit d’en reprendre pour que ça s’arrête, la plupart des gens n’y arrivent pas. Ils prennent de la méthadone ou une autre merde et c’est parti. Pour moi, les deux démarches ont été plutôt aisées parce que j’étais absolument persuadé que je devais m’en sortir. Aucun doute n’assombrissait mon esprit, il n’était pas question de faire demi-tour. Certains pensent qu’ils peuvent continuer de consommer de temps en temps ou à doses raisonnables, garder un certain recul… Moi pas, je n’en suis pas capable.
Il paraît que tu as servi de cobaye pour tester des médicaments quand tu étais jeune.
Trop marrant, non ? J’ai fait ça pendant un mois pour pouvoir m’acheter une guitare lorsque j’ai commencé à jouer en groupe. L’argent était ma seule motivation, je ne voyais pas d’autre solution à l’époque pour obtenir ce matos dont j’avais tant besoin. Tu es né dans un bled, tu déménages dans la grande ville, tu as dix-neuf ans, il faut que tu achètes plein d’affaires, tu es paumé… Ces enfoirés m’obligeaient à faire des prises de sang tous les jours.
Souvent les jeunes prennent des drogues pour s’extraire du quotidien, ouvrir leurs perceptions, et traditionnellement, ça colle bien avec le rock et la rébellion. Souscrivais-tu à cette association d’idées quand tu as débuté ?
Le truc, c’est que j’avais toujours essayé d’être en maîtrise totale de moi-même. Et quand j’ai pris de l’acide pour la première fois, c’était genre “whaou, qu’est-ce qui est en train de se passer ?”. Je perdais enfin le contrôle et j’ai adoré ça. Quand j’étais adolescent, ça demandait une telle concentration de se contrôler – éviter d’inquiéter mes parents ou d’avoir des problèmes avec les flics. Le choc mental provoqué par l’acide a en effet ouvert ma conscience. Pourtant, je n’ai jamais été attiré par la mythologie dont tu parles. Je fumais parfois quelques joints avec mes amis, on buvait un peu, mais je ne faisais pas partie des nombreux jeunes qui se mettent des cuites délirantes à la bière. C’est suite à une blessure que je suis tombé dans les opiacés.
Et faire de la musique, était-ce un moyen de modifier ta perception du réel ?
J’ai toujours été créatif, et je n’ai jamais voulu ressembler aux gens que je connaissais, que ce soit mes parents ou mes amis. La première fois que je me suis senti un peu normal, c’est quand j’ai commencé à écouter de la musique à la maison. Je me souviens d’une époque où tout semblait si lent comparé à maintenant… Aller à l’école, passer la soirée à la maison avec ses parents, toute cette putain de semaine à se farcir en attendant seulement que le week-end arrive ! (Il pousse un cri rauque de désespoir.)
Imaginons une formule qui résume la mythologie : le rock est la musique du diable parce que c’est celle de la pulsion sexuelle incontrôlée, donc de la jeunesse. De ton côté, tu répètes souvent que tu détestes l’association entre rock et adolescence.
Laisse-moi t’expliquer… Dans les années 60, c’est exactement ce que le rock signifiait pour les gens, mais le phénomène est devenu trop dingue avec les émeutes en France ou le mouvement hippie en Californie qui a presque mis fin à la guerre du Vietnam. À cette époque, la musique était dans les cafés plutôt que dans les night-clubs. Les autorités ont donc fait passer une loi interdisant la musique live dans les cafés. Tout à coup, il fallait avoir vingt-et-un ans pour voir des groupes jouer. À cet âge-là, ton sens critique est suffisamment formé, tu es déjà immunisé contre les légendes de rockeurs sataniques qui subvertissent la jeunesse. Rien à la télé non plus, le système a tout verrouillé. Quand j’ai débarqué, il y avait des fêtes privées où des groupes de punk venaient jouer, un peu comme les musiciens folk des sixties, une bande de mecs dans des canapés. Moi et mes potes, on s’est dit qu’on pouvait faire la même chose et on a monté un groupe garage pour jouer chez les uns et les autres. Quand on a pu accéder aux clubs, c’était un monde d’adultes où il ne fallait surtout pas donner l’impression d’être des gamins. Quand j’appelais les patrons pour leur demander de nous laisser jouer, je devais les convaincre que nous étions vraiment bons. Je n’ai jamais ressenti la motivation d’avoir des fans adolescentes hystériques. Pour moi, la musique n’a jamais rien eu à voir avec ça. J’ai toujours détesté les rock stars à la Led Zeppelin, le genre de mecs qui violaient ta sœur backstage et te disaient après que c’était rock’n’roll ! J’ai toujours été pour le trip californien, les go-go danseuses, des filles normales mais super bandantes avec du garage qui joue derrière, un son fuzz de dingue… Je me souviens aussi d’un film sur les chanteuses yé-yé françaises, j’étais déjà fasciné, tout le monde avait l’air de s’amuser follement.
Ces chanteuses étaient pourtant soumises à une forme d’exploitation !
Ça n’a pas d’importance, c’est trop bon ! Cette idée du “sexy” est bien plus attrayante pour moi que celle du “Robert Plant sexy”, si tu vois ce que je veux dire. C’est une question de style.
Dans le film Dig!, The Brian Jonestown Massacre et The Dandy Warhols étaient présentés comme les deux faces de l’équation rock. D’un côté, les passionnés antisystèmes, et de l’autre, ceux qui aspirent au succès et s’inquiètent pour leur image.
J’en ai parfaitement conscience. C’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui. Je n’aime pas me moquer de mes amis, mais les Warhols viennent de sortir un disque live (ndlr. Thirteen Tales From Urban Bohemia: Live At The Wonder, 2014) pour pouvoir repartir en tournée. Un putain de live ! Mais pourquoi ? Ils feraient mieux d’enregistrer un LP ou au moins un EP, cinq chansons pour leurs fans qui iront les voir en concert après. Là c’est comme s’ils agitaient leur propre fantôme sous notre nez.
Qu’as-tu pensé de This Machine (2012), leur dernier LP ?
Tu veux vraiment que je dise de la merde sur mes potes, c’est ça ? Je ne suis pas sûr de l’avoir écouté. J’ai fait un remix du titre The Autumn Carnival qui s’avère meilleur que l’original. Après avoir entendu une minute du morceau, je leur ai demandé de me filer seulement les voix.
En même temps, tu ne peux pas t’empêcher de balancer. Tu es même réputé pour ça, c’est toi le mec qui chie dans les bottes des pop stars, même celles que tu adores depuis toujours comme The Rolling Stones.
C’est vrai, je suis quand même un sacré bâtard ! Récemment, j’ai été interviewé par un journaliste anglais qui me proposait une sélection de dix chansons, et je n’ai pas pu m’empêcher d’ajouter Rock ’N’ Roll de Lou Reed. Je hais Lou Reed mais j’adore cette chanson – et aussi bien sûr le premier album du Velvet Underground. Vraiment, je déteste ce mec, je conchie son attitude, et pourtant j’ai pleuré quand il est mort. Quand Patti Smith dit : “Lou Reed était New York”, j’ai envie de lui répondre : “Fuck New York!” Personne n’a besoin d’être aussi cool.
En tant qu’artiste, cela te semble-t-il important de détruire les idoles ?
C’est ce que le public a du mal à comprendre. L’art parle pour lui-même, ensuite c’est autre chose d’être un mec bien ou un trou du cul. L’autre truc que je déteste chez Lou Reed, c’est qu’il a laissé ses parents lui administrer des électrochocs à deux reprises. Si les miens faisaient ça, je peux à peine imaginer ma réaction. Ce serait une révolution personnelle majeure, pas un détail de l’histoire.
À ton avis, pourquoi les pop stars ont-elles tendance à devenir détestables ?
Je n’ai pas la réponse à cette question. Celles qui signent un contrat juteux avec une maison de disques sont obligées de faire des pieds et des mains pour se maintenir à leur place. La plupart se font éjecter et finissent avec rien. Je me suis toujours protégé en refusant de faire des concessions, c’est pour ça que je continue à faire de la musique. Je n’ai jamais écouté l’avis des maisons de disques.
250 000 DOLLARS
À la fin de Dig!, tu étais présenté comme un loser tandis que The Dandy Warhols triomphait. Dix ans plus tard, tout a changé. Tu n’es plus le bouc émissaire de l’industrie, d’autant moins que le bateau a coulé.
En effet, j’ai toujours ma place dans l’industrie musicale alors que la plupart des autres sont au chômage. Le cirque est terminé et je suis l’un des seuls à l’avoir vu venir. J’aurais aimé que Dig! montre les discussions que j’avais avec les labels à cette époque, quand ils m’invitaient dans des restaurants à 1500 dollars par tête et voulaient me convaincre que j’étais le prochain Kurt Cobain : “Anton, on va te filer plein d’argent !” Il faut se rappeler que les Dandy Warhols ont obtenu leur contrat en faisant notre première partie, c’était une époque délirante. Lorsque j’ai fini par signer, je me suis arrangé pour pouvoir partir facilement. Je savais qu’ils allaient essayer de me baiser. Et c’est ce qu’ils ont fait.
Te dire que tu allais devenir le nouveau Kurt Cobain, ça revenait un peu à souhaiter ta mort.
N’est-ce pas hilarant ? Je pense la même chose de l’équipe de Dig!, qui mettait en scène chaque situation de telle sorte que je sois mort et enterré à la fin du film. Tout était minutieusement saboté pour me faire partir en vrille. Quand le montage a été terminé, je leur ai juste donné la permission de le montrer à un festival, puis à MTV qui voulait l’acheter, en attendant de mon côté de signer un vrai contrat discographique. Malheureusement, Dig! a remporté un prix, s’est mis à récolter de l’argent, et j’ai été obligé de lâcher l’affaire. Tout en leur signifiant que je n’aimais pas le résultat, qui n’est pas la vérité.
Cette image que tu avais a quand même changé depuis dix ans.
(Il coupe.) On verra comment ça évolue. Je serai heureux si je continue à faire de la bonne musique. J’aimerais pouvoir sortir un disque décent à cinquante-cinq ans, pour la beauté du geste, peu importe le nombre de personnes qui l’aimeront ou en entendront parler. Mais ne comptez pas sur moi pour faire la tournée des bars avec ma guitare et enregistrer des concerts acoustiques. Ça serait trop facile.
Être indépendant, conserver ses droits d’auteur, utiliser au maximum les réseaux sociaux : c’est ton modèle qui s’est révélé le plus pérenne, si bien qu’il est presque incontournable à l’heure actuelle.
J’avais tout prévu ! Connaissant l’histoire de la musique, j’avais conscience dès le départ que les musiciens signaient tous des mauvais deals. Quand des labels m’ont approché pour signer un contrat, ils me proposaient 110 000 dollars pour les droits de mes cinq ou six disques déjà parus. J’ai dit non. Ils m’ont offert 250 000 dollars. Encore non. Ma contre-proposition, c’était de garder ces droits et de signer pour cinq nouveaux disques. “Ce sera 110 000 dollars pour le premier, 175 000 pour le second, 225 000 pour le troisième et ainsi de suite. Si vous déconnez, je me barre illico.” Et c’est ce qui s’est passé. Si je n’avais pas fait ces choix, je ne serais peut-être plus musicien. Combien d’amis ont signé avec Warner ou Sony et n’ont plus rien aujourd’hui alors qu’ils faisaient la couverture du NME ?
Tu as monté un nouveau label indépendant, A Recordings. Qu’est-ce qui t’a motivé ?
Quand j’étais chez Bomp!, j’avais Tangible Records, puis j’ai monté Committee To Keep Music Evil. Le problème, c’est que j’ai fait appel à un partenaire qui est aussi un ami et avec qui je partageais tout à 50/50 alors que je travaillais beaucoup plus que lui. Il voulait utiliser mon argent pour signer d’autres artistes et mes propres projets n’avançaient pas assez vite. J’ai donc décidé de me débrouiller sans lui, de trouver un système de distribution pérenne, de faire les choses bien. On a déjà sorti vingt-sept références si je ne me trompe pas. Ces groupes ne sont pas des amis ni des proches, je n’ai pas besoin d’être sur la même longueur d’onde qu’eux. Il suffit que leur musique me parle, et mes goûts sont éclectiques.
En 2005, tu as écrit une chanson intitulée Never Become Emotionally Attached To Man, Woman, Beast Or Child. Pourrais-tu encore la refaire aujourd’hui ?
Les paroles sont dépouillées, il suffirait de retrouver une chanteuse adéquate pour la réenregistrer (ndlr. c’est Sarabeth Tuceck sur la version originale). Quant au titre, je l’ai piqué au Velvet Underground. Je lisais un bouquin où ils évoquaient deux compositions perdues enregistrées à leurs débuts avant l’arrivée de Nico, dont l’une s’appelait Never Become Emotionally Attached To Man, Woman, Beast Or Child. John Cale espérait que quelqu’un retrouve un jour les bandes… et j’ai décidé que ça serait moi. (Rires.) J’ai piqué le titre et j’ai écrit le morceau. Si mon fils me questionne un jour, je lui raconterai la vérité. Peut-être que ça lui donnera des idées.
MATISSE
Tu vis à Berlin depuis sept ans. Quand tu as déménagé, étais-tu sensible à l’histoire et à la culture de cette ville ?
À la base, je voulais déménager en Islande à cause du krach économique. J’ai un autre fils, Hermann, et comme sa mère s’était installée à New York, j’y suis allé pour être proche de lui. Mais ça s’est mal passé, je ne le voyais presque jamais, j’étais frustré. Dans ma tête, je n’arrêtais pas de ressasser cette phrase que tu as déjà dû entendre : “Si tu peux réussir ici, tu peux réussir n’importe où.” Alors j’ai décidé de tenter ma chance en Europe.
Fantasmais-tu sur la culture européenne comme c’est souvent le cas pour les Américains critiques de leur propre culture ?
La culture américaine est devenue tellement pourrie… Une centaine de types ultra fortunés s’achètent des maisons à 25 millions de dollars pendant que le reste de la population se lamente. Si tu travailles pour la corporation qui possède tout un secteur et que tu te fais virer, comment retrouver un emploi ? Sans parler de l’état policier qui ne dérange personne tant que les flics agitent des bannières étoilées aux informations, ni du fait d’enregistrer les appels téléphoniques de toute la planète ! En Allemagne, ils ne peuvent pas agir comme des nazis, il existe des règles contre ça, ils ont connu ce merdier – ils l’ont même inventé – alors pas question que ça recommence. Et puis à Berlin, je paie seulement 400 euros de loyer. Eh ouais.
Revelation a été entièrement enregistré dans ton nouveau studio. Ces conditions ont-elles changé ta manière de travailler ?
Non, j’ai déjà été propriétaire de deux studios avant celui-ci. Ce qui a changé, c’est la manière dont j’ai organisé l’album, ou plutôt, dont je ne l’ai pas organisé. Imagine que les compositions soient des pots de couleurs : je commence par écrire une rouge, puis trois bleues, une noire, encore deux bleues… Là, je me dis qu’il me faut onze bleues pour rendre le LP cohérent. Pas de chance, il ne me vient que des rouges et des noires ! Cette fois, j’ai essayé de me faire à l’idée qu’un album pouvait être un simple recueil de chansons.
Tu es tellement productif qu’on a l’impression que tu n’as jamais connu l’angoisse de la page blanche. Est-ce conforme à la réalité ?
Malheureusement, non. Il m’arrive de rester assis pendant trois jours dans mon studio sans rien trouver. J’ai flippé mille fois en pensant que je n’aurais peut-être plus jamais d’idées. Finalement, il y a peu d’exemples d’artistes qui continuent parce qu’ils adorent ce qu’ils font. Matisse était comme ça, il n’a jamais arrêté de peindre, même s’il n’était pas vraiment bon jusqu’à la moitié de sa vie, et le public a continué d’adorer ses tableaux. Accomplir cela dans la musique est un vrai défi qui m’éloigne encore plus de l’équation “rock’n’roll = culture jeune”. Si je continue de trouver mes morceaux intéressants et que je ne suis pas le seul, aucune raison d’arrêter. Il y a juste des limites physiques – je commence à avoir des tendinites à répétition d’ailleurs…
As-tu plus de difficultés pour écrire aujourd’hui que par le passé ?
La boisson rendait le travail d’écriture plus simple. Je prenais du bon temps, j’avais la moquerie facile, ça sortait tout seul. C’était parfois très naturel aussi pendant mes crises de folie. Aujourd’hui, il n’y a plus que moi et mes idées. Je n’ai aucune excuse.
C’est là que tu fais mentir les clichés : continuer à faire ta musique en étant sobre sans souscrire au mythe de la rock star. D’ailleurs, personne ne peut deviner que tu as changé de mode de vie en écoutant Revelation.
Et c’est une bonne chose ! Je préfère inspirer des gens qui comprennent cela plutôt que d’être célèbre. Je suis toujours impressionné par les artistes qui ont de l’endurance, comme Neil Young.
Comment cela s’est-il passé avec les musiciens qui participent au disque ? Tu avais la réputation d’être un dictateur.
En ce moment, je suis silencieux. Pour chaque album, je fais en sorte d’avoir une impression d’ensemble, mais ça reste de l’art conceptuel. Je n’essaie pas d’aller au bout du concept, je fais sortir des trucs de ma tête jusqu’à les comprendre et ce n’est qu’ensuite que je peux les partager avec d’autres qui les comprendront peut-être à leur tour. Sur scène, je tiens à ce que nos performances soient raffinées, que les paroles puissent être entendues et qu’on joue bien chaque soir. C’est dur parce que je demande à ces musiciens d’être concentrés pendant une heure, de ne prêter attention à rien d’autre. Sur scène, tu ne déconnes pas, point final.
Peux-tu me parler un peu de tes musiciens ?
Les membres de mon groupe et ceux avec qui j’enregistre des disques ne sont pas les mêmes. Tout ça n’a aucune importance. J’ai la même formation depuis des années et ses membres vivent aux quatre coins du monde. Sur Revelation, il y a Ryan Carlson, qui était dans Asteroid #4 et Dead Skeletons, Joakim Åhlund, un Suédois du groupe Les Big Byrd avec qui je joue depuis longtemps et qui chante avec moi sur le titre Vad Hände Med Dem?, et puis Constantine “Dino” Karlis, un batteur exceptionnel de Nouvelle-Zélande qui jouait dans Dimmer.
Cela fait déjà plusieurs années que tu inclus des titres dans d’autres langues. Existe-t-il une stratégie derrière ?
Je fais de la musique pour toutes les époques et les circonstances, il n’y a donc aucune règle. Tant d’artistes chantent en anglais, pourquoi ne pas se servir d’autres langues ? N’ont-elles pas le droit d’être écoutées ? Il suffit de se lancer. Quand un artiste étranger vient me rendre visite, je le fais chanter. Quand j’écoute de la musique du monde, je me fiche de savoir ce que les mots signifient. Je fais traduire les paroles que j’adore et je découvre souvent qu’elles sont géniales ! Non seulement les mots sonnent bien mais en plus ils ont du sens. (Pause.) Il y a trop de merdes qui sortent et de connards pour les écouter. Je pratique mes expériences pour la personne qui s’en soucie, c’est-à-dire avant tout moi-même. Les langues étrangères font partie des codes secrets dont je parsème ma musique.
Page suivante : dix ans après, retour sur les enseignements du film marquant Dig!.
{fin-page-1}
DIG!
Ten years after
Tourné par la courageuse Ondi Timoner entre 1995 et 2004 (année de sa sortie et de son Grand prix du jury au festival de Sundance), Dig! reste l’un des plus passionnants rockumentaires de l’histoire. On ne débattra pas avec Anton Newcombe des techniques de manipulation employées pour obtenir un tel résultat : à l’opposé de ce qu’il affirme, et au-delà même du divertissement et de ses personnages bigger than life, le film exprime la vérité sur le rock de son époque. En le revoyant dix ans plus tard, on est frappé par l’acuité avec laquelle il documente l’agonie de l’industrie musicale et ses répercussions sur la place de l’artiste, encapsulant les paradoxes que les générations post-Internet ont encore à dépasser. Les constats les plus désespérés sont dressés par les A&R (découvreurs de talents) eux-mêmes, responsables et victimes d’un système en roue libre. “Les maisons de disques bousillent tout ce qu’elles peuvent, pas volontairement mais de par leur nature même d’entreprises”, lance cyniquement Perry Watts-Russell (qui signa The Dandy Warhols chez Capitol Records). “Les coûts de promotion radio sont ridiculement élevés, ceux des clips encore pire, il y a les salaires des cadres, les frais… L’industrie de la musique est censée servir d’intermédiaire entre l’artiste et le consommateur mais elle est devenue ce monstre qui essaie de baiser les artistes et les fans. (…) Je crois qu’il n’y a pas d’autre business au monde où on peut, avec un taux d’échec de 90%, se vanter quand même de réussir”, résume Adam Shore, qui signa The Brian Jonestown Massacre chez TVT Records. C’est dans ce contexte que la lutte fratricide entre Courtney Taylor-Taylor (le leader de The Dandy Warhols) et Anton Newcombe tire sa puissance didactique.
D’un côté, celui qui croit encore au mythe de la pop star véhiculé par l’industrie, obsédé par son image et l’obtention des privilèges ; de l’autre, l’artiste insatiable et incontrôlable qui enregistre des disques avec dix-sept dollars et terrorise par son existence même les représentants de l’ordre matériel. En ce sens, les premières séquences où l’un et l’autre évoquent leur rencontre est édifiante. Quand Anton s’extasie sur The Dandy Warhols T.V. Theme Song et dévoile ses espoirs de conquérir le monde ensemble, Courtney et sa bande bloquent encore sur le style vestimentaire et capillaire du Californien. Plus tard, quand les Dandy Warhols s’invitent sans prévenir dans la maison dévastée des Brian Jonestown Massacre pour y réaliser une session photo avec un professionnel grassement payé, la réplique d’Anton consiste en une forme de guérilla marketing DIY (détournement ironique d’images, distribution de disques devant les portes d’une convention où il n’est pas invité) qui est aujourd’hui devenue majoritaire. Initiateur impulsif du rock postmoderne, Anton Newcombe incarne à la fin de Dig! le dernier bouc émissaire de l’industrie avant sa chute finale – Courtney étant le dernier candide. Dix ans plus tard, le modèle de Newcombe est devenu inévitable et son œuvre ne cesse de rayonner. Cet enfoiré de junkie paranoïaque avait tout compris, tout anticipé. Conclusion de Greg Shaw, patron de Bomp! Records : “Des gens franchissent parfois les frontières du bien et du mal ou toutes les limites du bon sens. On les appelle des prophètes.”