Le groupe de pop orchestrale rennais mené par Ghislain Fracapane transforme l’essai avec Audiorama, un second album emballant qui transmute les innombrables influences de son leader et des siens en une musique aussi savante qu’accueillante. [Article Philippe Richard].

Mermonte a longtemps été le projet secret, ou plutôt intime, de Ghislain Fracapane. “Depuis dix ans, quand j’étais seul chez moi, je composais sur mon ordinateur, piste par piste. C’était juste pour m’amuser”, dit le barbu affable, attablé devant une bière dans l’un des nombreux bars rennais. Originaire de Laval, Ghislain, trente-trois ans, a rejoint la cité des Trans Musicales en 2002 pour entrer à la faculté de musicologie (avec sept ans de guitare classique dans les pattes). Deux années lui suffisent pour être rebuté par l’enseignement théorique de la musique. Il préfère jouer, notamment dans Heliport (punk mélodique) ou Fago.Sepia (math rock), tout en prodiguant des cours de guitare et en organisant des concerts pointus. “On a fait beaucoup de soirées house dans l’une de nos colocations”, rigole le batteur Éric Hardy, complice depuis toujours. “Il y avait jusqu’à quatre-vingt personnes dans l’appartement. On voyait le plancher se gondoler…” Les chansons très écrites et orchestrées de Mermonte auraient pu rester confinées dans le disque dur de Ghislain Fracapane si ses amis n’avaient insisté auprès de lui. Il fallait sortir un album et jouer ces morceaux en live, ce qui impliquait la création d’un groupe… d’une dizaine de personnes. Hasardeux en temps de crise, mais impossible de se passer du glockenspiel, des cordes, de deux batteries, de trois guitares. On connaît la suite.

L’album Mermonte (2012), paru à la fois sur les labels lillois H!pH!pH!p, rennais Les Disques Normal, japonais Friend Of Mine et danois Father Figure Records, est (justement) acclamé à sa sortie et le collectif enquille alors une soixantaine de dates dans les dix-huit mois qui suivent. “Les régisseurs de salle ont très peur quand on débarque à une dizaine de musiciens, mais ils se détendent en réalisant que nous sommes autonomes. Il faut juste qu’on ait assez de retours sur scène.” La pop orchestrale de Mermonte, avec ses voix chorales se fondant dans les instruments et ses mélodies généreuses cachant une maîtrise musicale supérieure, est des plus singulières. Tout comme peuvent l’être son occupation panoramique de l’espace sonore et ses polyrythmies qui offrent plusieurs niveaux d’écoute. “Je suis assez friand des compositeurs minimalistes comme Steve Reich, John Adams ou Philip Glass”, appuie Ghislain. “Tu peux partir d’un rythme simple et ajouter un contre-rythme qui vient compliquer tout ça. C’est agréable pour les gens qui ont une écoute active de la musique”, renchérit Éric. “Même si tu écoutes bien, tu ne sais pas trop en quelle mesure de temps est joué le morceau.” Certes, Mermonte est désormais un groupe, mais il reste clairement le projet de Ghislain. “Dans Fago.Sepia, on compose à quatre. Avec Mermonte, c’est la première fois que je suis leader. Cela faisait quinze ans que je tournais dans différentes formations, il était temps de vraiment se bouger.”

PETITE MAMAN
Mermonte rassemble une troupe a priori disparate où l’on retrouve notamment des membres de Fago.Sepia, la chanteuse de Bumpkin Island dénommée Eléonore James, ou encore deux des musiciens de Lady Jane, l’excellent et mésestimé combo psyché-blues rennais auquel Ghislain apporte le concours de sa guitare depuis deux ans. “Ils sont nuls en com’, c’est leur problème”, raconte Ghislain au sujet de Lady Jane. “Mais ce sont nos Brian Jonestown Massacre français. Je les connais depuis longtemps ; Pierre Marais (ndlr. chanteur et guitariste de Lady Jane) et Mathieu Fisson avaient enregistré la première maquette de Fago.Sepia en 2004.” Le premier LP de Mermonte fut d’ailleurs enregistré dans le salon de Pierre Marais “en quatre mois, essentiellement les week-ends”. Le principe essentiel de Mermonte reste de “poppiser” les influences extrêmement ouvertes de son compositeur : “Faire de la pop en n’écoutant que de la pop n’a pas beaucoup d’intérêt”, dit celui qui aime autant le death metal, le post-rock, la noise, la musique contemporaine et classique ou le jazz pour ne citer qu’une fraction de ses goûts. “J’aime prendre un break ultra metal à la Neurosis et le passer en version pop. Tu te rends compte qu’il n’y a pas une énorme différence, c’est surtout une histoire de son. Écouter Jim O’Rourke et Black Sabbath, c’est parfaitement cohérent.” Second principe : donner une apparence simple à ce qui peut être complexe. “Tu rajoutes un chant choral à trois notes, ça peut rendre un morceau plus facile, alors que son influence de base est Fred Frith ou John Zorn.”

Jouer avec les apparences… Le nom Mermonte est lui-même un trompe-l’œil, hommage taquin à un jazzman français méconnu des années 50 et 60, Gustave Mermonte, pianiste qui a joué avec Miles Davis mais “n’a jamais rien enregistré”. Bien sûr, la force poétique du blase était aussi importante. Dès la sortie du premier album, Ghislain avait une idée assez précise de son successeur – il faudrait plus de cuivres et les morceaux pourraient être dédiés à des proches. “Tous mes amis m’ont influencé par leurs goûts”, disait-il à l’époque. La vision était claire et elle l’est restée. Dans Audiorama (enregistré cette fois chez le guitariste Julien Lemonnier), on entend effectivement plus de cuivres et chacun des dix titres est intitulé d’après le patronyme d’un intime. Tenez-vous bien, voici venir la galerie de portraits commentée par Ghislain Fracapane…

On commence avec Jérôme Bessout : “Un gars très spirituel, branché par les énergies. Les petits carillons de l’introduction, ça lui va bien.” Karel Fracapane : “Il aime bien l’efficacité, mon grand frère. Un fan de Prince, il faut qu’il y ait du show. On a écrit ce morceau après avoir réalisé qu’il nous fallait un titre un peu catchy pour les festivals.” Fanny Giroud : “Une copine journaliste en Suisse, pas musicale, mais politique. Je l’avais au téléphone pendant que j’enregistrais.” Gaëtan Heuzé : “Le lien est moins évident. Il n’écoute que du punk rock mélodique, alors, les caisses claires de la batterie sont bien calées sur les temps.” André Ludd : “Un gros fan d’electro, de drone et de musique ambiante.” Mathieu Rouet : “Mon plus vieux pote. Il m’avait fait un morceau, qui, retranscrit, a donné Jamie sur le précédent album. C’est donc un titre dans le même style.” Cécile Arendarski : “Cécile, c’est ma copine, elle est un peu plus âgée que moi. Une fan de The Cure, Joy Division, David Bowie… J’ai voulu retranscrire son côté cold wave avec ces grosses nappes de guitares à la Disintegration (1989) de The Cure.” Angélique Beaulieu : “Notre manageuse. Avant, elle nous aidait déjà pour les tournées. C’est notre petite maman. La chanson est en lien avec sa façon d’être : elle peut facilement passer d’un état triste à un état joyeux.” Cédric Achenza : “Il n’écoute que du stoner et du doom. C’est le titre où j’ai introduit des références plus metal comme Neurosis ou Black Sabbath. On est accordés hyper bas, deux tons en dessous. On peut faire de la pop avec un accordage metal.” Florian Jamelot : “On écoute les mêmes musiques, de la pop au classique. Il joue dans Ma et Fago.Sepia. Un morceau sans guitares, je savais que ça lui plairait.”

MAQUILLAGE
Audiorama est souvent plus direct et contrasté que son prédécesseur plus contemplatif. Une conséquence directe des concerts : “On a joué ces morceaux en live avant de les enregistrer. Les compositions sont certes de moi, mais le son est celui du groupe.” La formation scénique compte onze personnes mais on dénombre vingt-trois instrumentistes sur le disque, dont le papa Robert Fracapane, qui jouait de la guitare et de la mandoline en amateur il y a vingt ans avant de rejoindre une chorale (il chante d’ailleurs sur le titre Cécile Arendarski). Certains jouent de plusieurs instruments, six d’entre eux chantent : “Les textes, c’est surtout Astrid Radigue. Des phrases courtes et poétiques, il faut que chaque syllabe sonne. Moi je fais les chœurs et j’écris les harmonies.” Jusqu’ici, Mermonte a refusé la plupart des propositions d’utilisation de ses compositions pour des publicités. “C’est une musique synchronisable, c’est sûr”, grince Ghislain.

“Mais je n’ai pas envie de donner une chanson à n’importe qui. On a ainsi refusé 30 000 euros pour la pub d’une banque. Quand j’ai vu le résultat avec des hippies et un petit chat, j’étais tellement content d’avoir dit non.” Il y a des projets pour le cinéma, et, la réputation du groupe plus fermement établie, les critères pourraient s’assouplir. “Le plus hallucinant, c’est le nombre de filles qui ont choisi notre musique pour illustrer les vidéos de leurs blogs de maquillage. Sur YouTube, on en trouve une centaine”, souligne Éric. “Il y a aussi plein de vidéos de vacances”, sourit Ghislain. “Et souvent, ça se prête bien au morceau.” Cette appropriation populaire n’est pas pour leur déplaire. Ceci dit, Audiorama étant sorti un peu tard pour convaincre les programmateurs de festivals d’été, la vraie tournée de Mermonte démarrera à l’automne. Mais Ghislain pense déjà à l’album suivant. “J’aimerais le faire en studio avec des bandes analogiques pour ne pas être tenté de trop corriger. J’adorerais qu’on enregistre les voix tous ensemble, même si on y met des mois… Comme The Beach Boys pour boucler Wouldn’t It Be Nice!”

> Audiorama ressort en édition spéciale le 9 novembre avec le DVD du film Onamission, coproduit par Clapping Music et La Blogothèque.


Un autre long format ?