On les disait farouches et ombrageux, capables de bouffer tout cru un journaliste à l’occasion. Dans l’hôtel bruxellois où ils séjournaient en marge du festival de Dour, on a découvert le vrai visage de Kazu Makino, Simone et Amedeo Pace. Celui d’artistes charismatiques, (hyper)sensibles et (poly)cultivés, qui n’ont jamais eu besoin de chercher le consensus pour trouver leur complémentarité. Pendant près de deux heures d’entretien, où l’intensité des regards égala la douceur des rires, le trio s’est offert courageusement aux passions de notre abécédaire, parcourant vingt ans de carrière sonique jusqu’aux sortilèges de Barragán. [Interview Michaël Patin – Photographies Julien Bourgeois].
Kazu Makino : Le titre de notre nouvel album fait référence à l’architecte mexicain Luis Barragán. Il est connu pour sa palette de couleurs organiques et son style minimaliste. C’est bizarre parce que j’admirais son travail avant même de savoir qui il était. Je collectais des images de ses œuvres dans ma malle aux trésors. Lorsque nous sommes allés jouer au Mexique, l’une de mes plus proches amies m’a dit de prendre ma mâtinée pour aller voir Barragán. J’ai accepté sans discuter même si je ne savais pas de qui il s’agissait. Elle répétait ce nom avec enthousiasme et j’ai été ensorcelée par sa sonorité, que je trouve à la fois digne, puissante et mystérieuse. Moi non plus, je ne pouvais plus m’empêcher de le prononcer : “Barragán, Barragán, Barragán !” J’ai donc eu la chance de visiter sa maison, qui est d’une beauté stupéfiante. J’ai adoré la manière dont la lumière circule, son obsession pour les puzzles… Il y a aussi un magnifique escalier en bois qui m’a beaucoup fait penser au Japon. Je me suis dit que Barragán était peut-être Japonais dans une vie antérieure. Pendant toute la visite, j’avais la chair de poule. Notre tour manager, qui est aussi journaliste, a trouvé notre nouveau disque plus qu’étrange à la première écoute. Il a fait des recherches sur Luis Barragán et m’a expliqué que cela l’avait aidé à mieux comprendre où on voulait en venir. Barragán était un bon choix également parce que je ne voulais pas d’un titre trop signifiant.
Amedeo Pace : L’un de nos héros. Nous avons grandi en écoutant sa musique et nous n’avons jamais cessé de l’aimer. Battisti était une star jusqu’à ses trente ans, puis il a décidé de ne plus apparaître en public et s’est coupé du monde. Il a souffert d’être critiqué à cause de ses positions politiques, les gens le considéraient comme un anarchiste. Les interviews de lui que j’ai pu lire me font penser que c’était un homme simple qui faisait une musique extraordinaire. Il est devenu un mythe parce qu’il a continué d’enregistrer tout en étant invisible pour le public. J’ai repris l’une de ses chansons (ndlr. Il Nostro Caro Angelo avec Fabio Viscogliosi sur son 45 tours Lago, 2007) et j’ai écrit des notes de pochette pour la reparution d’un de ses disques aux États-Unis. Malheureusement, je n’ai jamais eu l’honneur de collaborer avec lui. Il est mort trop tôt (ndlr. en 1998).
KM : C’est très dur d’être critiqué, même si on finit par s’y habituer. Il vaut mieux en rire que de se laisser traumatiser. Certains journalistes essaient vraiment de faire mal, non par méchanceté, mais parce qu’ils sont frustrés et que cette attitude leur donne un sentiment de supériorité.
AP : Pour en revenir à Lucio Battisti, il me semble que sa volonté de disparition lui a aussi permis de rester pertinent. Les nouvelles générations peuvent s’identifier à lui car il n’est pas associé à un contexte historique déterminé. Beaucoup de jeunes l’écoutent aujourd’hui sans juger ce qu’il était.
KM : La carrière de Blonde Redhead ne me donne pas l’impression d’en être une. Ce n’est pas un boulot comme les autres, on n’a pas le même genre de pression. Il existe bien une forme de routine mais elle est plutôt liée à l’apprentissage, à la nécessité de répéter.
AP : Quand j’entends le terme “carrière”, je pense surtout au travail de promotion. Et même là, c’est nous qui décidons de ce qui paraît pertinent.
Simone Pace : Quand je prends du recul, j’ai tout de même l’impression d’avoir monté une entreprise. Nous sommes partis de zéro. Nous avons traversé différentes étapes en gérant plus ou moins bien les difficultés. Le contexte a changé avec son lot de désastres économiques, maintenant la disparition du CD… C’est la part réaliste de notre travail qui correspond à l’idée que je me fais d’une carrière.
KM : Récemment, on m’a vivement encouragée à jouer des vieux morceaux. Je sais que notre catalogue est riche, mais je n’ai pas l’habitude de regarder en arrière. Jusqu’à ce que je tombe sur l’article d’un journaliste qui classait nos albums du meilleur au moins bon (ndlr. paru sur le site Stereogum). Notre musique semblait avoir eu un très fort impact sur sa vie. Le plus raté, selon lui, était Penny Sparkle (2010). Je peux comprendre. Le second moins réussi était 23 (2007), ce qui m’a beaucoup plus étonnée. J’étais tellement impressionnée par cet article que j’ai fini par aller acheter nos CD chez un disquaire ! (Rires.) Mais j’ai à peine réussi à les écouter, c’était trop douloureux. (Elle mime un frisson d’angoisse.)
SP : L’autre jour, j’ai réécouté Penny Sparkle dans la voiture pour faire plaisir à un ami. Et ça m’a bien plu. (Sourire.)
AP : J’ai toujours eu ce sentiment. Certains de mes amis immigrés considèrent New York comme leur foyer, ce qui n’est pas mon cas. Je ne me sens jamais complètement à ma place.
SP : Pour moi, tout cela reste confus. Lorsque je vais en Italie, je ressens certaines choses que je ne ressens pas à New York. C’est également le cas au Canada, où nous avons grandi et vécu pendant des années. En ce moment, New York, c’est chez nous, même si je me demande parfois comment on peut rester dans une ville aussi cinglée. L’Italie aussi, c’est chez nous, puisque toute notre famille y vit. Ce déracinement permanent a forcément un impact sur notre personnalité.
KM : Je me rends compte que je n’ai jamais vraiment réfléchi à la question. Où que je sois, je me sens toujours plus ou moins comme étant d’ailleurs…
KM : Ce que cela m’évoque va sans doute te paraître ennuyeux. Chaque pays a ses propres normes de puissance électrique et quand on part en tournée, on ressent parfois sur scène un léger déséquilibre, une instabilité du courant. Lors d’un concert en France, je me souviens avoir vu l’interrupteur de l’ampli qui passait du rouge au jaune clair. Un technicien s’en est rendu compte et a couru chercher un second générateur, mais le courant a quand même fini par sauter. (Rires.) C’est intéressant de pouvoir témoigner visuellement de ce phénomène sur lequel nous n’avons pas prise. Des histoires de ce genre, je pourrais en raconter des centaines. En Allemagne, j’ai été frappée par un choc électrique alors que je tenais un chat dans mes bras. Quand j’ai posé mon micro et le chat par terre, mes cheveux se sont mis à friser !
AP : C’est vrai que tu as toujours des problèmes avec l’électricité.
KM : Malgré cela, je nous imagine mal jouer en acoustique. Nous avons besoin de jouer fort parce que nous sommes timides. L’électricité est un moyen de lâcher prise.
AP : Certains éléments de notre musique doivent rester électriques, donc légèrement hors de notre contrôle, comme le feedback par exemple.
KM : Nous sommes tous un peu fake à certaines étapes de la vie. Nous prétendons savoir des choses que nous ignorons, et je pense que c’est nécessaire pour pouvoir changer. Le fait d’agir de manière fausse me semble en soi intéressant. (Silence.) Mais je suppose que je suis plus compréhensive avec ma manière d’être fausse qu’avec celle des autres. J’ai écrit Fake Can Be Just As Good (ndlr. titre du troisième LP de Blonde Redhead paru en 1997) pour quelqu’un que j’aimais énormément. Son côté fake ne me dérangeait plus car j’avais accès à son être véritable.
SP : La plupart du temps, les gens nous posent des questions stupides à ce sujet. Ils ont aussi tendance à nous traiter comme une seule unité.
AP : En effet, ça nous arrive souvent. C’est douloureux de ne pas se sentir complètement individualisé. Mais c’est la seule façon d’exister que je connaisse…
KM : Vous ne vous demandez jamais comment ça serait de ne pas avoir de frère jumeau ?
AP : Je pense que ça serait étrange. Certainement libérateur en un sens, mais aussi synonyme de solitude. Nous avons une connexion intense avec laquelle nos interlocuteurs ne se sentent pas toujours à l’aise. Moi-même, quand je vois des jumeaux, je me mets à flipper !
SP : Tout à fait d’accord. Je repère les jumeaux de loin tellement j’y suis sensible. En une fraction de seconde, je relève toutes leurs particularités.
KM : Tout ce qu’il y a à savoir est dans le titre, non ? (Sourire.) On voit ça partout, tous les jours, dans toutes les circonstances. Certaines personnes réussissent avec rien, d’autres galèrent malgré leurs qualités. Le monde est fait comme ça. Moi aussi, j’aime beaucoup cet intitulé. Quand je l’ai trouvé, j’étais impatiente de pouvoir l’utiliser pour une chanson (ndlr. elle figure sur Melody Of Certain Damaged Lemons, 2000).
SP : En ce qui me concerne, j’aime beaucoup celui de Loved Despite Of Great Faults sur le même album.
KM : Forcément, c’est toi qui l’as écrit !
SP : Non, je pense simplement qu’il reflète bien nos débuts dans la musique. On a commis des erreurs innombrables et pourtant on a réussi à convaincre le public de nous aimer.
KM : Aujourd’hui encore, il y a des gens qui nous aiment et d’autres qui nous détestent. Les deux vont ensemble. Au fond, c’est presque la même chose.
SP : À nos débuts, la question ne se posait pas. Tous nos amis, tous les musiciens qu’on respectait suivaient ce mode de fonctionnement.
KM : Pour le coup, on faisait plus ou moins semblant. (Sourire.) Cela nous a permis de côtoyer des groupes comme Fugazi ou Shellac. Moi, ça me va très bien. J’imagine mal avoir une grosse corporation derrière le dos. En parlant d’indépendance, il faut aussi que je te raconte ce qui m’est arrivé hier. J’ai été obligée de mettre fin à une interview avec un journaliste allemand parce que je trouvais ses questions inappropriées. Il n’arrêtait pas de répéter les mêmes généralités abstraites. J’ai vraiment essayé de m’accrocher, mais j’ai fini par lui dire qu’il n’avait pas fait ses devoirs, et que c’était injuste de me faire subir ce genre de questions. Il m’a hurlé dessus et m’a raccroché au nez !
KM : Un musicien qui joue est comme un enfant qui joue, seuls les jouets diffèrent. Même si on n’est pas très bon joueur, c’est avant tout le plaisir qui compte. Si on oublie cette dimension ludique, ce n’est plus de la musique.
SP : En revanche, on improvise assez peu, sauf en concert sur certains morceaux. Comme nous ne sommes que trois, nous sommes obligés de prêter une attention minutieuse aux arrangements.
AP : Nous sommes certainement plus joueurs quand nous ne sommes que tous les trois. De temps en temps, ça fait du bien de se détendre et d’essayer toutes les idées stupides qui nous passent par la tête.
KM : De manière générale, on s’amuse beaucoup pendant le processus d’écriture et on souffre tout au long de l’enregistrement.
AP : Quant aux jouets, on utilise tout ce qui nous passe sous la main. Je ne suis pas particulièrement fétichiste, mais j’ai des phases pendant lesquelles je m’investis à fond dans un instrument. Je vis alors dans un petit univers autonome.
KM : J’ai toujours été fascinée par les masques. On en trouve dans toutes les cultures du monde et ils ont souvent l’air effrayants. Porter des masques est une grande tradition au Japon, on s’en sert pour faire peur aux enfants – je me demande pourquoi on fait ça, d’ailleurs. Même en Europe, même en Suisse, les masques ont un impact sur les gens. Si j’ai décidé de mettre des masques sur scène, c’est également parce que ça me semblait plus confortable. Cela instaure une distance avec le public et je me sens mieux protégée.
AP : Je pense que le masque a aussi un rapport avec la perfection. Au Japon, les femmes mettent tellement de maquillage qu’elles finissent par toutes se ressembler, comme si elles incarnaient un être humain lisse et parfait. Elles se cachent derrière ce masque idéal.
SP : Les lumières qu’on utilise en concert viennent généralement de l’arrière de la scène. C’est aussi une manière de se cacher. Sans compter que le rendu visuel est intéressant.
KM : Les labels, ce sont des rencontres, des gens qui entrent dans nos vies. C’est mieux que de faire des listes de préférences comme si on faisait du shopping. Chaque relation est unique. Lorsqu’on pense avoir vécu tout ce qu’on pouvait vivre, une nouvelle histoire commence.
SP : Nous avons enregistré trois albums sur Touch And Go et trois sur 4AD. Je trouve que c’est un bon chiffre.
KM : Je me rappelle que j’étais très fière de notre ultime LP chez Touch And Go (ndlr. Melody Of Certain Damaged Lemons), mais ce n’était pas vraiment le cas du patron. On commençait à s’éloigner de leur esthétique, il était donc temps de passer à autre chose. Quant à Kobalt avec qui on travaille aujourd’hui, c’est une société très installée et c’est le seul label à nous avoir proposé de nous signer avant même d’avoir entendu l’album. On s’est dit que c’était une belle preuve d’amour.
AP : On voulait à tout prix empêcher que l’album fuite sur Internet, alors on a fait nos envois de fichiers sous un format très compliqué. La plupart de nos interlocuteurs n’ont d’ailleurs pas réussi à les lire. (Rires.)
KM : Je me suis même rendue personnellement dans une grande maison de disques pour leur faire écouter l’album, et je suis repartie sans leur laisser de copie. Ils l’ont extrêmement mal pris.
SP : J’en profite pour signaler que moi non plus, je n’ai toujours pas de copie de l’album.
KM : Je comprends très bien l’idée de trouver du plaisir dans la tristesse, mais ce n’est pas calculé quand j’écris, ça surgit naturellement. Je n’ai pas besoin d’être moi-même dans cet état. J’imagine que certaines personnes sont mélancoliques par nature.
AP : Beaucoup de groupes essaient de faire de la musique triste, mais ils ne sont ni joyeux d’être tristes, ni même vraiment aptes à évoquer la tristesse. Ils sonnent juste mal. (Kazu pouffe.) Je me suis posé beaucoup de questions quand la vague emo a submergé les États-Unis. Ces groupes se complaisent dans la noirceur, mais n’ont pas l’air d’y prendre le moindre plaisir.
KM : La pochette intérieure de notre premier LP (ndlr. Blonde Redhead, 1995) faisait référence au film La Chinoise (1967) de Jean-Luc Godard. Godard possède un sens esthétique inné et une approche sociale originale tout en restant désespérément romantique et mélancolique. J’ai toujours trouvé cette combinaison irrésistible. J’essaie de me replonger régulièrement dans son œuvre, qu’il s’agisse de ses premiers films ou des plus récents. Même si ses obsessions politiques sont parfois agaçantes, j’y trouve toujours des passages qui me touchent.
AP : Ayant grandi en Italie avec des parents cinéphiles, nous avons été sensibilisés très tôt à certaines grandes œuvres. J’aime beaucoup regarder des films étrangers avec les sous-titres originaux – français ou japonais notamment – pour voir à quoi ressemblent les mots prononcés. Notre musique a toujours été influencée par le cinéma, de manière plus ou moins implicite.
KM : Je suis clairement obsessionnelle, mais pas forcément dans mon rapport à la musique. J’entretiens une relation plutôt paisible avec celle-ci.
AP : Pour moi, au contraire, la création peut devenir une grande source d’obsession. Je traverse des périodes d’insatisfaction pendant lesquelles je suis obsédé par l’idée de trouver la forme parfaite, ça peut même devenir étouffant. Par ailleurs, je me souviens avoir été complètement obsédé par les instruments de musique quand j’étais gamin. Je passais mon temps à renifler les guitares pour m’imprégner de leur odeur. J’étais fasciné par l’énergie qu’elles dégageaient.
SP : Parfois, il nous arrive aussi d’être obsédés par une chanson et de passer des jours à chercher une porte de sortie. Finalement, on se rend compte qu’elle n’était simplement pas supposée exister. C’était le cas pour Misery Is A Butterfly (2004), on a perdu un temps fou à s’acharner sur quelques morceaux.
KM : Mais le jeu en valait la chandelle.
AP : Tu as raison. Le problème, c’est que lorsqu’on se débarrasse d’une obsession, on ne veut généralement plus en entendre parler. La saturation entraîne un mécanisme de rejet.
AP : Guy Picciotto était plus qu’un producteur, c’était notre ami, presque un membre du groupe à part entière. Il nous laissait complètement libres d’exprimer ce que l’on souhaitait exprimer. Quand un morceau lui plaisait, il se contentait de nous encourager, puis faisait en sorte qu’on aille jusqu’au bout. L’énergie qu’il dégageait était toujours positive. On a enregistré trois albums en sa compagnie (ndlr. In An Expression Of The Inexpressible en 1998 puis Melody Of Certain Damaged Lemons et Misery Is A Butterfly). Après cela, on a pris le risque de produire 23 nous-mêmes, ce qui était chouette mais relevait aussi d’un sacré bordel ! On avait installé un tableau noir pour y consigner nos idées, et il est resté vide pendant des semaines. On a explosé toutes les deadlines mais on a fini par y arriver.
KM : Il ne faut pas oublier le rôle joué par Alan Moulder sur 23, même s’il ne s’est occupé que de trois morceaux sur ce disque (ndlr. avant de produire Penny Sparkle). On lui a soumis une quantité effrayante de chansons parmi lesquelles il a su trancher, ce qui était déjà magique. Quant à Drew Brown, producteur de Barragán, il ne ressemble à aucun de nos précédents collaborateurs. Il s’est profondément impliqué dans tout le processus. Quand il entendait quelque chose qu’il trouvait vraiment bien, il se transformait en alligator et faisait tout pour protéger l’idée, même contre notre opinion. L’atmosphère était donc parfois tendue entre Drew, qui voulait conserver l’essentiel, et Simone et Amedeo, qui ont tendance à ajouter des éléments. C’était compliqué de trouver un point d’équilibre entre leurs instincts. En revanche, ça a très bien marché pour moi. Il m’a laissé plus de liberté et m’a moins mis la pression. En tout cas, je suis certaine que cette expérience restera gravée dans nos mémoires à jamais. Barragán est un disque unique. Même si on retravaillait avec Drew, il serait impossible d’obtenir un tel résultat.
KM : Nous avons débuté comme un quatuor mais ça n’a pas duré longtemps. Six mois en tout et pour tout.
AP : On a quand même enregistré deux albums dans cette configuration (ndlr. Blonde Redhead et La Mia Vita Violenta, tous deux parus en 1995).
KM : Ça ne veut pas dire qu’on ne s’entendait pas avec les autres musiciens, qui étaient souvent des amis proches. Seulement, la forme triangulaire s’est imposée d’elle-même. On avait beau faire des efforts, impossible de nier l’évidence. Ceci dit, il n’est pas exclu qu’on refasse une tentative dans le futur… Ça serait tellement plus pratique sur scène ! Quand on travaille en studio, il n’y a aucun problème : les musiciens vont et viennent librement, et ensuite on fait le tri, on recolle les morceaux. J’ignore pourquoi ça ne fonctionne pas pour notre configuration live.
AP : Il m’arrive d’y penser. Au cours de nos voyages, nous découvrons des lieux magnifiques, et je me demande comment ça serait d’y vivre. J’ai besoin d’avoir en permanence un projet qui me tient à cœur, sans cela je me sentirais perdu. Si j’arrêtais de faire de la musique, j’aurais besoin de combler le vide en m’investissant dans une activité intense, quelque chose d’organique qui m’apporterait une satisfaction concrète. Cultiver la terre, peut-être. Je pense que ça me ferait du bien.
SP : Ce n’est peut-être pas très glamour, mais faire de la musique est loin d’être aussi glamour qu’on se l’imagine.
KM : On nous a beaucoup comparés à Sonic Youth par le passé alors que je connaissais à peine leur musique. Récemment, j’ai écouté Daydream Nation (1988) pour la première fois et j’ai pris une sacrée claque ! C’est rare d’entendre une musique pour les jeunes qui dégage une telle puissance. Ils ont su parfaitement capturer l’âme de cette époque. (Elle pousse un grand soupir d’admiration.)
AP : Steve Shelley (ndlr. batteur de Sonic Youth) a également fait paraître nos deux premiers albums sur son label Smells Like Records.
SP : Et produit le premier.
KM : Mais on n’a jamais sympathisé avec lui.
AP : Nous sommes quand même partis ensemble en road trip à travers les États-Unis…
KM : Et c’est là qu’on a réalisé qu’on n’avait rien en commun ! (Rires.) Steve est tellement Américain sur tous les aspects : sa manière de parler, de penser, de boire, de manger…
AP : Venant d’Italie et du Japon, on a fait beaucoup d’efforts pour trouver notre place dans ce milieu. Notre relation avec Steve, c’est un peu comme ces amitiés de jeunesse qu’on ne comprend plus en vieillissant : “Qu’est-ce qui pouvait bien me passer par la tête à cette époque ?!”
KM : En y repensant, je me dis qu’on aurait pu rassembler plus d’argent pour les victimes de Fukushima en organisant un concert de soutien, car l’enregistrement d’un disque caritatif entraîne beaucoup de dépenses. Nous n’avons pas complètement atteint nos objectifs avec la compilation We Are The Works In Progress (ndlr. parue en 2012 et mise au point par Kazu, elle contient quatorze titres inédits signés Four Tet, Terry Riley, Deerhunter, Interpol, John Maus, Pantha Du Prince, Liars ou bien sûr Blonde Redhead). Du coup, je pense profiter de la sortie de notre nouvel effort pour continuer de la promouvoir. Je la réécoute de temps en temps et je suis vraiment fière du résultat. D’habitude, je ne crois pas au mélange entre musique et politique – ce sont deux occupations différentes avec des langages différents. Mais il existe un tel immobilisme au Japon que j’étais contente de faire quelque chose, quoi que ce soit… J’ai quand même conscience que la révolution n’est pas pour demain.
AP : Qu’est-ce que tu as étudié, Kazu ? Je ne le sais même pas.
KM : Je n’ai pas envie d’en parler, vous allez vous moquer de moi. J’étais dans la troisième meilleure université du Japon. Malheureusement, j’ai voulu changer de matière principale et j’ai fait le plus mauvais choix possible.
AP : Économie ?
KM : Je n’en dirai pas plus.
AP : Simone et moi avons suivi les cours d’une école de musique à Boston. Nos parents étaient effrayés à l’idée qu’on se lance dans la musique et ça semblait être la meilleure manière de les rassurer un peu. Cela nous a permis de rencontrer beaucoup de musiciens parmi les étudiants. En revanche, j’ai détesté Boston, qui est une ville horrible et d’un mortel ennui.
KM : La versatilité est une belle qualité. J’aime ce qui est imprévisible, même si ça peut aussi se révéler désastreux. Il me semble que les gens qui essaient d’être imprévisibles font fausse route. Ça doit relever d’un besoin instinctif.
SP : Je ne suis pas quelqu’un de très versatile. On m’a déjà suggéré de changer ma manière de jouer, mais je ne pense pas en être capable.
AP : Blonde Redhead non plus n’est pas un groupe versatile. On essaie juste de ne pas refaire ce qu’on a déjà fait. On laisse certaines croyances derrière nous pour en embrasser de nouvelles. En tant que musicien et chanteur, je me sens assez limité, d’une certaine manière. Mais ces limites sont aussi des forces. Il vaut mieux développer ce qui fonctionne le mieux pour soi.
KM : Pour être honnête avec toi, je ne connais presque rien à son œuvre. Je lis beaucoup de manière aléatoire. J’ai choisi le titre Cat On Tin Roof sur Barragán parce qu’il correspond à l’atmosphère de la chanson. Très littéralement, j’ai l’image d’un chat se mouvant gracieusement sur les toits. C’est vrai que j’ai enlevé le mot “hot” du titre original de Tennessee Williams, sans doute parce que je ne voulais pas que mon chat se brûle les pattes. (Rires.) J’entretiens une relation particulière à la langue anglaise. Ce n’est pas la mienne, mais je pense en avoir une profonde compréhension personnelle. Je sais que Tennessee Williams est un auteur important dans la mythologie américaine. J’essaierai peut-être de m’y plonger un de ces jours. Son écriture est très simple, n’est-ce pas ?
KM : Des paroles extraites du titre In Particular (ndlr. figurant sur Melody Of Certain Damaged Lemons). Tout le monde semble d’accord pour dire que c’est l’une de nos meilleures chansons. C’est également mon opinion.
AP : L’idée était de jouer sur les sonorités si je me souviens bien.
KM : Oui, et c’est directement lié à l’influence de Serge Gainsbourg, qui était un spécialiste des jeux de mots. J’adore la manière dont il accentue certaines syllabes. Mon défi personnel était de tourner autour de la lettre X. (Sourire.)
KM : Nous ne sommes pas à la page sur ce sujet, d’ailleurs nous n’avons fait aucune vidéo pour Barragán. C’est toujours trop coûteux.
SP : Je me sers beaucoup de YouTube pour apprendre à faire des travaux dans ma maison. Les gens montrent leurs techniques, ce qui est fort pratique. (Sourire.) Et quand on me parle d’une formation que je ne connais pas, je pars immédiatement à la recherche de concerts enregistrés.
AP : Personnellement, j’ai beaucoup de mal à m’y habituer. Les gens ont arrêté de se parler, ils se retrouvent juste pour échanger des vidéos marrantes. “Au fait, tu as reçu celle du chat que je t’ai envoyée hier ?” Je trouve cela agaçant et j’essaie de m’en tenir à distance autant que possible.
KM : Ah bon ? C’est pourtant toi qui m’as montré l’une des meilleures vidéos de chat au monde ! (Rires.)
KM : Je suis dingue des animaux. En ce moment même, ma petite chienne Colette attend en haut dans ma chambre (ndlr. on apprendra plus tard que cette minuscule peluche vivante a la fâcheuse habitude de mordre les inconnus qui tentent de la papouiller). Ma relation avec les animaux est très égoïste dans le sens où je pense avoir plus besoin d’eux qu’ils n’ont besoin de moi. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent qu’ils vont sauver le règne animal. Au contraire, ce sont les animaux qui prennent soin de moi. Bon, j’ai quand même appris une ou deux choses en cours de route.
AP : J’adore les animaux mais je ne peux pas m’empêcher d’imaginer toujours le pire. C’est dur de s’engager dans une relation quand on sait qu’elle s’achèvera si vite.
KM : Nous avons beaucoup en commun avec eux, y compris avec les animaux sauvages. Ils nous comprennent aussi bien que nous les comprenons… Si ce n’est mieux.