Retour sur un grand disque jamais réédité avec l'album éponyme du projet anglais mené par Ian Masters (Pale Saints) et Chris Trout (A.C.Temple), paru en 1993 sur le label Guernica, une succursale de 4AD.

LE CONTEXTE
En 1993, Bill Clinton est content, il commence sa présidence et ne colle pas trop encore une certaine Monica. Pourtant, dans son pays, c’est pas la grosse ambiance. Un triste présage retentit au World Trade Center, une bombe y explosant en faisant des victimes. L’Amérique compte d’autres victimes, celles de la secte Branch Davidians. Ça se passe à Waco (Texas) et il y a quatre-vingt-six morts. Boris Eltsine et Bill essaient par ailleurs de détendre leur guerre froide, c’est pas gagné mais ils tentent le coup quand même. Clinton arrive tout de même à faire serrer les paluches de Yasser Arafat et Yitzhak Rabin. Les accords d’Oslo voient le jour et tous les espoirs sont permis… En France, Mitterrand se prononce pour l’arrêt des essais nucléaires, Léo Ferré s’en va avec le temps et le club de l’Olympique de Marseille devient champion d’Europe de football. Dans ce grand cirque, quel spectacle nous propose la musique, hein ? Une New Wave arrive avec The Auteurs, mais tout n’est pas si nouveau puisque Suede remet le glam au goût du jour. Rien de neuf, mais diablement efficace. Björk marque un retentissant Debut en solo quand Murat court Vénus et la trouve sublime. Après une décennie d’attente, Peter Milton Walsh nous donne lui un nouveau chef-d’œuvre avec The Apartments. Bref, tout n’est pas foutu.

LE GROUPE
Il faut avoir envie de se relancer dans une aventure, surtout après avoir connu le caviar. Mais le Britannique Ian Masters est un brin têtu. Il suit sa propre ligne d’horizon, quitte à faire de somptueux dégâts. Les honneurs et leur bassine à vanité intéressent peu notre musicien. Il s’évade lorsqu’il en a envie, foutant l’ambition aux oubliettes. C’est un personnage de haute tenue et forcément inconnu de tous. Bassiste et accoucheur originel de Pale Saints, il adore le studio d’enregistrement, là où il énumère tranquillement son nombre de clopes et farfouille les sons avec une redoutable obsession – ce qui agace souvent les autres membres du groupe, qui doivent tout de même lui reconnaître un certain génie, ce qui est toujours un peu humiliant. En fait, Masters n’a pas d’équivalent pour travailler une atmosphère, un son. Il rend Pale Saints tout de suite identifiable comme l’on reconnaît immédiatement le style à rallonge d’un Marcel Proust ou la violence typographique d’un Louis-Ferdinand Céline. Ce n’est pas le moindre des mérites. Mais Ian n’a que faire du cirque promotionnel, des déplacements, des longues heures de route aboutissant trop souvent à une salle de concert provinciale ridicule. Il s’ennuie et lorsqu’il s’ennuie, il s’en va – c’est une logique comme une autre. Il se retire donc dans le fin fond de l’Angleterre, là où les gens parlent un anglais qu’eux seuls comprennent, et il écoute les premiers Michel Polnareff. Il correspond avec Chris Trout, un musicien (A.C. Temple) qui le motive à créer à nouveau des paysages sonores. Petite hésitation, mais Masters finit par acquiescer. De nouvelles aventures se présentent, quoi. Le label 4AD est partant via une filiale baptisée Guernica. Sympathique ! Ian Masters se lance entièrement dans l’aventure et crée le bien mystérieux Spoonfed Hybrid, un projet farfelu qui va confirmer une nouvelle fois le talent incroyable qu’a Masters pour tisser des toiles sonores sans équivalent.

L’ALBUM
C’est par le biais d’un autre esthète que l’on a appris à connaître Spoonfed Hybrid. Matt Fishbeck, le charismatique leader de Holy Shit, avait sélectionné Heaven’s Knot pour sa fameuse mixtape SPF Noir. Ce titre, marginalement mélodique, bancal et rêveur, avait immédiatement charmé. Heureusement que Fishbeck a servi d’entremetteur, sans ça, il aurait été relativement impossible de connaître Spoonfed Hybrid. Car Ian Masters est un suicide publicitaire à lui tout seul. Refusant la danse médiatique, il ne se montre pas, ne parle pas – on ne trouve que très peu d’interviews sur le Net –, rendant difficile l’accès à sa musique. Une fois arrivée à bon port, l’envoûtement est radical pourtant. C’est un chemin à emprunter… Cette musique dadaïste, virtuose, nommée à rebours dream pop, s’aventure dans nos têtes pour fatalement y rester. Masters est un amateur de styles musicaux différents, il aime autant Tim Buckley et Nick Drake qu’Henry Mancini et Ennio Morricone. La mélodie insérée dans une structure cinématographique, voilà qui correspond parfaitement à ce qu’est Spoonfed Hybrid. Une créature étrange qui malaxe certaines mélodies d’Arthur Lee avec les évaporations stupéfiantes de My Bloody Valentine. Rythmique décalée, nappes de synthétiseurs zens et guitares ambivalentes – en gros, elles ne savent jamais choisir entre l’acoustique et la saturation –, Spoonfed Hybrid est une pieuvre sonore phosphorescente. On retrouve forcément beaucoup de ce qui faisait le charme des Pale Saints, cette langueur inquiétante. Toutes les chansons proposent des moments particuliers. De vagues sonorités asiatiques – une Asie fantasmée par un Anglais blanc comme un cul – se mêlent à des aspirations médiévales qui sont comme coincées entre une forêt ancestrale et une barre HLM. Carnavalesque, esthète et dilettante, Ian Masters se permet à peu près tout. Il fabrique ses créations comme lui seul sait le faire. Passionné par le son, bourreau de studio, il veut donner un rendu à part, unique. Ceci passe par de la fantaisie et de la cohérence. Il oppose l’acoustique au synthétique des claviers, égratigne sa voix blanche avec des effets de saturation. Il plaque des instants de silence, rend un piano grandiloquent avant de le faire tourner en sommet de discrétion. Charnelles, mystiques et surprenantes, les compositions se suivent naturellement, forment une entité sonore remarquable et vénéneuse. Tout ceci fait penser à une sorte de New Order psychotique s’adonnant à l’art du feng shui. C’est un résumé sec mais qui se révèle assez exact. Il y a aussi de belles neutralités mélodiques comme Lynched, qui pourrait sortir de l’écurie Sarah Records (un vague air de Blueboy dans les arpèges et la voix). Perdu entre la cime des rêves et les galeries souterraines du fantasme, Spoonfed Hybrid livre un spectacle unique où la lune prise de fièvre se prend pour le soleil. Si c’est pas épatant ça !


LA SUITE
L’idée fut à un moment de quitter les pavés tristes et gris de l’Angleterre. Ian Masters avait une obsession en tête et elle était forcément exotique, raffinée et étrange comme peut l’être sa musique. Destination le Japon, donc. Après le single Scary Verlaine en 1995 et le maxi Hibernation Shock en 1996, Masters aligne Spoonfed Hybrid. Non par lassitude mais par besoin de métamorphose. Avant son départ pour le pays du soleil levant, il avait déjà entamé un nouveau projet en compagnie de Warren Defever, un bout isolé de His Name Is Alive. Ce groupe nommé ESP Summer livra quelques pépites acoustiques et nomades de très bon ton. En 1998, il enfante Friendly Science Orchestra. Un nom pas possible, mais le NME aime bien. Ian Masters, lui, s’en fout. Plus tard, il déclare aimer le plus grand duo méconnu du monde : The Montgolfier Brothers. Du coup, il collabore avec sa moitié Mark Tranmer en fondant avec lui Wingdisk. Jamais à court d’idées, Masters se lance aussi dans les enluminures sonores d’un autre combo, Sore & Steal. Arrivé à Osaka, une ville dont les rues et les paysages l’inspirent autrement, il délaisse un temps la musique pour étudier la langue japonaise. Il l’a toujours dit : il fait essentiellement de la musique lorsqu’il en a envie. Et là, il s’est mis à adorer faire autre chose. On attend sa prochaine métamorphose sans inquiétude.

Un autre long format ?