coralie clement
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Coralie Clément aura pris son temps. Une parenthèse de six années qu’elle achève aujourd’hui avec un brillant album automnal, le premier composé sans son frère Benjamin Biolay. Tour à tour cafardeux, ludique et poétique, La Belle Affaire est un splendide crève-cœur. La jeune femme, sûre de ses mots et de ses créations, nous livre des confessions bien ajustées. Avec comme cibles émouvantes le cinéma et les histoires d’amour qui finissent mal en général.

Article Lyonel Sasso – Photographies Benoît PeverelliFin septembre, l’été gigote encore sur les trottoirs parisiens. Pas grand-chose concernant les feuilles mortes, seulement quelques pelletées. La lumière est vive. Les façades des hauts immeubles tremblent sous les dorures du soleil. Pourtant, en une mâtinée, l’été indien va mordre la poussière. L’automne, finalement, tombe divinement bien. Car il s’agit ici de parler d’un disque de circonstance. La Belle Affaire, c’est cet engourdissement qui nous saisit lorsque nous sortons d’une salle de cinéma. Notre visage, encore chaud, fait face à la fraîcheur de l’extérieur. Léger vacillement d’un songe contrarié. Lorsque l’on termine l’écoute de cet album, on revoit le début d’un film. C’est presque un jeu amusant. Mais quel film au juste ? Celui de François Truffaut, Baisers Volés (1968).

On se remémore alors une chanson de Charles Trenet, la cinémathèque, Jean-Pierre Léaud et Claude Jade. Que Reste-T-Il De Nos Amours ? À dire vrai, bien des choses, des tas de petits fragments, d’images, de détails qui s’empilent, librement, dans notre mémoire. On se reprend à savourer ces vies romancées, à les mesurer aux nôtres. Vague mélancolie. Coralie Clément nous avouera “n’être pas née à la bonne période”, concluant ainsi une élégante digression sur les sixties. Alors, on la revoit s’installer à la terrasse d’un café du IXe arrondissement, et nos tempes de battre la mesure d’I Just Wasn’t Made For These Times, cette tuerie des Beach Boys. Mais laissons Brian Wilson à ses plaidoiries désabusées et reprenons le fil de la discussion.Lorsqu’on l’interroge sur le cinéma, Coralie est définitive : “La musique et le cinéma sont pour moi indissociables. Quand j’écris, j’ai des images en tête. Si je n’en ai pas, c’est que je suis fatalement amenée à ne pas aimer cette chanson. Et je l’abandonne sans regret.” Coralie est précise. Le regard certain, elle voit des interrogations poindre. Car La Belle Affaire est une histoire d’amour tracassée, un disque de rupture. On frôle donc l’intime, mais son auteur lâche les amarres directement : “Je n’ai pas écrit sur l’extraordinaire. Plutôt sur ce que l’on vit tous : les joies, l’ennui, le doute, la séparation. L’important était de ne pas faire un album sur la maternité… C’est d’un chiant.”

La Belle Affaire n’est pas vraiment une ode à la grossesse, c’est certain. Plutôt une collection façonnée par l’humilité et l’absence radicale de vanité. Cette manière de concevoir la musique a évidemment ses grands champs de bataille, ses victoires majestueuses. On pense à Vu De L’Extérieur (1973) de l’homme à la tête de chou et Crèvecœur (2004) de Daniel Darc. Des horizons simples, mais inégalés.

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On ne va pas tortiller, il y a également la présence du frère bien sûr, à travers une belle version d’À La longue, merveilleuse ritournelle de l’éphémère duo Home, composé de Benjamin Biolay et Chiara Mastroianni. “Je la reprenais souvent sur scène. Elle me bouleverse à chaque fois que je l’écoute et figure sur mon LP préféré écrit par Benjamin. Aujourd’hui encore, je ne comprends toujours pas pourquoi ce disque de Home a eu aussi peu de succès…”

Le succès a mauvais caractère, c’est un adolescent avec la cervelle d’un vieillard – imprévisible de nature. Une autre reprise figure sur La Belle Affaire, cette œuvre particulièrement intime : Mon Amie La Rose. “C’est le premier titre à avoir été enregistré. On m’a demandé un morceau pour une pub avec le mot « rose » dedans. Bref, je m’en suis rapidement sentie incapable, ça ne me parlait absolument pas. Surtout que cette chanson existait déjà ! Je voulais en faire quelque chose d’à la fois frais et naïf. Finalement, la pub n’a jamais vu le jour. Mais avec Thomas (ndlr. Cœuriot, arrangeur et réalisateur de La Belle Affaire), on aimait tellement cette cover qu’elle devait exister.”

Reprendre les mots d’une autre, Coralie le fait sans le moindre souci. Admirative du parcours de Françoise Hardy, elle est également entrée dans le monde de la musique comme interprète. L’intéressée ne l’oublie pas : “J’ai commencé comme cela, en rentrant dans la peau d’un personnage. Avoir des images, des représentations en tête. Benjamin n’écrivait pas en fonction de moi, mais seulement et uniquement pour une interprète. Alors, c’est vrai, aujourd’hui tout cela me reste. Même si ce que j’écris est très personnel, il demeure toujours cette distance, cet aspect romancé, très cinématographique.” En écoutant La Belle Affaire, on a souvent cette impression délicieuse de voir une suite de courts-métrages sur le sentiment amoureux. Comme si Rohmer avait réalisé un film sur le livre de Barthes, Fragments D’Un Discours Amoureux (1977). Coralie précise : “Bien des auteurs et des chanteurs ont besoin d’écouter de la musique. Pour écrire, j’ai simplement besoin de voir des films.” De l’importance du regard, de l’observation.

À l’époque de l’inaugural Salle Des Pas Perdus (2001) ou de Bye Bye Beauté (2005), ces qualités d’observatrice ont aidé Coralie Clément. Elle apprit patiemment à regarder son frère façonner ses créations. Elle en dit des choses très jolies, de manière pudique : “Benjamin est comme un maître sculpteur. Je l’ai tant regardé faire ses chansons… Depuis, j’ai appris à les sculpter moi-même. J’ai été longtemps en période d’apprentissage. Trop souvent par le passé, on me disait : « Pourquoi tu n’écris pas toi-même ? » Mais parce que je ne savais pas ! Qu’y a-t-il de plus grotesque que de s’inventer une vie que l’on a pas ?” Le temps fait très bien l’affaire. Cette affaire, c’est la vie.

“Je voulais mélanger la fraîcheur à une certaine noirceur. Faire danser les opposés.”

Et durant celle-ci, on se voit à peine changer et pourtant la métamorphose est là. Ne lui parlez donc pas de fatalité, c’est une porte fermée. Ça ne l’intéresse pas. Comme cette facilité qu’ont certaines personnes à s’épancher dans des jugements définitifs. Ou ces gens qui, dans des moments terribles, vous tapent sur l’épaule et vous disent : “C’est la vie.” Les généralités sont honteuses dans les instants décisifs. Un brin de silence vaut des charrettes de paroles inutiles. Ces états d’âme, on les retrouve sur Rien Ne Reste. Une certaine révolte laisse traîner son parfum tout au long de La Belle Affaire.

“Pendant dix ans, j’ai observé. J’ai écrit dans mon coin, à l’écart, en regardant et en écoutant le monde. J’ai principalement appris à accepter mes défauts. Ne pas avoir peur de composer une chanson qui sera médiocre pour les uns, parfaite pour les autres.” Un affrontement nécessaire. Paris, Londres, New York et Saint-Pétersbourg. Coralie coud un drôle de parcours le long de sa peau. Ces villes emportent avec elles leur part de désillusions, de regrets et d’espoirs. La musique est une passerelle qui nous fait rejoindre des lieux que l’on ne verra plus de la même manière. Elle nous fait croiser aussi nos chers disparus. C’est que La Belle Affaire ne choisit jamais entre une certaine fragilité et une forme de dureté. Précisions des sentiments, à cœur ouvert.“Cet album est différent. Évidemment parce que Benjamin n’a pas pris part à sa réalisation, mais également parce que je deviens une autre personne et non plus un personnage comme sur les précédents. J’ai voulu éviter l’impudeur. J’ai besoin d’écrire pour faire rejaillir certaines choses, alors oui, on creuse l’intime, on frôle l’impudeur. Il faut savoir faire cela, mais ne faire que l’effleurer, car ma plus grande trouille, c’était d’être impudique. Cela aurait été définitivement vulgaire.” Fragile équilibre que l’on constate sous nos yeux lorsqu’on observe Coralie Clément s’exprimer, balancer les mots. Partagée entre une certaine douceur, une mansuétude et quelque chose d’instinctif, de radical.

“Il y a pas mal de titres qui ont été laissés de côté. Je me demande souvent si l’on n’est pas plus conciliant avec le côté trash d’un homme dans ses paroles, ses propos… Une femme qui sort ses tripes, c’est toujours plus déstabilisant.” On imagine un instant cette voix douce, petite, caressante, dire des saloperies. “Je suis une lionne !”, affirme-t-elle. On la croit volontiers, surtout lorsqu’on l’interroge sur ces six années d’absence discographique. “Après Toystore (2008), je suis partie en tournée pendant un an et demi. C’est long. C’est ce qui me dérange dans ce métier parfois, toute cette effervescence à la sortie d’un album, cette sollicitation soutenue puis l’enchaînement avec la tournée, la succession de dates, les rencontres, les villes que l’on découvre, le public, puis d’un seul coup, plus rien. C’est déroutant… Ces moments de solitude qui n’en sont pas finalement, c’est ce que je préfère. On se retrouve à Taïwan, on se balade, on ne comprend rien lorsque les gens vous parlent, on a l’impression de se perdre dans la ville et le soir on est sur scène. Je crois que j’aime vraiment ça.”

“Pendant longtemps, ma voix, c’était mon obsession. En studio, je ne la reconnaissais pas, j’étais pétrifiée.”

Frénésie, carnets de voyage et rencontres, voilà ce qui ravit la jeune femme. Autant que le jazz et le gin, elle recherche une certaine ivresse. Et dans un monde surfait, elle ose la maladresse d’être authentique. “Pendant longtemps, ma voix, c’était mon obsession. En studio, je ne la reconnaissais pas, j’étais pétrifiée. Aujourd’hui, j’ai lâché l’affaire. Je fais deux prises et puis basta. Répéter inlassablement n’est pas mon truc. Rien ne vaut les accidents – cela m’amuse. La formule ? Savoir s’adapter à ce que l’on chante et à ce que l’on est.” Elle se fait incisive : cela la répugnerait totalement de devoir faire certaines concessions. “Le côté jeune fille en fleur à trente-cinq ans, c’est ridicule.”

Ou encore : “Je ne suis absolument pas mondaine, je n’ai pas ce goût immodéré pour la représentation, les sorties incessantes. Voir parfois des gens se fracasser avec de l’alcool, juste pour être désinhibés, je trouve ça triste.” Un vent glacial se faufile entre les frondaisons, et en peu de temps, les feuilles mortes se ramassent en nombre. Tout va si vite. C’est ce qui transparaît de La Belle Affaire : le fugace, l’éphémère. Un disque de mélancolie avouée, porté par des arpèges mineurs remarquables. La tristesse a de beaux jours devant elle… Ce qui n’empêche pas une certaine gaieté. “Je voulais mélanger la fraîcheur à une certaine noirceur. Faire danser les opposés, mais avec un son pop homogène. Égoïstement, j’ai fait l’album que je voulais entendre.” Ça tombe bien, c’est exactement celui que l’on voudra écouter en cette saison d’introspection et de souvenirs. Le mot “fin” s’affiche, voilà l’écran noir. Bye bye beauté.

Un autre long format ?