Ready-made sauvage et déroutant, l’album éponyme de Viet Cong se présente comme un ricanement maléfique devant le désolant spectacle du monde. Obsédé par un certain art de la mise en scène, le groupe fondé par la section rythmique de feu Women propose une musique dense et imagée, où l’on croise The Byrds, John Carpenter, Derek Bailey et un tas de références compressées, mutilées de façon gore et réjouissante à la fois. Les Canadiens nous livrent avec délectation leurs visions post-apocalyptiques.
ARTICLE Lyonel Sasso
PHOTOGRAPHIES David WaldmanEn 1982, John Carpenter réalise The Thing. Une forme de vie extraterrestre polymorphe vient semer la terreur et le chaos au sein d’une station scientifique norvégienne. Carnage à la fois grandiose et grotesque sur la banquise, ce film est une parfaite analogie de Viet Cong. L’auditeur est comme Kurt Russell, lance-flammes à la main, prêt à brûler la moindre idole familière. Le spectacle est saisissant, on pense reconnaître dans cette densité sonore The Byrds, The Mekons ou des morceaux épars de The Cure, mais la bête a ingéré toutes ces musiques à sa manière, brutalement et férocement. Comme chez Carpenter, on retrouve chez Viet Cong ce mélange d’excès qui confine parfois à l’absurde ainsi qu’une économie de moyens frappante qui apporte une touche poétique singulière.
Le quatuor canadien compresse les références, les strates historiques de sa musique pour en faire un magma incandescent. On a l’impression d’entendre une mixtape cheap et vérolée, tombée dans un bain d’acide. Le travail sonore pour brouiller les pistes est épatant, de simples échos de musique industrielle en fragments magnifiques de l’école ligne claire. La première apparition de Viet Cong prend la forme d’une Cassette (2013) autoproduite puis publiée en bonne et due forme par Mexican Summer en juillet dernier. Ses sept titres donnent une approche stylistique précise des musiciens : un amour pour Echo & The Bunnymen en mode lo-fi hystérisé, la pop sixties retravaillée et compilée maladivement comme sur le splendide Oxygen Feed…
Viet Cong semblait alors faire le point sur son passé et ses obsessions musicales. Le premier véritable album édité par le label Jagjaguwar a moins d’attrait mélodique. Il ressemble à un étrange monolithe qui menace de s’écrouler à n’importe quel moment. Composé d’un bloc, suivant une idée précise et envahissante – comment survivre musicalement dans un monde ultra référencé ? –, ce disque est une course effrénée. À aucun moment, Viet Cong ne laisse à l’auditeur la possibilité de se poser. Le voilà embarqué de force dans un véhicule sans réel conducteur – c’est un esprit plutôt qu’un être humain qui paraît conduire le bolide. Le road movie se prépare…
ESCLAVAGISTE
Comme les partitions d’un mort que l’on retrouverait telles quelles et que l’on se mettrait à jouer. Étrange résonance de feu Women alors que l’ancien cœur rythmique se retrouve à marquer les pulsations de Viet Cong. Le bassiste Matt Flegel et le batteur Mike Wallace ont joué les alchimistes pyromanes. Le résultat est donc cette compression splendide de tout un pan de l’histoire musicale récente. Même s’il est parfois peu évident de repérer une véritable influence discographique, on sent les musiciens particulièrement obsédés par certains hauts faits du rock’n’roll.
“Nous apprécions la fin des années 70 et le début des années 80, les grandes heures du post-punk britannique. Un de nos groupes favoris, c’est This Heat. Dernièrement, nous avons beaucoup écouté les premiers The Cure, tout comme Wire ou The Wipers. On aime aussi les musiques improvisées des sixties comme Derek Bailey ou Han Bennink.”
Une curiosité dévorante, haletante. Leur façon de jouer, de chanter et de se référer à certains modèles ne va pas sans anxiété. L’album est d’ailleurs en ce sens excessif, doté d’une remarquable claustrophobie. C’est l’expérience vicieuse et vénéneuse d’une sensation forte. La chute radicale vers l’interdit avec la pulsion de mort que cela génère. On leur répète que tout cela nous donne l’impression d’une course folle, d’un road movie intense.L’explication est peut-être géographique : “On peut penser qu’écrire et enregistrer durant l’hiver canadien rend les choses intenses. Parce que ça caille tellement et les journées sont si courtes.” Un volcan pris dans la banquise, voilà pour le panorama offert par ces natifs de Calgary. Le feu et la glace, parfum de pétrole et de neige fondue. Fatalement, la discussion vire à quelque chose de plus essentiel : “La mort n’est pas quelque chose qui nous effraie ou nous attriste. On essaie de la déjouer ! On va tous crever et nous passons notre courte vie à faire des boulots qui nous emmerdent ou à acheter des trucs dont on n’a absolument pas besoin. La mort est une thématique récurrente dans nos paroles, mais c’est à prendre avec distance et humour.”
L’humour malaxé avec une bonne dose de tragique et autres outrances ? C’est la base du film d’horreur. On en revient à Carpenter, qui reste un modèle musical, cinématographique et esthétique pour pas mal de générations. John Carpenter a d’ailleurs une manière amusante de se présenter : “En France, je suis considéré comme un auteur, en Angleterre comme un réalisateur de films d’horreur et aux États-Unis comme un fainéant.” Un humour glaçant que partage Viet Cong.
“John Carpenter est une sacrée influence. Big Trouble In Little China (1986) est le plus grand film jamais réalisé ! C’est du pur divertissement. La musique a été composée par Ennio Morricone, qui a certainement écrit ce qui s’est fait de plus beau dans le genre. On est autant fans de cinéma que de musique et les films peuvent être une grande source d’inspiration. La plupart du temps, on essaie de peindre une image à travers les sons et les mots. Ça débouche généralement sur une sorte de vision post-apocalyptique avec des reflets mornes à la Blade Runner (1982). Prendre un élément splendide et le briser, le mettre en lambeaux, c’est ce que l’humain est occupé à faire la plupart du temps.”
“Nous proposons parfois une musique violente – le nom du groupe reflète cela. Forcément, on a reçu quelques mails de personnes traumatisées par la guerre du Vietnam…”
Derrière ce saccage apparent, cette violence faite à la musique, on s’aperçoit de certains cousinages avec des formations injustement méconnues comme Frog Eyes ou Ladyhawk. Derrière l’anarchie de la mise en forme, il y a un certain respect. La filiation musicale intéresse fortement le groupe – sans doute peut-on expliquer un peu de notre monde à travers l’encyclopédie musicale.
“On aime la musique qui donne à réfléchir, peu importe la période ou le style. Nous sommes issus des références que nous aimons particulièrement. Il y a un sens à tout cela. On ne veut pas dire que l’histoire de l’esclavage a été l’unique source du rock mais d’une certaine manière, le passé esclavagiste a mené au blues et au jazz qui ont aussitôt donné le R&B et le doo-wop, lesquels ont conduit à la Motown et au punk. L’héritage musical donne probablement une marche à suivre, mais on essaie de foutre tout ça en l’air. On apprécie cette approche naturelle qu’a l’homme de construire et déconstruire. Nos collections de disques vont certainement dans ce sens-là.”
Le passé est circonscrit, on peut en donner sa propre lecture, mais l’actualité de l’industrie musicale est plus difficile à cerner, à définir. Les enjeux semblent clairs, mais les moyens de parvenir à faire fonctionner avec justesse cette énorme machine économique sont encore inconnus. Acteur de cette métamorphose-là, Viet Cong est lucide : “Beaucoup de choses ont changé dans l’industrie du disque ces dernières années. D’un côté, Internet a rendu accessible la musique au plus grand nombre. Et tu peux trouver à peu près toutes les musiques que tu recherches. C’est génial pour les mélomanes mais ça devient compliqué pour les labels de savoir évaluer le prix d’un disque lorsque tout se trouve gratuitement. On peut penser que la résurgence du vinyle est la meilleure réponse à tout cela. D’un autre côté, l’enregistrement via un ordinateur a fait baisser les coûts. Pour autant, les groupes doivent énormément tourner pour que leur musique soit connue et que les disques se vendent.”Viet Cong est conscient de son environnement et mène à peu de choses près la même vie que le regretté Jason Molina. Un quotidien fait de promiscuité dans un van, d’excès en tous genres, d’une éternité passée sur la route avec peu d’heures de sommeil, des petites salles de concert où après le show, il faut assurer le merchandising. Ça peut ressembler à un cirque infernal ou à un cercle peu vertueux. L’offre est gigantesque, la demande est inconnue (voire incongrue). Ces tensions sont extrêmes et font pas mal de victimes. La dématérialisation emporte à tout-va.
En retour, les créations de Viet Cong offrent une lecture agressive du monde dans lequel elles doivent exister. Face au vide proposé s’oppose donc une expérience radicale, très incarnée. L’album est court et dense à la fois. “Nous proposons parfois une musique violente – le nom du groupe reflète cela. Forcément, on a reçu quelques mails de personnes traumatisées par la guerre du Vietnam…” Dérangeante musique, trouble et sauvage comme peut l’être le film de Michael Cimino, Voyage Au Bout De L’Enfer (1978).
Viet Cong offre à la face du monde un miroir fêlé et poli par le temps. Tout est ingéré et transformé violemment. Voilà un groupe qui, comme l’actualité l’exige, prend peu le temps de ruminer, cumule les données et en sort une synthèse particulièrement abrasive. Salace et poétique, la musique des Canadiens n’offre aucune réponse mais oppose instinctivement une résistance. Sa lecture au napalm de l’histoire musicale et son sens de la mise en scène font de Viet Cong un témoin virulent du chaos sidérant dans lequel évolue aujourd’hui l’industrie de la musique. No future.