Black Yaya n’a rien de taciturne ni de sombre. Son premier album éponyme est plutôt lumineux comme une plage étalée sous le soleil. On allait servir nos stéréotypes californiens à un musicien libre et patient. David-Ivar Herman Dune est d’abord un passionné. Surtout quand on lui parle de certains de ses héros comme Silver Jews, Chuck Berry ou Jonathan Richman. Conversation débridée avec un artiste drôle et farouchement indépendant.
ARTICLE Lyonel Sasso
PHOTOGRAPHIE Thomas Salva
PARUTION magic n°190Sérieusement, on peut se demander pourquoi l’actualité pop ressemble parfois à un long couloir d’hôpital. Du genre monochrome. Avec cette espèce de ronronnement vicieux et chiant au possible qui nous file le bourdon. Nous, on voudrait juste une promesse, juste une chanson. Ça devient compliqué cette affaire.
Et puis pas plus tard qu’hier, alors qu’on réalisait que ce mois de février avait tendance à se farder de soleil, une musique s’est infiltrée dans l’atmosphère. De la fenêtre d’une voisine qui fumait sa cigarette avec grand style s’évaporaient gracieusement les notes de Book Of Love des Monotones. Un petit miracle qui bottait la morosité en touche. Des promesses, des chansons, c’est simple le rock’n’roll !
D’ailleurs, ça peut sembler couillon un morceau de Buddy Holly pour des générations biberonnées à Radiohead, Korn, Miley Cyrus ou autres NTM. Chuck Berry, Buddy Holly, les premiers singles des Beatles, c’était royal ! Il y avait du coffre ! Mais à vrai dire, qu’ont-elles encore à nous raconter toutes ces compositions chaloupées, maquillées d’innocence et de joie ? On pensait parler de tout cela avec David-Ivar Herman Dune, alias Black Yaya, mais un fantôme s’est mis à troubler notre début de conversation.
Le revenant ? Un autre David, également barbu. À la cool, on se remémorait un bout des années 90. Smog, Palace et Silver Jews. Les Silver Jews ? David-Ivar s’est mis automatiquement à parler d’une voix grave et douce de son groupe fétiche. “Pour moi, David Berman est un héros. C’est limpide. Ce qui compte, c’est ce qu’il a fait. (Pause.) Les gens y reviendront. Pour moi, Silver Jews demeure une lumière face à une musique qui s’est mise à explorer essentiellement le son. Et cela structurellement à partir des années 90. Les musiciens sont devenus des techniciens du son et le public avec. Tous se sont mis à rechercher un grain, une élaboration, une forme. David Berman, lui, a toujours été cette étoile du berger, invariablement… Simplement une personne qui écrit une chanson et rend le reste accessoire.” Nous aussi, on signe des deux mains la déclaration d’amour.
LOS ANGELES
De digression en digression, on se retrouve en 2000 pour la sortie de Turn Off The Light, le premier LP d’Herman Dune, le groupe attitré de Black Yaya. À l’époque, j’étais passé à côté de cet album austère. En réalité, j’imaginais que ce groupe fraternel venait du Luxembourg ou de Suisse – bref, c’était n’importe quoi.
Turn Off The Light ressemblait étrangement à un disque bilan. “J’aime les musiciens qui ont attendu avant de sortir leur premier essai. À l’époque de Turn Off The Light, cela faisait un moment que je composais. J’attendais avec passion. J’ai toujours voulu être un songwriter. J’ai toujours aimé les chansons et mon souhait était d’enregistrer celles qui traversaient mon esprit. On n’avait pas de producteur, nous étions lo-fi par défaut. D’où l’aspect rachitique de l’œuvre, comme tu dis ! Si un producteur m’avait proposé d’enregistrer mes morceaux à Nashville, j’aurais sauté sur l’occasion.”
David-Ivar parle doucement, avec bienveillance. Il se dit chanceux d’avoir été programmé pour son tout premier disque dans la légendaire émission de John Peel. La classe. Sa vraie vie a donc débuté à ce moment-là… Bon, les origines, ça va un moment. On va quand même se décoller du passé pour pointer vers la lumière crue de Los Angeles, cette ville plate et mythique où a été enregistré Black Yaya. Le lieu a son importance, David-Ivar le confirme.
“J’ai l’impression de percevoir une ville dans son espace et sa structure. Je marche pour pouvoir comprendre un lieu, chaque endroit possédant son rythme. Rester en éveil pour pouvoir informer ma création. Finalement, j’ai découvert l’orchestration au fur et à mesure sur ce disque. Je pense avoir fait quelque chose de différent. Déjà, j’avais envie de jouer de tous les instruments. J’ai eu tout mon temps pour me remettre à la batterie. On peut faire un album seul sans que celui-ci soit dépouillé pour autant.”
“Silver Jews demeure une lumière face à une musique qui s’est mise à explorer essentiellement le son.”
Fasciné, on ressort toutes nos cartes postales de la West Coast : les bagnoles, la soul énervée de Ike & Tina Turner, Neil Young, le hip hop et même Fleetwood Mac. David-Ivar se marre gentiment. “C’est une sacrée vue de L.A. que tu m’offres ! Fleetwood Mac, on m’en parle souvent, mais pour tout te dire, je n’ai jamais écouté de ma vie.” Merde, nous qui voulions tartiner sur Randy Newman, Love et les Rising Sons…
“Je n’avais pas de storyboard très défini. Avec Herman Dune, du fait de notre notoriété relative, lorsqu’on rentrait en studio, c’était pour un temps restreint. Il fallait aller vite. Cette fois, ma liberté a été totale. Mon principal plaisir était de me dire que je n’avais pas d’intention de départ. Tout est parti des sessions de batterie, du rythme. Le rythme, c’est l’initiateur.”
Voilà, on voulait enfermer le débat dans de rassurantes références et on se retrouve avec un citoyen du monde, libre, qui nous parle de sa vocation, de son plaisir de jouer. Il insiste sur la notion d’indépendance. Il déteste le terme “carrière”, le sérieux du marketing et tout le bordel.
“Simplement, j’aime le concept d’album. Je continuerai toujours à en faire. C’est de l’artisanat. Je passe du temps pour la pochette, je réfléchis au tracklisting. L’objet est important. L’état de l’industrie du disque n’influe pas sur ma création. Ça n’aurait pas de sens. Finalement, ce qui me chagrine pas mal, c’est le peu de relais que l’on donne aux paroles. Peu de médias s’arrêtent véritablement sur les paroles.”
CHUCK BERRY
Black Yaya, c’est tout de même un petit comité de tubes transpirant bien la plage californienne. Demeure une fraîcheur, une innocence de tous les instants. On pense à Jonathan Richman. En passeur, David-Ivar nous avait refilé le virus pour le chanteur des Modern Lovers. Le rock’n’roll, l’éden d’une musique… Chuck Berry.
Chuck Berry ?! Notre homme s’enflamme – enfin, il parle juste un peu plus vite, mais toujours sur le même ton. “Comme Jonathan Richman, Chuck Berry est une personne céleste, douée et honnête. Sous couvert d’innocence, c’est extrêmement sophistiqué, très technique. C’est un modèle pour toutes les personnes qui rêvent d’écrire des morceaux. Berry est l’une des clés pour comprendre l’origine des pop songs modernes. L’essentiel, c’est la chanson. Après, le reste… La mise en forme, qu’elle soit interprétée au piano ou avec un orchestre, cela ne change pas l’essence de l’œuvre. Parfois, la production envahit tout. Le musicien opte pour la boîte à rythmes ? On va lui sortir qu’il est new-wave. Des cuivres ? C’est un artiste soul. Cette lecture réduit la création.”
Le plaisir de faire naître une chanson. Ça doit rester fascinant, une chanson. Elle doit interrompre le quotidien, virer le matelas épais de l’habitude. Tout cela relève de l’accident, on ne sait jamais trop où ça nous mène. Au final, David-Ivar s’en fiche. Il a tout un océan de compositions à faire découvrir. Il ne faut pas être dégoûté par la nage, hein. Il fait la planche du genre contemplatif et compte les étoiles.
Tout finit par revenir, les chansons, les modes et tout et tout. Il faut juste mettre en forme tout ce chaos. “Le dessin, la musique et l’océan sont pour moi des activités quotidiennes. Je les compartimente. Mais chacune d’elles m’aide à appréhender le monde. Avec l’océan, je suis à son écoute, je m’imprègne. Avec le dessin et la musique, je vais chercher quelque chose, c’est de l’expression.” David-Ivar fait corps avec la mer. Ce n’est pas l’alchimie bancale et droguée d’On The Beach (1974) du Loner. Et Black Yaya impose cette forme d’harmonie, une joie sereine et solaire. C’est rythmé sans avoir le front tourmenté. On n’est pas chez Gene Clark. Mince, on a oublié de lui parler de Gene Clark !