En revenant enfin à une simplicité et un dépouillement salutaires, Elvis Costello met fin à une décennie de production discographique erratique et souvent déroutante, même pour les plus fidèles de ses partisans. Sur North, une voix, un piano, quelques arrangements simples et une série de chansons classiques et romantiques suffisent à convaincre que ses qualités rares de songwriter et d’interprète sont encore intactes. Et qu’il n’est pas si grave de perdre le Nord quand on parvient à le retrouver de si belle manière.
ARTICLE Matthieu Grunfeld
PARUTION magic n°75Depuis une bonne dizaine d’années, la discographie d’Elvis Costello avait tout pour susciter perplexité et agacement. Entre patchworks indigestes (Spike, Mighty Like A Rose), ressassements de moins en moins convaincants du rock énervé de ses débuts (Brutal Youth, When I Was Cruel) et quêtes infructueuses de racines musicales éloignées (Juliet Letters, Kojak Variety), tout ou presque semblait témoigner de son impuissance à définir une vraie personnalité musicale. Bref, on avait fini par perdre le contact et par se ranger à l’avis de ses détracteurs qui, eux, l’avaient toujours pris pour un fat cérébral et coincé, trop occupé à rendre son œuvre artificiellement complexe et à tenter vainement de rivaliser avec des maîtres inaccessibles. À force de s’entendre répéter, à juste titre, qu’il avait du génie, Costello avait fini, pensait-on, par le croire lui-même.
D’où les sentiments ambigus que l’on pouvait nourrir à l’approche d’une rencontre aussi attendue, rêvée même, qu’appréhendée. Une signature sur un label estampillé classique, Deutsche Grammophon, une union avec Diana Krall, diva bobo pour amateurs de jazz tout confort (convoler avec la bassiste des Pogues en 1986, ça vous avait tout de même une autre allure), les dernières péripéties biographiques du maître pouvaient également entretenir quelques inquiétudes sur son enlisement définitif dans la vanité, faisant de lui une synthèse entre personnages de Molière. À la fois misanthrope par nature, rocker embourgeoisé se rêvant gentilhomme-compositeur et précieux devenu ridicule à force de convoiter une place inaccessible au Panthéon de la musique “sérieuse”. Pourtant, interrogé sur ce point, Elvis Costello est le premier et le plus prompt à confesser ses errements et à tenter de les expliquer.
“Composer des albums comme Spike ou Mighty Like A Rose, en mêlant des styles très différents, c’était amusant sur le coup et très stimulant. Mais beaucoup de gens ont eu du mal à suivre le fil et, par conséquent, ils ont même remis en question la sincérité de ma démarche et pensé que je cherchais à jeter de la poudre aux yeux. Tout n’était pas parfait, mais c’est parce que je voulais expérimenter beaucoup de choses sans toujours les maîtriser. Depuis, je suis plus attentif à la cohérence de chaque disque tout en cherchant à varier les plaisirs et à explorer de nouveaux horizons”.
Broadway
Sans jamais sombrer dans l’impudeur, Costello finit par livrer quelques-uns des fils d’un parcours artistique et personnel qui, depuis toujours, mêle indissociablement les découvertes de nouveaux horizons musicaux et les événements les plus intimes. “Je suis toujours surpris que les gens se laissent distraire par l’architecture de la façade au lieu de regarder ce qui se passe à l’intérieur de la maison. Même si j’ai cherché à aborder des genres très différents, le contenu émotionnel de mes disques n’est pas si incohérent que cela. Par exemple, même si la forme est divergente, je pense qu’il y a des points communs entre North et King Of America, quant au côté très personnel de certains textes notamment. Mais je trouve que ça ne sert à rien de répéter exactement la même chose de la même manière”.
Nul besoin de pratiquer une psychanalyse de comptoir pour déchiffrer les origines de cet amour parfois excessif de la diversité musicale ou de l’éclectisme dans une enfance placée sous la double tutelle d’un père chanteur dans une formation de swing pour music-hall et d’une mère disquaire. Une culture musicale hétéroclite, un temps dissimulée par le verni post-punk de ses premières œuvres majeures en compagnie de The Attractions.
“Au début de ma carrière, j’ai enregistré beaucoup d’albums très rapidement, sans me poser de questions. Mais j’avais déjà d’autres idées sur la musique. En 1976, j’avais déjà composé des chansons influencées par le ragtime. J’ai aussi produit le premier Specials. Simplement, en 1977, avec le punk, j’ai découvert un langage musical qui me permettait de m’exprimer très librement et de sortir des disques sans trop de difficultés. Quand je suis arrivé au cinquième Lp, j’avais l’impression d’avoir un peu épuisé mon réservoir de morceaux inspirés par tous les groupes de mon adolescence : les artistes Motown, The Kinks, The Beatles, etc. C’est pour cela que je me suis de nouveau penché sur les disques qui passaient chez mes parents pendant ma petite enfance : le jazz, Sinatra, les comédies musicales de Broadway des 40’s. J’ai redécouvert ces chansons avec une oreille d’adulte et je les ai mieux comprises. J’ai voulu écrire en utilisant les mêmes méthodes que Lawrence Hart ou Jerome Kern, tout en conservant certains aspects du rock. J’ai toujours été fasciné par des titres comme All The Things You Are ou My Funny Valentine, même si je ne cherche pas à les pasticher. Des paroles très simples, très platement romantiques peuvent être amplifiées par la musique et acquérir un sens très neuf. Il y a, dans ces morceaux, un équilibre très intéressant entre le dévoilement, une forme de tragédie personnelle et des formes très conventionnelles. À l’époque, on exprimait ses sentiments de façon beaucoup moins crue. Il y a quelque chose de très sombre dans ces chansons, mais on arrive à peine à percevoir la tragédie qui se dissimule derrière les conventions et les codes de la comédie musicale. Ces auteurs savaient choisir des mots suffisamment universels pour que leur vie privée ne se transforme pas en spectacle et que le public ne se retrouve pas coincé dans un rôle de voyeur. Il faut connaître l’histoire, non pas pour être nostalgique, mais pour ne pas sous estimer des choses fondamentales. Par exemple, tous ces compositeurs qui sont considérés comme typiquement américains avaient souvent des origines et une culture européenne très classique. De Gershwin à Bacharach, on retrouve cette influence continentale, notamment dans les harmonies. Pourquoi ensuite la refouler et prétendre que tout a été inventé à partir de rien dans les 50’s et les 60’s ?”
Vie privée, vie publique
Après bien des tentatives, c’est finalement avec North que cette recherche du dévoilement pudique et cette passion pour la composition classique s’expriment de la façon la plus cohérente et la mieux maîtrisée. Cet album surprend d’abord par le ton adopté : une écriture égotiste, douze chansons presque systématiquement interprétées à la première personne alors même que Costello avait forgé l’essentiel de sa réputation sur sa capacité à dépeindre des personnages à coup de traits de plumes acides et corrosifs. Passé du cynisme à la confidence, il renoue avec l’émotion brute et retenue de ses grandes heures, lorsqu’il parvenait à faire frissonner les pilosités les plus rétives en susurrant I Want You. “J’avais pris l’habitude d’inventer des histoires, de partir d’éléments imaginaires. C’est une forme d’écriture plus distante alors que l’usage de la première personne permet à l’auditeur de s’identifier davantage. Il peut y reconnaître ses propres expériences. C’est cela qui compte, beaucoup plus que de savoir si ce que je raconte est arrivé réellement ou non. En l’occurrence, ces chansons ont toutes été écrites en quelques semaines, à partir d’expériences personnelles. Elles ont une signification particulière pour moi, mais j’espère surtout qu’elles en auront une pour ceux qui les écouteront attentivement”.
North frappe également par sa simplicité, son absence de toute prétention virtuose, malgré la présence au coté du chanteur et de l’indéboulonnable pianiste Steve Nieve, de figures aussi incontestables en matière de jazz que le saxophoniste alto Lee Konitz (“Une vieille idole de ma mère. Je lui ai demandé un autographe pour elle quand il est venu au studio”) ou l’ancien batteur de Weather Report, Peter Erskine. “Ils se sont tous mis au service des chansons avec une grande discrétion. Ils ont apporté un sens du swing, quelque chose de très délicat”. Une légèreté et une retenue bienvenues qui s’accordent à merveille avec la tonalité intimiste d’un disque interprété sur le registre de la confession. Alors que Costello nous avait habitués ces derniers temps à manier sans discernement ses cordes vocales dans une surabondance d’aigus et de chevrotements, on le retrouve ici en plein murmure, quelques octaves en dessous de son registre habituel.
“J’avais déjà chanté aussi bas, mais jamais sur tout un album. En fait, c’est ma voix naturelle, celle que j’utilise pour parler. Donc, c’est une tonalité qui me permet d’exprimer des choses plus personnelles”. Cette incontestable réussite rend presque crédibles les projets d’avenir d’un artiste dont l’un des mérites est, sans aucun doute, de ne jamais avoir vécu sur ses rentes et d’avoir toujours refusé les redites. “Contrairement à ce que les gens pensent souvent, je ne suis pas uniquement captivé par le passé. Je préfèrerais même ne plus me produire sur scène plutôt que de remplir des salles en jouant sur la nostalgie et en ne reprenant que des vieilles chansons. C’est pour cela que je ne ferai peut-être plus jamais de concert en Angleterre. L’approche de la musique y est complètement nostalgique. Aux États-Unis, on a un peu plus de choix sur le menu. Je n’ai jamais pensé que l’Histoire du rock était terminée et que je ne découvrirai jamais plus un nouvel album important”.