Massive Attack ? Sans doute le groupe le plus influent de la décennie en cours. En deux albums, le trio de Bristol a suscité des vocations, élargi les horizons. En faisant abstraction des frontières musicales, en mélangeant sans ambages dub, hip hop et pop, 3D, Mushroom et Daddy G ont réussi les plus beaux tours de passe-passe de ces dernières années. Trois ans après Protection, ils reviennent accompagnés de nouvelles voix – Liz Fraser, Sara Jay – et surtout d’un nouvel album, Mezzanine, édifiant et saisissant, entre le groove le plus lascif et la tension la plus extrême, disque qui laisse apparaître des artistes au sommet de leur art. L’immense Daddy G, entre deux bouffées de drôles de cigarettes, a accepté de dévoiler le plan de bataille.
ARTICLE Christophe Basterra
PARUTION magic n°19Dans une immense pièce à l’ambiance feutrée et à la décoration “so british”, l’immense Daddy G – Grant Marshall de son vrai nom – est allongé nonchalamment sur un sofa de velours carmin. Perdu dans une rue d’un calme olympien, dans l’ouest de Londres, le Comden Working Men’s Club est une bâtisse de la fin du dix-neuvième siècle… Depuis deux jours, Massive Attack et son entourage – le management, le label – ont investi ce lieu au charme suranné. En cette après-midi ensoleillée de février, seuls Daddy G et Mushroom – alias Andrew Vowles – se plient à l’exercice – la corvée ? – plus connu sous le nom de promotion. 3D – alias Robert Del Naja – est lui reparti en studio afin d’achever le mixage du onzième et dernier titre – le morceau éponyme – d’un nouvel album, plus ou moins annoncé sur les plannings depuis près de dix mois et baptisé Mezzanine. “On peut comprendre le titre de façons différentes”, explique Daddy G en se grattant le crâne. “Disons que cela peut se référer à un état étrange, le lendemain d’une fête extraordinaire, quand tu es à mi-chemin entre l’extase de la veille et une phase descendante…” Et l’homme de s’allumer une cigarette composée d’une substance pour le moins prohibée.
Ce troisième album semble avoir été, pour vous, le plus difficile à enregistrer…
(Sourire.) Ce n’est pas tout à fait faux. De toute façon, Protection n’avait pas été si difficile que cela à concevoir. Il avait juste fallu s’efforcer de maintenir une certaine qualité. Et sincèrement, ce n’était pas insurmontable. (Sourire.) Celui-ci, en revanche… De toute façon, on savait depuis longtemps qu’il fallait qu’on se remette en question, qu’il nous fallait changer d’approche. On savait parfaitement ce que l’on était capable de faire avec les rythmes, les samples, les arrangements de cordes, les mélodies… Il était temps d’explorer de nouvelles directions dans le cadre de Massive Attack.
D’où l’importance donnée à la guitare ?
Oui, exactement. C’est un instrument que l’on avait complètement délaissé. Le fait de tourner avec une formation, disons, plus classique dans le sens rock du terme, nous a donné des idées, nous a offert cette nouvelle direction à explorer. Pour Mezzanine, on a enregistré en partie avec le groupe qui nous accompagne sur scène. C’est Angelo Bruschini qui joue de la guitare, un ancien Blue Aeroplanes. Ce disque a été envisagé de manière plus live que Blue Lines et Protection… L’importance de la guitare a changé l’ambiance des morceaux : il y a ces parties très calmes auxquelles succèdent des accords plus distordus, plus tendus. La palette des atmosphères s’en est trouvée bien plus large.
Mezzanine dégage un côté très sombre, presque, heu, new wave…
Ouais, je vois ce que tu veux dire. Ça vient tout simplement des disques que l’on écouté avant et pendant l’enregistrement. Massive Attack existe parce nous sommes obsédés par la musique, par toutes les musiques. Nous sommes des boulimiques… Des fois, j’ai tendance à penser que notre principal atout est de pouvoir écouter autant de disques différents. (Rires.) Là, surtout 3D et moi, on s’est replongé dans les trucs de la fin des années 70 et du début des années 80… Le Clash, les Slits, Public Image Limited, Joy Division et Wire ont fait partie de notre quotidien pendant l’enregistrement.
Ce sont des références qui peuvent surprendre l’auditeur de Massive Attack.
Mais, on vient de la scène punk ! Tous les groupes dont je t’ai parlé ont été nos premiers chocs musicaux… 3D est peut-être le plus grand fan de Clash que tu puisses rencontrer, l’un de ses disques favoris, c’est le premier Adam & The Ants. Moi, c’est le punk qui m’a conduit au hip hop… J’ai découvert le breakdancing grâce à Malcolm McLaren, lors d’une télé pour son single Buffalo Stance en 1983. Maintenant, à Bristol, on a aussi eu la chance, sans doute, d’avoir des groupes qui ont vite compris que le métissage était intéressant en musique, des gens comme le Pop Group de Mark Stewart ou Rip Rig & Panic.
The Look Of Love
Avant, était la Wild Bunch. Si aujourd’hui, tout le monde, ou presque, est stupéfait par l’arrivée sur le devant de la scène d’une certaine mafia versaillaise, celle de Bristol, au milieu des années 80, était certainement plus impressionnante et s’est surtout, depuis son implosion vers 1987, révélée comme l’une – la ? – des principales influences pour l’évolution de la musique lors de la décennie en cours. Cette Wild Bunch, donc, fut sans doute le… collectif – “les gens ne peuvent pas savoir à quel point nous haïssons ce terme…” – le plus invraisemblable qui n’ait jamais existé. Outre 3D, Daddy G et Mushroom, on retrouvait dans cette bande à géométrie variable Nellee Hooper – le son Soul II Soul, le Debut de Björk, un album avec Madonna… – Shara Nelson, Smith & Mighty et le benjamin, un dénommé Adrian Thaws, alors baptisé Tricky Kid.
Les témoignages ? Quelques sound-systems, des centaines de graffitis signés 3D – il se retrouvera en 87 dans un documentaire sur l’art du tag pour la télé britannique aux côtés d’un jeune… Goldie – et deux maxis, dont une reprise du meilleur morceau signé du tandem Bacharach/David, The Look Of Love, qui, dès 1986, posera en fait les bases de ce que l’on appellera, quelques huit ans plus tard et par défaut, le t***-hop. Mais, en 87, la troupe explose lorsque Nellee abandonne ses compagnons pour se joindre à Soul II Soul. C’est alors que 3D, Daddy G et Mushroom décident de se baptiser Massive Attack. Pas particulièrement pressés, à l’image du rythme de vie que semble imposer Bristol, les trois compagnons, qui continuent de collaborer avec Shara Nelson ou Tricky, ne sortent leur premier maxi qu’en 1990. Il s’intitule Daydreaming…
Black Milk
Un rêve. C’est un peu la sensation que procure, un an plus tard, l’écoute du premier album. A l’époque, Blue Lines fait l’effet d’une… bombe. Ni hip hop, ni dub, ni soul, ni pop mais plutôt tout cela à la fois… “C’était vraiment une bonne période : on sentait qu’il allait se produire quelque chose d’excitant. On était assez sûr de notre fait. Mais si ce disque a marqué à ce point les esprits, c’est parce qu’il était très simple. Réécoutes-le, tu verras, chaque titre est très direct, très facile à écouter. Nous n’avions pas cherché à compliquer les choses. C’était le résultat de huit ans de collaborations diverses et de six mois passés en studio, tranquilles”. Une tranquillité qui va changer le cours de la musique moderne. Car Blue Lines créera des vocations – James Lavelle de Mo’Wax cite cet album comme le disque qui lui a donné envie de se lancer dans l’aventure –, donnera des idées – à The Verve, par exemple, qui, pour l’un de ses plus beaux morceaux, History, fait appel à Wil Malone, le responsable des cordes d’Unfinished Sympathy – ou permettra à Portishead de croire en ses chances.
Pourtant, Massive a failli ne jamais se remettre de ce coup de maître. Tour à tour, la douce Shara Nelson, le producteur Johnny Dollar et le manager Cameron McVey abandonneront les trois visionnaires. Alors, de sales rumeurs commencent à circulé. Un jour, le groupe se sépare. Le lendemain, le label le remercie pour ventes insuffisantes. Finalement, après plus de trois années, Protection voit enfin le jour. Pour palier à la défection de Dollar, le trio a appelé son ancien collaborateur, Nellee Hooper. Pour remplacer Shara Nelson, il décide de s’entourer de deux voix particulièrement distinctes : celle, très blanche et très douce, de Tracey Thorn d’Everything But The Girl, celle, très noire et très soul, de Nicolette, qu’un premier album sorti en catimini, Now Is Early, a intronisé “Billie Holliday sous acide”. Du glorieux Blue Lines, seuls Tricky, qui a démarré une carrière solo quelques temps auparavant, et le vétéran Horace Andy, véritable crooner reggae, sont encore présents pour accompagner les raps langoureux de 3D et Daddy G. Plus minimaliste, plus intimiste, Protection est la preuve que Massive Attack reste largement au-dessus de la mêlée. Intronisé malgré lui parrain d’un son de Bristol, le groupe poursuit son bonhomme de chemin, adepte d’une coolitude jamais démentie.
Cool n’est pas le premier adjectif qui vient à l’esprit à l’écoute de Mezzanine. Plus dense, plus… “agressif” serait-on tenté de dire, il ouvre de nouvelles perspectives. Des albums précédents, seul Horace Andy fait figure de survivant. “Ce mec-là est incroyable… Que veux-tu dire de lui. Il n’y a qu’à l’écouter chanter. C’est notre parrain”. Tricky, lui, après quelques fâcheries dûes à la légitimité du morceau Karmacoma, est allé voir ailleurs, à New York en l’occurrence. “On va voir ce que va donner sa… carrière d’acteur”, ironise alors Daddy G… Mais, subsiste ici ce qui semble être devenue une tradition Massive Attack : la présence incontournable – presque vitale semble-t-il – de voix féminines.
Après Shara Nelson, Tracey Thorn, Nicolette, voici venu le tour de Sara Jay, impressionnante de langueur sur un très beau Dissolved Girl – “cette fille incarne la classe parfaite” – et de Liz Fraser, échappée de Cocteau Twins et interprète du prochain single Teardrop mais aussi de Group 4 et Black Milk… “En fait, on avait en tête de travailler avec elle dès Protection. C’était soit elle, soit Tracey. Le fait que Liz se soit installée à Bristol depuis quelques temps a bien évidemment facilité les choses. Et puis, je pense qu’elle est peut-être plus réceptive à ce que peut faire un groupe comme le nôtre aujourd’hui. On a toujours été de très grands fans de sa voix, de sa façon de chanter. Tout comme Tracey, elle a quelque chose d’incroyablement britannique mais en même temps un timbre très particulier, très personnel”.Comment travaillez-vous avec ces chanteuses…
On leur envoie des bases, des boucles et elles ont carte blanche. Si tu demandes à Liz Fraser de venir chanter sur l’un de tes morceaux, il serait ridicule de lui imposer quoi que ce soit. Nous avions procédé de la même façon avec Tracey et Nicolette. Avec Shara, en revanche, c’était le résultat d’une collaboration plus étroite : à l’époque, on essayait de progresser tous ensemble, on découvrait un monde nouveau.
Ces voix font partie intégrante de l’identité Massive Attack mais, d’un autre côté, vous semblez vous refuser à intégrer d’autres membres à part entière dans le groupe.
On tient ça de la tradition des sound-systems jamaïcains. Tu vois, d’un côté, tu as cette base musicale et rythmique très rigide et de l’autre, tu as ces Mc’s qui, en fonction leur voix, en fonction de leur façon de toaster, vont changer complètement ta perception de la musique.
Les présences féminines sur les disques de Massive Attack, c’est un plaisir ou une… nécessité ?
(Rires.) Les deux ! S’il n’y avait pas de femmes lorsque nous enregistrons, on se retrouverait dans un univers exclusivement masculin et là, tout peut arriver… Les questions d’ego prennent le pas sur les questions musicales et ça peut te mener à l’explosion. (Sourire.)
Il se dit que cet enregistrement a été particulièrement tendu.
Hum, oui. On peut voir ça de cette façon. Mais, bon, il n’y a rien de très nouveau dans tout ça. La vie de groupe n’est pas toujours facile. Il y a des hauts, des bas, des moments incroyablement forts, d’autres incroyablement déprimants. Et Massive Attack n’a pas échappé à la règle. En fait, pour être franc, on ne s’est pratiquement jamais retrouvé ensemble en studio… Mushroom faisait quelques trucs, puis 3D arrivait et une fois qu’il avait quitté les lieux, c’était mon tour. (Sourire.) Disons qu’à l’époque, on avait un peu de mal à s’entendre. Les tensions que l’on ressent à l’écoute de Mezzanine viennent également de cet état de fait…
Classe
C’est sans doute pour fuir la réalité de l’enregistrement que Massive Attack, après la sortie à l’automne 96 d’une compilation de son chantre Horace Andy, s’est attaché à donner plus de consistance à son label, le joliment nommé Melankolik. “Ce n’est pas une lubie d’artiste, un joujou pour passer le temps. Encore une fois, c’est lié à notre obsession pour la musique. On a la chance d’écouter des choses extraordinaires et on avait envie d’en faire quelque chose. Bien sûr, notre position a facilité la création de Melankolik. Les gens font généralement plus confiance à Massive Attack qu’à une personne lambda… C’est ridicule mais c’est ainsi. Tiens, d’ailleurs, il y a de cela environ huit mois, on avait reçu une maquette de Air et j’avais vraiment trouvé ça mauvais ! (Rires.) Mais, en fait, nous n’étions pas dans de bonnes conditions pour l’écouter, nous étions en tournée. J’ai acheté l’album il y a quelques temps et il est vraiment extraordinaire. (Rires.) Pour l’instant, mis à part pour Craig Armstrong, qui avait bossé avec nous sur Protection, on a signé des groupes sur les conseils avisés d’amis”. Alpha hier, l’excellent Lewis Parker et PhD – “de l’excellent hip hop, une classe incroyable” – demain, vont profiter du parrainage. “Oui, mais il ne faut pas que nous soyons au dessus de nos artistes. Sur Melankolik, la musique se doit d’exister par elle-même. C’est pour cela que l’on n’hésite pas à sortir un album comme celui de Craig. Encore une fois, ce label va refléter l’éclectisme de nos goûts. Si tu veux connaître la raison d’être de Massive Attack, c’est là qu’il faut chercher : puiser dans différentes cultures, dans différentes musiques et essayer de les associer avec cohérence. Voilà ce qui nous motive”.
Massive Attack est partout. Même là où on ne l’attend pas. Sur des BO de grosses productions hollywoodiennes ou sur celles de films au budget nettement plus restreint. Aux côtés de Madonna pour la reprise de Marvin Gaye, I Want You – “ça s’est passé de façon très simple. Elle avait vraiment envie de nous rencontrer, de faire quelque chose avec nous. Il n’y a pas eu d’histoires d’avocat, de gros sous ou quoi que ce soit. Tout est resté très… spontané” – ou pour une collaboration avortée avec Radiohead. “On les a rencontrés sur la route, à l’été 96, aux Etats-Unis. OK Computer est un album impressionnant. Effectivement, il y a eu ce projet de remixes. Mais bon, pour pouvoir être à la hauteur de l’original, il fallait du temps, beaucoup de temps. Même si on connaît bien le disque, il aurait fallu que l’on s’en imprègne totalement, pouvoir se concentrer exclusivement dessus. Et nous avions Mezzanine à enregistrer… Alors, on a choisi de se consacrer à notre album. T’imagines, s’amuser à remixer OK Computer et le saloper à moitié. (Rires.) On ne nous l’aurait jamais pardonné !”
On aurait surtout regretté que cela retarde d’autant la sortie de Mezzanine, disque mutant, à la production en forme de diamant brut, télescopage sidérant entre le Closer de Joy Division et Blue Lines, entre la sensualité et la rigidité. Un disque impressionnant et vertigineux, vénéneux et contagieux. Un album qui installe définitivement Massive Attack au dessus des genres, au dessus des scènes… Et, malgré toute la publicité tapageuse dont a bénéficié celle de Bristol, les trois compagnons sont restés fidèles à leur ville d’origine… “C’est resté très tranquille, c’est un endroit facile à vivre. Même s’il y a toujours règné un racisme latent. D’un autre côté, et c’est souvent le cas en Angleterre, je crois que le métissage est bien plus présent ici que dans le reste de l’Europe. C’est l’une des nombreuses contradictions de ce pays : d’un côté, il y a ce conservatisme, cette apologie d’une culture blanche et de l’autre, tous ces accès à des cultures non-européennes”.
Aujourd’hui, Massive Attack attend sereinement la sortie de son troisième album. Pas d’inquiétude, aucun stress apparent. Le prochain single, Teardrop, sera, entre autre, remixé par Primal Scream, renforcé pour l’occasion par… Kevin Shields et Paul Weller. Puis, ce sera la tournée, une situation de promiscuité qui aurait de quoi inquiéter au vu des problèmes évoqués par Daddy G – qui doit bien allumer sa troisième cigarette interdite – lors de l’enregistrement de Mezzanine… Alors, timidement, on se risque à évoquer l’avenir. Daddy G tire une dernière bouffée, ferme les yeux et sourit : “Ce serait bien de pouvoir arriver en hélicoptère au Stade De France pour pouvoir suivre la finale de la coupe du monde… (Sourire.) Plus sérieusement, disons que nous devons apprendre à composer avec nos différences, apprendre à faire plus de chose chacun de notre côté mais aussi ensemble. Il faut, qu’entre nous, il y ait respect et loyauté”. Massive Attack prépare déjà sa contre-attaque.