Le problème pour New Order, c’est cette étiquette qu’on lui a collée, sans doute contre son gré. Le meilleur groupe des années 80… La belle affaire. Même en ces temps de nostalgie bon enfant. Car une telle affirmation ressemble avant tout à une parfaite épitaphe. Certes, les Mancuniens n’ont pas mis beaucoup du leur pour corriger le tir. Un album lors des années 90. Réalisé il y a huit ans. L’équivalent, en matière de chronologie musicale, de plusieurs siècles. Depuis – outre des projets solos (injustement) ignorés –, juste des compilations et quatre concerts à se mettre sous la dent. Autant dire que tout cela fleurait bon la fin d’un rêve qui nous avait tenus éveillés depuis plus de vingt ans. Mais, alors que l’on s’apprêtait à fermer les yeux, New Order a fini par retrouver le chemin des studios d’enregistrement, ce terrain de jeux qui a fait de lui la formation la plus influente de sa génération. Le résultat ? Dix chansons taillées sur mesure et réunies sous un titre en forme de manifeste, Get Ready!, pour un septième album puissant et mélodiquement infaillible, offensif, pertinent et solide comme un roc(k), cure de jouvence salvatrice, autant pour ses auditeurs que ses auteurs. Un disque qui bouleverse la donne et laisse à penser que New Order est, en fait, le meilleur groupe de l’histoire de la musique pop.

ARTICLE Christophe Basterra
PARUTION magic n°53Un seul coup d’œil suffit pour s’en convaincre. Ils n’ont pas changé. Certes, physiquement, on comptera bien quelques kilos en plus ; on décèlera aussi des cernes plus prononcées. Mais les expressions, les attitudes, elles, sont restées les mêmes. Exactement les mêmes. Bernard Sumner, arborant sa “légendaire” coupe de Marines prêt à s’embarquer sur son porte-avions, a gardé ce visage poupon, ce regard pétillant du garnement à l’affût de quelque gaffe à commettre. Peter Hook, lui, toujours aussi imposant, affiche son sempiternel air de dur à cuire, a conservé son allure de “biker” peu commode. Il montre d’ailleurs à ses compagnons une large brûlure sur sa jambe gauche. “C’est sans doute pour éviter ce genre d’incidents que personne ne porte de bermuda sur une moto. Bah, ça prouve que l’on apprend à tout âge”, conclue-t-il alors que Sumner ne peut réprimer un petit rire moqueur. Quant à Stephen Morris, confortablement assis sur un divan, il adopte sa traditionnelle attitude impassible et silencieuse, préférant écouter sans sourciller le babillage ininterrompu de ses deux collègues.

Gillian Gilbert, sa femme et quatrième membre de New Order, est absente. Comme depuis le début de la promotion de Get Ready!. Elle est restée à Manchester, auprès de son deuxième enfant – une petite fille née il y a un peu plus dix-huit mois –, qui sort à peine d’une très grave maladie. Une maladie qui a d’ailleurs empêché la maman de participer autant que d’ordinaire aux sessions d’enregistrement du nouvel album de la formation qu’elle a rejointe un beau matin de l’année 1981. Et dont elle fait, jusqu’à… nouvel ordre, toujours officiellement partie. Ses comparses tiennent d’ailleurs à le préciser d’entrée de jeu. Même s’ils ont dû se résoudre à lui chercher un remplaçant pour les futurs concerts déjà planifiés, au Fuji Rock Festival japonais ou sur la côte Ouest américaine, dans le cadre de la tournée Aera: One, mise sur pied par Moby. “Normalement, s’il n’y a pas de problèmes, Billy Corgan des Smashing Pumpkins sera sur scène avec nous. Et puis, Phil Cunningham, l’ancien guitariste de Marion, devrait aussi être de la partie. C’est un chic type… Mais il faut que l’on s’organise, qu’il vienne en Angleterre pour que l’on répète. Et je crois qu’on a du pain sur la planche à ce niveau-là”, précise Hook, en jetant un regard affectueusement inquisiteur à son chanteur, qui fait mine – bien évidemment – de n’avoir rien entendu.

 

Abruti

Pendant près de cinq années, ces trois hommes ne se sont pas adressés la parole. Même au téléphone. Ce que l’on a bien du mal à imaginer, tant il règne aujourd’hui entre eux une complicité sans équivalent. Mais, après tout, comment pourrait-il en être autrement ? Entre des personnes qui ont passé près de la moitié de leur vie ensemble, il ne peut qu’exister une alchimie quasi-surnaturelle. Sans aucun doute renforcée par les tragédies qu’ils ont dû affronter : le suicide de leur ami, Ian Curtis, le chanteur charismatique de leur première incarnation, Joy Division, le décès de leur premier guide en studio, le fantasque producteur Martin Hannett, en avril 1991, puis, en mai 1999, celui de leur légendaire manager, Rob Gretton. Sans oublier la faillite du label qui avait toujours cru en eux, Factory Records, au moment où le quatuor tentait de terminer dans la douleur l’enregistrement de Republic. Sans oublier les fermetures à répétition, pour cause de problèmes de drogues et de violences (avant son arrêt définitif, puis sa destruction, l’an passé), de La Haçienda, ce club rendu mythique par l’explosion de la house et de la folie Madchester et qu’ils avaient contribué à ouvrir en 1982, “pour tenter de rendre à la ville ce qu’elle nous avait apportés”, aimait à déclarer Peter Hook.

Il se dit que, dans la tourmente, on se serre encore plus les coudes. Et pourtant… Alors que la dernière note s’évanouissait dans la nuit de Reading le 29 août 1993, les quatre musiciens quittaient la scène avec la même idée en tête : “Cette fois, c’en est bel et bien terminé”. Ce que tout le monde – public, familles, amis, maison de disques – a dû se résigner à accepter au fil des mois. Car, pour les principaux intéressés, cela ne faisait plus aucun doute : New Order, douze ans après des débuts nés d’un drame, avait cessé d’exister. Jusqu’à l’envoi par le regretté Gretton d’un fax presque anodin, au tout début de l’année 1998. La question formulée est simple et a surtout le mérite d’être claire : “Seriez-vous tentés par le projet de donner des concerts ?” À la surprise générale, le groupe décide alors de se réunir. “Je crois que l’on était tous très nerveux à cette idée. Mais il fallait voir ce que chacun avait à dire”, explique Sumner en piochant allègrement dans une soucoupe emplie de cacahuètes. “Et je crois que l’on a vite compris que l’on était avant tout heureux de se retrouver dans une même pièce. En fait, je ne sais même pas pourquoi nous sommes arrivés à une situation aussi extrême. J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne vois vraiment pas”.

Peter Hook, lui, a sa petite idée : “Peut-être parce que tu étais devenu insupportable, égocentrique et complètement abruti… Mais bon, ce n’est qu’une hypothèse comme une autre. (Sourire.)”. L’accusé fait la grimace et baisse la tête. “Toujours est-il qu’on s’est rendu compte que l’on avait envie de jouer ensemble, que l’on a donné ces quelques concerts (ndlr : à Manchester, en juillet et décembre 1998, Reading, en août, et Londres, pour la soirée du nouvel an) qui se sont très bien passés et que la suite s’est imposée d’elle-même : on voulait retourner en studio”. Comme par enchantement – c’est donc vrai, le hasard fait parfois merveilleusement bien les choses –, le réalisateur Danny Boyle, fan absolu du quatuor, est alors en train de tourner un nouveau long métrage, The Beach. Pour sa bande originale, il aimerait compter sur la participation du groupe, qui voit là l’occasion parfaite de faire un petit tour de chauffe et de vérifier que l’excitation est bien au rendez-vous. L’enregistrement de l’inédit Brutal terminé, chacun respecte ensuite ses engagements et retourne temporairement à ses projets solo. Toujours en compagnie de Johnny Marr, Sumner achève ainsi le troisième album d’Electronic, Hook retrouve son copain David Potts au sein de Monaco pour donner une suite à Music For Pleasure, alors que Stephen et Gillian peaufinent un nouvel Lp toujours crédité à The Other Two. Promotions et affaires courantes expédiées, le grand chantier peut commencer.

OVNI

Certains se refusent encore à l’évidence. New Order a pourtant changé le visage de la musique moderne. Son appréhension autant que sa conception. Et ce, sans même parler de l’influence de Joy Division, qui a posé les bases de ce que l’on appellera par la suite le post punk – ou cold wave –, imposera un style sombre et glacial mille fois parodiés jamais égalés et marquera à jamais bon nombre d’adolescents transis. Sans Closer ou Love Will Tear Us Apart, pas de Slint, de Manic Street Preachers, de Hole, de Radiohead, de Smashing Pumpkins. Nirvana n’aurait peut-être même jamais existé. En tant que New Order, ses mêmes jeunes gens ont jeté des ponts entre des genres que d’aucuns considéraient antinomiques, entre le rock indépendant et la disco. Avec Blue Monday – qui reste encore aujourd’hui, avec ses trois millions d’exemplaires, le maxi vinyle le plus vendu de l’histoire –, ils ont réalisé la rencontre parfaite entre l’homme et la machine, le premier disque crossover, un hymne hédoniste mais inquiétant, une machine à danser intelligemment, qui n’en finit plus de triompher sur les pistes du monde entier.

En enregistrant l’album Technique en 1988 – en particulier du côté d’Ibiza, bien avant que l’île espagnole ne devienne le Benidorm des clubbers en mal de nuits blanches et autres afters –, ils ont avant tout le monde anticipé le phénomène house, ont conféré une dimension pop à ces rythmes implacables et permis ainsi qu’une musique “faite à la maison” puisse aussi “s’écouter à la maison”. New Order, c’est le groupe de tous les paris, même les plus improbables – avez-vous déjà essayé d’écrire une bonne chanson qui puisse servir d’hymne à votre équipe nationale de foot ? – celui qui a cru au début des 80’s en une jeune artiste américaine nommée Madonna, en l’invitant à jouer à La Haçienda, après l’avoir découverte lors de leurs fréquentes escapades dans les clubs new yorkais. Mais les principaux intéressés ont toujours semblé à mille lieux de ces considérations. Et continuent d’affirmer benoîtement qu’Everything’s Gone Green – cet OVNI électro-psychédélique réalisé en 1981 – est né en studio d’un incident technique.

Que, s’ils restent les premiers à avoir osé jouer en direct sur le plateau de la célèbre émission Top of The Pops – le temps d’une version hypnotique et hallucinée de Blue Monday –, la raison est d’une simplicité désarmante, comme l’expliquait Stephen Morris il y a plusieurs années : “On se serait senti complètement idiots si nous avions fait un play back. On est sans doute encore moins bon à mimer nos chansons qu’à les jouer live… Il n’y avait aucune déclaration d’intention”. Et lorsqu’ils composent un hit radieux du calibre de True Faith, ils s’excusent presque en affirmant que le morceau est né par accident alors qu’ils s’essayaient, sans succès bien sûr, à une reprise du Lust For Life d’Iggy Pop. Et l’on se dit finalement que l’existence de The Chemical Brothers, Underworld, 808 State, Andy Weatherall, d’une bonne partie des catalogues Warp ou Rephlex tient en fait pas à grand-chose. Pourtant, New Order, n’en déplaise à ses membres fondateurs, est bien devenu une institution. Mais une institution qui, plutôt que de se reposer sur ses lauriers, a encore des choses intéressantes à dire.

 

Assassin

Depuis 1981, peu sont ceux à avoir eu le privilège de violer l’intimité du groupe en studio. On se souvient bien sûr de Martin Hannett – “un type incroyable, avec des idées qui dépassaient l’entendement et une approche très expérimentale” – qui, sur la lancée du travail saisissant qu’il avait réalisé sur les disques de Joy Division, avait aidé un New Order encore balbutiant à accoucher de son premier album, Movement, et des singles Ceremony et Everything’s….. Il y eut aussi Arthur Baker – “il a une habileté à faire sonner les beats qui est vraiment impressionnante… Disons que son physique donne une idée assez précise de la puissance qu’il peut apporter à un morceau” –, le magicien de la scène américaine electro hip hop du début des années 80, qui guidera les quatre Mancuniens pour Confusion et Thieves Like Us. Stephen Hague – “un mot court suffit à définir son travail : pop” –, enfin, croisera par deux fois la route du quatuor, pour l’hymne True Faith en 1987, puis sur Republic, en 1993, disque sur lequel il fera quasiment œuvre de cinquième membre. Le reste du temps, et en particulier sur des albums aussi somptueux, intemporels et déterminants que Low-Life ou Technique, les quatre Mancuniens avaient opté pour l’autarcie.

Bernard Sumner explique aisément ce parti pris : “C’est parce que l’on voulait expérimenter à notre guise, découvrir les arcanes de la production, sans que personne ne vienne mettre son grain de sel. C’est pour la même raison que j’ai produit d’autres artistes au milieu des années 1980 (ndlr : Paul Haig, Section 25, Happy Mondays, entre autres). Peter a fait de même (ndlr : Minny Pops, Stockholm Monsters, ou, un peu plus tard, The Stone Roses sur le single Elephant Stone). Mais, à nouveau millénaire, nouvelle philosophie. Nouvelles envies, surtout. New Order – forteresse quasi inviolable jusqu’alors –, a décidé de s’ouvrir au monde extérieur. Immédiatement, on pense à… Electronic, qui, des Pet Shop Boys à Fridge, des Doves à Karl Bartos, n’a cessé de convoquer des artistes amis pour rendre justice à ses compositions. Téméraire, mais pas suicidaire, on se gardera bien d’exposer à voix haute cette comparaison, de peur de provoquer le courroux d’un Peter Hook plutôt sensible sur le sujet en question. Sumner, très diplomate, se lance heureusement dans des explications tout à fait convaincantes.

“Ces deux dernières années, j’ai moi-même été invité à participer à des disques d’autres groupes, à ceux des Chemical Brothers ou de Primal Scream, et je me suis aperçu que j’aimais bien ce principe. Je trouve cela très libérateur, très ludique… De plus, je crois qu’on n’avait pas envie de se retrouver juste tous les quatre. On a passé l’âge de genre de trucs. (Rires.) Maintenant, les gens qui participent au disque, on les connaît, on n’a pas joué la carte de ‘l’invité superstar’. Billy Corgan venait souvent à nos concerts quand on tournait aux États-Unis dans les années 80. Il était tout jeune, il devait avoir dix-sept ans et je crois qu’il avait réussi à sympathiser avec Hooky. Et si on lui a demandé de venir chanter sur Turn My Way, c’est que, dans les premières versions, je trouvais que ma voix ne suffisait pas et que l’ambiance du morceau se marierait parfaitement avec le timbre de Billy. J’ai toujours apprécié sa façon de chanter… J’aimais bien les Smashing Pumpkins, d’ailleurs. Quant à Bobby Gillespie, on l’a rencontré il y a vingt ans”.

Ce souvenir fait rire Peter Hook : “Ouais, c’est vrai qu’on le connaît depuis belle lurette. C’est marrant, parce qu’il n’aime vraiment pas qu’on lui rappelle qu’il a joué dans The Wake, il reste toujours très évasif sur cette période. (Rires.) En revanche, au sujet de Jesus & Mary Chain, il est beaucoup plus bavard. Va savoir pourquoi ! Bobby a toujours été fan de New Order, il ne s’en est jamais caché, il a même dit un jour que Primal Scream n’aurait pas existé et certainement pas enregistré Screamadelica sans nos disques. Il était très nerveux quand il est venu en studio pour enregistrer…” Sumner le coupe : “Bon, ce n’est peut-être pas la peine d’en rajouter, si ?” “Nan, je te promets, c’est même lui qui me l’a avoué” Et le chanteur d’ajouter : “En tout cas, c’est vrai qu’il était surexcité quand on lui a demandé de venir participer au disque. Il a même picolé toute l’après-midi tellement il était heureux. Quand sa copine est rentrée du boulot, il était complètement saoul, mais il était fier de lui annoncer la bonne nouvelle… Elle lui a passé un savon, elle était exaspérée de le voir dans cet état. Bobby est devenu furieux, il a trouvé une brique et lui a balancé dessus. Il l’a ratée, mais la brique est passée par la fenêtre. Le problème, c’est qu’en bas de chez eux se trouve… (Rires.) Se trouve un arrêt de bus ! Bobby a tout de suite dessaoulé, mais il n’a pas osé regarder par la fenêtre… Si ça se trouve, on a enregistré un disque avec assassin”.Get Ready! ressemble au crime parfait. Impossible de ne pas succomber aux dix mélodies qui jalonnent ce disque plus agressif que son prédécesseur, moins influencé par la scène house. Il marque même un retour évident au côté “rock” de New Order. Une facette que le groupe avait toujours eu tendance à occulter, si ce n’est lors de quelques rares fulgurances : Sunrise sur Low-Life, Paradise ou As It Is When It Was sur Brotherhood, Dream Attack sur Technique rappelaient que le quatuor n’avait pas oublié ses premières amours, que ce soit les accords torturés du Velvet Underground, la puissance de feu des Stooges, les riffs ensorceleurs de Neil Young, la furie du punk, la noirceur de la new wave. Toutes ces références – passées à la moulinette mancunienne : batterie métronomique, basse©Hooky, claviers vaporeux – sont encore plus flagrantes sur Get Ready!, du premier single Crystal à l’abrasif Slow Jam, en passant par le très Joy Division Primitive Notion ou l’impitoyable Rock The Shack.

Brutal a en fait donné le ton à ce qu’allait être l’album, je crois que ce morceau nous a donné envie de poursuivre dans cette voie-là. Il nous a donné l’envie de faire un disque plus axé sur les guitares… Ça ne nous était pas arrivé depuis longtemps”. Peter Hook saute sur l’occasion : “Tu sais Bernard, enregistrer un disque ensemble ne nous était pas arrivé depuis très longtemps”. Le chanteur ne se démonte pas pour autant : “Très drôle… Je reprends, si jamais ce monsieur veut bien arrêter de donner dans l’humour potache. Donc, avec le recul, on peut dire que Brutal était la mise en jambes parfaite pour ce qu’on avait envie de réaliser. On a décidé de composer à nouveau à partir des guitares parce que nous étions devenus un peu trop prévisibles lorsqu’on utilisait des claviers. On n’arrivait plus à se renouveler. Et là, on n’avait pas envie de faire un autre album de New Order. On voulait enregistrer LE nouvel album. (Sourire.)  Par la force des choses, le disque est donc plus ‘agressif’, mais dans le bon sens du terme. Je crois aussi que le fait que nous ayons recommencé à composer ensemble à jouer un rôle très important, cela a apporté une nouvelle fraîcheur à nos compositions, tout était plus spontané”.

Miracle, Stephen Morris parle : “En tout cas, je n’avais pas joué autant de batterie depuis une éternité”. À l’excellence de compositions portées par cette voix à la nonchalance toujours aussi impériale, Bernard Sumner tient à associer le travail du producteur Steve Osborne, ancien bras droit de Paul Oakenfold, déjà croisé du côté de Placebo ou Suede et qui avait par deux fois remixé le quatuor, pour True Faith et World (The Price Of Love). “Il faut reconnaître que Steve a joué un rôle primordial. Il est vraiment très fort… En plus, ce qui était amusant, c’est qu’il avait une idée assez précise dont New Order se devait de sonner en 2000/2001, et qui n’était d’ailleurs pas toujours la même que la nôtre. (Rires.) Il a été intransigeant avec nous, il ne s’est pas laissé intimider”.

Peter Hook confirme : “Parfois, on avait travaillé sur des passages qu’on trouvait vraiment réussis et lui avait une moue qui en disait long. (Sourire.) En fait, je le comparerais un peu à Martin Hannett. Il nous faisait faire des choses bizarres, comme d’enregistrer la voix et la batterie ensemble, sans rien d’autres, ce qui n’est pas le genre de trucs que l’on a coutume de faire en studio. Il est très méticuleux : sur chaque prise, on pouvait le voir prendre des notes. Et chaque fois qu’il pensait qu’on pouvait mieux faire, il nous faisait recommencer. Il a le côté expérimental d’Hannett, sans pour autant perdre de vue l’aspect pop façon Stephen Hague. De toute façon, le rôle du producteur, c’est avant tout de t’apporter quelque chose que tu aurais été incapable de réaliser toi-même. Sinon, je ne vois pas l’intérêt d’en prendre un. C’est ça son boulot”.

Sumner est visiblement tombé sous le charme : “Il a pris nos morceaux et il les a triturés, malaxés, réagencés. Parfois, sur le coup, cela créait une impression bizarre. On avait la sensation d’entendre des remixes de nos chansons alors que nous n’avions même pas eu le temps d’enregistrer les versions originales. Get Ready!, pour moi, c’est un nouveau premier album, mais pour lequel on avait suffisamment de technique pour parvenir à concrétiser tout ce que l’on désirait. Je ne veux pas dire qu’on ne savait pas jouer avec Joy Division, mais là, nous avions en plus notre expérience, de nos acquis”. On sent que le disque tient déjà une place à part parmi les disques que New Order a réalisés. D’ailleurs, aucun des trois amis ne parvient à lui trouver un frère aîné parmi ses six prédécesseurs. “Hum, ça me paraît vraiment difficile”.

Peter Hook réfléchit, interroge ses comparses. “Non, c’est impossible en fait, car je crois que c’est la première fois que l’on se sent aussi libre. Avant, nous avions toujours des problèmes, qu’ils soient relationnels, liés aux… drogues, ou financiers. Combien de fois avons-nous dû nous dépêcher d’aller en studio pour sortir un disque destiné à éponger les dettes de Factory”. Stephen confirme : “C’est vrai que, parfois, Tony Wilson nous suppliait d’enregistrer alors que l’on n’avait aucun morceau de finaliser”. “En fait”, conclue Bernard Sumner, “c’est la première que l’on entre en studio avec des chansons complètement achevées, aussi bien pour ce qui est de la musique que des textes”. Des textes nettement plus autobiographiques que par le passé, où le chanteur évoque avec pudeur sa rupture récente avec son épouse… Mais on sent le principal intéressé peu enclin à s’expliquer sur le sujet.

Solitaire

À entendre parler les trois comparses avec autant de passion et de conviction de Get Ready!, on a l’impression d’avoir affaire à une bande de débutants, qui découvrent les yeux ébahis le grand cirque du rock. On a surtout du mal à croire que ces gens aient pu avoir imaginé, ne serait-ce qu’une seconde, de ne plus jamais travailler ensemble. Tout va si bien dans ce New Order version 2001 que le groupe a prévu de tourner en Europe à l’automne, avec même un détour par la France. Une nouvelle qui fait figure d’événement lorsque l’on se souvient que la dernière prestation des Mancuniens dans nos contrées remonte au début de l’année 1989… Mais l’on s’aperçoit cependant bien vite que l’évocation du “dossier concerts” reste épineux. Peter Hook, comme à son habitude, boue d’impatience. “Mais je ne suis pas sûr que Barney soit aussi emballé… (Sourire.) Allez, mon vieux, ne t’inquiètes pas, les répétitions vont bientôt se terminer, et ensuite, à nous la belle vie des chambres d’hôtels, avachis des heures durant devant CNN !” Sumner n’a pas vraiment envie de plaisanter.

“C’est vrai que je n’ai jamais été fan des concerts. Je suis plus un homme de studio que de scène, j’y suis plus à l’aise. Et je crois même que c’est devenu de pire en pire avec le temps. Et puis, maintenant, les chansons ne sonnent pas de façon très différente par rapport aux versions que l’on peut trouver sur les disques. En gros, on joue exactement la même chose…” Le bassiste lève les yeux au ciel. “Faudrait voir à ne pas exagérer quand même…” Stephen Morris remplit alors à merveille son rôle de modérateur : “Non, la grande différence, c’est qu’à nos débuts, on jouait d’abord les morceaux sur scène, puis on les enregistrait… Tant et si bien qu’ils prenaient parfois une tout autre dimension, on les redécouvrait complètement”.

Sumner n’est pas déstabilisé pour autant et a déjà trouvé d’autres arguments : “De toute façon, je déteste tout ce qui entoure les tournées. Je n’aime pas parler, je déteste rencontrer des gens, serrer des mains. Je suis un grand solitaire en fait ! Je sais bien que je pourrais me terrer backstage, mais il faut bien que j’en sorte un moment ou un autre… Et là, tout le monde te tombe dessus, les fans t’attendent et te courent après. Aux États-Unis, dans les années 80, ça frôlait l’hystérie !” Peter Hook garde son calme : “Tu rigoles, les gens ne savaient même pas à quoi l’on ressemblait physiquement ! Nous n’avons jamais été des pop stars au sens traditionnel du terme. On pouvait passer complètement incognito… Même Steve, alors qu’on avait mis sa tête sur une pochette, n’avait aucun problème !” “Eh bien moi, je me souviens de scènes particulièrement pénibles”, reprend le chanteur qui semble se refuser à capituler et continue à faire preuve d’une mauvaise foi bon enfant.

“Et puis, il y a toutes ces tentations… L’alcool, les dealers. On ne peut plus se le permettre. (Sourire.) Sans compter les groupies… Mince, je n’aurais pas dû en parler, j’ai une petite amie maintenant”. Sans vraiment jamais avoir défrayé la chronique pour leurs exactions – contrairement à leurs contemporains de Depeche Mode, par exemple –, New Order n’a pourtant pas lésiné sur les abus : absorption de drogues en tout genre, quantités d’alcool édifiantes – avec le curieux faible de Sumner pour le mélange Pernod/jus d’orange – étaient le lot quotidien du groupe sur la route ou en studio. Le mode de vie du quatuor pouvait en fait se résumer à une époque par le titre du premier album de ses anciens compagnons de label Happy Mondays : 24 Hour Party People… Quatre mots pour le moins éloquents qui ont été choisis par, tiens, tiens, Danny Boyle pour baptiser son nouveau long métrage. Un film déjà achevé – et dont la sortie sur les écrans pourraient avoir lieu à l’automne prochain –, qui s’attache à raconter la saga Joy Division/New Order/Factory.

“On nous a proposé d’aller le voir en projection privée récemment, mais nous avons préféré décliner l’invitation. On n’est quand même très à l’aise avec l’idée de se voir, à travers des acteurs, sur un grand écran. Surtout qu’au début de l’histoire, on a vingt ans de moins !”, explique Peter Hook en rigolant. “On a bien sûr suivi un peu l’histoire car cette histoire a mis la ville en ébullition, ce fut l’unique sujet de conversation pendant des semaines et des semaines. On est quand même allé à la fête qu’ils ont organisée lors du tournage, pour lequel ils ont reconstitué La Haçienda. Et pour tout dire, c’est sans doute la meilleure soirée que j’ai passé dans ce club alors qu’il n’existe même plus. (Rires.) C’est un comble tout de même ! Mais, c’est vrai que, pour une fois, on n’avait pas à se préoccuper des éventuels problèmes avec les videurs et les dealers…” Bernard n’est toujours pas revenu de cette reconstitution plus vraie que nature : “C’est impressionnant ce qu’ils ont réussi à faire. Je pensais qu’ils allaient utiliser des décors, des projections, mais non, tout était à l’identique. Ils ont reconstruit l’endroit, avec des briques, du ciment et de l’acier !”

Le bassiste avoue même avoir été quelque peu déstabilisé : “C’est vrai, tout était plus vrai que nature… Barney et moi sommes restés assis plus d’une heure, sans oser bouger. On voyait des fantômes partout, d’autant plus que les comédiens étaient là. Et même s’ils sont plus ou moins ressemblants, à un moment ou un autre, on a eu forcément l’impression de croiser Ian ou Rob Gretton… Ce n’est quand même pas évident à assumer. (Sourire.) Maintenant, l’idée du film en tant que telle nous a toujours paru bizarre. Je ne vois pas qui peut être intéressé pour aller voir un film qui retrace notre carrière et l’histoire musicale de Manchester entre 1976 et les années 90. À moins qu’ils ne décident de ne le projeter que dans les cinémas de la ville !”. Peter Hook a bien raison en fait. Qu’importe le passé, après tout. Puisque, en 2001, comme à l’époque de ses tout premiers pas, c’est bien le futur qui appartient à New Order.

Un autre long format ?