Parce que l’histoire à ce sale air de déjà vue, elle en est presque devenue banale. Parce que trop de groupes surdoués (Felt, Moose…) ont été occultés dans une indifférence pathétique – alors que d’ineptes faiseurs ont connu leur quart d’heure de gloire (The Divine Comedy, Belle & Sebastian…) –, tout le monde semble désormais trouver normal cet état de fait. Et pourtant, on espère bien que Departure Lounge va pouvoir échapper à ce syndrome navrant. Son arme ? Un troisième album (déjà), Too Late To Die Young, ambassadeur d’une pop raffinée et rêveuse, fort de chansons désespérément remarquables qui sonnent déjà comme autant de classiques. Soit le disque parfait pour que ce quatuor anglais puisse enfin prendre son envol.

ARTICLE Christophe Basterra
PARUTION magic n°59Sincèrement, il y a parfois de quoi s’arracher les cheveux. Dans plusieurs magasins de disques parisiens – ou tout du moins considérés comme tels –, le précédent album de Departure Lounge, joliment baptisé Jetlag Dreams, n’existait même pas. Enfin, pas vraiment, ou alors juste virtuellement. Le plus souvent, ce disque composé de sept instrumentaux nonchalants – un exercice de style commandité par le label du quatuor, Bella Union – était en effet classé dans les rayons, tenez-vous bien, “compilations lounge”, aux côtés des inénarrables Buddha Bar, Costes, Conran Shop et autres débilités du genre.

Soit exactement le genre de situations qui a le don d’exaspérer le fan lambda face à la visible injustice qui semble coller aux basques de l’un de ses groupes favoris. Mince, c’est vrai après tout : pourquoi n’a-t-on jamais retrouvé les œuvres de, au hasard, Belle & Sebastian rangées dans les bacs “séries télé” ? On s’était bien sûr juré de faire part de cette incongruité aux principaux intéressés, dès que l’occasion nous en serait donnée. Et puis… Mine détendue, cheveux ébouriffés, Tim Keegan, leader, chanteur et guitariste de Departure Lounge tend la main, un sourire radieux aux lèvres : “Je suis ravi ! Je vais faire ma première interview avec la presse française”. Il ne sert à rien, parfois, de gâcher le plaisir des gens.

 

Orgies sauvages

Tim Keegan n’en fait aucun mystère, ne cherche pas à cacher son âge – il va sur ses trente-cinq ans – et, mieux, évoque de bonne grâce le long parcours du combattant qui l’a mené jusqu’à cette “salle d’attente” confortable et luxueuse. “J’ai commencé la guitare à l’âge de dix-huit ans et, depuis, je n’ai pas cessé de fonder des groupes. Au début des années 1990, je faisais ce que l’on pourrait appeler de la britpop. (Sourire.) Mais ça ne me correspondait pas vraiment : si je réécoute tout ça, j’ai même l’impression que ce n’est pas moi qui chante. En fait, j’essayais d’être une autre personne. Mais bon… (Sourire.) Je rêvais d’être une pop star, d’avoir du succès, et je fantasmais sur toute cette mythologie : les drogues, les groupies, les orgies sauvages. (Rires.) Pourtant, je ne changerais rien, même si on m’en donnait aujourd’hui la possibilité. Je ne regrette pas mes vingt ans, je me suis plutôt bien amusé. Mais, lorsque l’on me disait qu’il fallait que j’en profite parce ce serait les plus belles années de ma vie, j’étais déjà persuadé que ce ne serait pas le cas. L’âge m’a apporté une certaine sérénité, mais n’a certainement pas altéré ma passion et mes envies”.

Il sourit à nouveau. Lorsqu’il lance sa nouvelle aventure à la fin de l’année 1995, sous le patronyme de… Tim Keegan & The Homer Lounge, il est bien décidé à ne plus se laisser guider que par ses aspirations artistiques. Un peu à l’instar du fantasque Robyn Hitchcock, qu’il a rencontré deux ans plus tôt et qu’il va accompagner en studio et sur les routes. “Advienne que pourra”, pense-t-il, mais il a déjà trouvé en Jake Kyle, Lindsay Jamieson et Chris Anderson des compagnons de route qui partagent la même philosophie et s’avèrent être autant de multi-instrumentistes talentueux. Le groupe trouve refuge sur une petite structure indépendante londonienne, Blue Rose, réalise deux singles en 1998 et… “Le label a fait faillite ! Comme nous avions toutes ces chansons, nous nous sommes pris en main et avons créé Meek Giant pour sortir Out Of Here. On a beau retourner le problème sous toutes ses coutures, on n’arrive toujours pas à comprendre comment un tel disque ait pu être à ce point occulté au moment de sa sortie à la toute fin de l’année 1999.

Certes, cet album, crédité cette fois à Tim Keegan & The Departure Lounge – “juste parce que j’étais l’initiateur du projet et que j’avais composé seul la plupart des chansons, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui” – était sorti en catimini, mais l’excellence des compositions et des mélodies auraient dû se suffire à elles-mêmes et attirer l’oreille de tout directeur artistique digne de ce nom. Entre la pop lancinante de The New You et les accents psychédéliques de Disconnected – avec des inflexions country et soul de-ci de-là –, elles offraient une beauté crépusculaire aveuglante à tous ceux qui avaient eu la chance de les écouter. Quant au leader, il annonçait clairement sur le morceau d’ouverture, Music For Pleasure, ses nouvelles “ambitions” : “No More pressure, no more pain/No more struggle for hollow gain/I Want to feel like I’m alive again, older and wiser ” (“Plus de pression, plus de souffrance/Plus de lutte pour des profits trompeurs/Je veux me sentir vivant à nouveau, plus âgé et plus sage”).

Stéroïdes

Ces quelques phrases, qui prennent ici des allures de véritable manifeste, auraient pu être l’œuvre de deux protagonistes qui ne vont pas tarder à influer sur la destinée de Departure Lounge. “Les gens de Blue Rose étaient en contact avec Bella Union, et c’est ainsi que l’on a fait la connaissance de Simon Raymonde”. L’ex-Cocteau Twins est suffisamment impressionné par les chansons de Keegan pour donner un coup de main à ces musiciens surdoués. Il remixe d’abord deux morceaux de l’album en vue d’un futur Cd-single, le Out Of There Ep, avant d’accueillir la formation sur sa propre structure. Mais si cette collaboration ne s’avère pas si surprenante, à l’écoute des inflexions 60’s tissées par le quatuor, le second intervenant constitue une toute autre surprise.

“J’ai rencontré Kid Loco pour la première fois à Guildford, où j’habitais alors. Il deejayait dans le cadre d’une soirée. Je suis allé le voir et lui ai donné un Cd avec des chansons à nous. Mais je ne savais pas exactement ce que j’attendais de lui en faisant cela. (Sourire.) Je n’avais pas d’idées précises en tête. En tout cas, j’aimais déjà beaucoup les textures sonores, les ambiances qu’il arrivait à créer”. Entre les quatre Anglais et le gars de Belleville, le courant passe si bien qu’après avoir effectué une relecture de Disconnected – également parue sur Out Of There –, le Français finit par être enrôlé pour produire les morceaux qui vont donner naissance à Too Late To Die Young.

“On a travaillé en trois sessions de dix jours, dans le studio d’un de nos amis, en pleine campagne anglaise. Jean-Yves s’est avéré être plus qu’un simple producteur. Il joue même sur le disque au final ! Il a su garder l’essence du groupe, mais nous a insufflés une toute autre dynamique. Ces nouvelles chansons, c’est un peu Departure Lounge sous stéroïdes. (Rires.) Avec le recul, on peut dire que Out Of Here est plus une collection de chansons, alors que Too Late… est un véritable album avec un début, un milieu et une fin. Au départ, il s’est montré assez directif, puis, peu à peu, il y a eu une véritable interaction. En tout cas, c’est un sacré type”.

Tim Keegan adore les échanges, raffole des collaborations. Déjà, sur le premier Lp, on notait les présences de Daron Robinson de Drugstore, de Raymonde, de Robyn Hitchcock ou Lisa O’Neil de Sing Sing, qui sont d’ailleurs tous trois à nouveau à l’honneur sur ce nouveau disque. “Ça t’ouvre forcément d’autres horizons, tu ne sais pas exactement ce que ces gens vont pouvoir apporter à tes chansons. Il y a un effet surprise qui est très enrichissant. J’ai toujours été ouvert aux nouvelles expériences. Et puis, contrairement à ce qui se passe en général, il n’est pas question d’argent entre nous tous : Lisa est venue chanter et j’ai participé en retour à l’album de Sing Sing. Pareil avec Jean-Yves, j’ai prêté ma voix à certains morceaux de Kill Your Darlings. Fonctionner ainsi nous permet d’être encore un peu plus en marge de ce music business qui devient de plus en plus dirigé par l’argent. Et c’est agréable de savoir que tu n’es pas seul à vouloir échapper à cela”.

 

Voyage

Too Late To Die Young est un album luxuriant, coloré, fourmillant d’idées : un instrumental hypnotique nommé Goldfield laisse place à la sensualité gouailleuse de Be Good To Yourself, le groove lancinant de King Kong Frown côtoie une langoureuse balade baptisée I Love You.

“Ce dernier titre est peut-être mon favori. Tout simplement parce qu’il est d’une honnêteté incroyable. Chris, Jake et moi l’avons composé le jour de mon anniversaire, l’an passé. Au milieu de la soirée, Chris a fait une sorte d’annonce, presque solennelle, pour nous apprendre que lui et l’une de nos amies, que l’on connaissait depuis cinq ans, filaient le parfait amour. Et, après la fête, on s’est retrouvé tous les trois dans mon salon et nous avons composé cette chanson ensemble, sans même nous être concertés. Je trouve qu’il y a quelque chose de très pure… Je sais que ça va paraître complètement éculé, mais sincèrement, notre seul but est d’arriver à toucher les gens”. Ce disque “accueillant, chaleureux, sexy” – tel que le définit Keegan – pourrait enfin marquer une reconnaissance plus large pour Departure Lounge.

Mais le chanteur ne pense pas en ces termes. “Pour moi, un album n’est qu’une étape parmi d’autres, dans le cadre d’un long voyage. C’est un peu de cette idée que vient le nom du groupe”. Un groupe qui s’est scindé en deux voilà un peu plus d’un an puisque trois d’entre eux sont partis vivre à Nashville. “Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y avait aucune motivation musicale. En fait, l’amie de Lindsay, qui est depuis devenue sa femme, devait retourner là-bas et il tenait à la suivre. Alors, j’ai sauté sur l’occasion. Le vrai luxe dans le fait d’être musicien, c’est de pouvoir voyager, de pouvoir travailler partout. Seul Chris est resté en Angleterre, à Brighton, pour des… raisons sentimentales. (Sourire.) Mais, ça ne nous pose aucun problème : au contraire, lorsque nous nous retrouvons, nous sommes encore plus excités”. Depuis ce déménagement inopiné, Departure Lounge n’a d’ailleurs pas chômé. Peu de temps après son arrivée, le groupe enregistrait en une semaine le fameux Jetlag Dreams.

Puis il a démarré une résidence, de février à juillet, au Living Room, où chaque mardi, à grands renforts d’invités, il jouait son répertoire et une sélection de reprises, certaines attendues – Everybody’s Talking de Fred Neil, Femme Fatale du Velvet Underground –, d’autres plutôt étonnantes – Ace Of Spades de Motörhead, Macho Man de Village People. “Tu sais ce que c’est quand tu es musicien : à chaque fois que tu te retrouves dans une fête, il y a toujours quelqu’un qui vient te demander de jouer un truc. Le problème, c’est qu’à une époque, je ne connaissais que des chansons de Lou Reed… Peut-être de Bob Dylan et Neil Young également ! (Rires.)”. Keegan & Co animent également sur la college radio locale, WRUV 91.1 (www.wrvu.org), une émission dominicale.

Leur sélection est, comme de bien entendu, éclectique, du dernier disque de Sade aux Strokes – “ils sont si jeunes et si forts ! Mais je me demande comment ils vont pouvoir survivre à tant de pression” –, en passant par les Kinks, The Clientele ou Lift To Experience. “Ce que je trouve fascinant dans la musique, c’est qu’il n’existe pas de raisons rationnelles qui puissent te permettre de composer une chanson qui va toucher les gens. Ce n’est pas une science exacte, il n’y a rien de mathématique. Une voix, une mélodie, un arrangement vont t’émouvoir sans que tu comprennes vraiment pourquoi”.

Enfin, Keegan a très vite trouvé ses marques dans sa patrie d’accueil. “Il y a une communauté musicale vraiment intéressante. Il est évident que Lambchop, Ryan Adams, Josh Rouse et nous partageons un même état d’esprit. D’ailleurs, je travaille sur des morceaux avec Josh, j’adore son dernier album. J’aime beaucoup vivre là-bas. L’autre jour, j’ai croisé Emmylou Harris dans une boutique : elle est d’une beauté… Je suis jaloux de sa voix ! Et puis, Lee Hazlewood est venu nous voir en concert”. Pourtant, l’homme n’a pas pour idée de finir ses jours dans le Tennessee. Il évoque même, dans un futur plus ou moins proche, la possibilité de s’installer à Paris, et pas seulement parce qu’il collabore avec Kid Loco sous le nom loufoque de The Gentleman Junkies’ Electric Blues Band, mais surtout parce qu’il aime “mener une vie bohème, découvrir de nouveaux lieux. En ce moment, je suis heureux. Je suis confiant dans l’avenir du groupe, alors, je multiplie les projets. Mais l’argent n’est pas ma motivation. Seule la musique compte”.

Un autre long format ?