L’une des formations les plus injustement mésestimées de la vague post punk britannique, A Certain Ratio, se retrouve aujourd’hui sous le feu des projecteurs grâce à la réalisation, via le label “archiviste” Soul Jazz, d’une excellente compilation, Early, regroupant avec brio les meilleurs moments du groupe lors de sa carrière sur Factory, entre 1979 et 1986. Pour ces étonnants visionnaires et précurseurs de la scène Madchester, qui avaient refusé de choisir entre danse et dense, l’heure de la reconnaissance est peut-être enfin arrivée. Mieux vaut tard…
ARTICLE Christophe Basterra
PARUTION magic n°61Shorts kaki et chemises militaires. Faux bronzage et cheveux coupés courts. Le look de A Certain Ratio était certes saisissant. Mais ce n’était rien en comparaison de la musique qu’infligeait ce quintette de Manchester : un funk dense et implacable, parfois mâtiné de jazz ou de samba, souvent plongé dans des ambiances d’une noirceur à faire passer Joy Division pour un groupe de gais lurons. Certes, dans l’Angleterre de la fin des 70’s, il n’était pas seul à vouloir transcender l’héritage de la musique noire, à vouloir lui infliger tortures et sévices. Pigbag et The Pop Group à Bristol, 23 Skidoo à Londres ou Clock DVA à Sheffield avaient peu ou prou les mêmes aspirations. Pourtant, ACR se différenciait de ces paires par sa capacité à inventer des chansons aux courbes certes expérimentales, mais qui avaient pourtant la force de tubes en puissance : la reprise de Banberra, Shack Up, Do The Du, Guess Who? ou Wild Party en sont peut-être les exemples les plus criants.
Mais, comme trop de ses contemporains et concitoyens, le groupe pâtira de l’aura du chef de file de son premier label, Factory Records, et ne pourra prétendre plus qu’à un “simple” statut “culte”. Certes, il n’a pas su – pu – tenir toutes ses promesses, a raté le coche – il a été pressenti au début des 80’s pour enregistrer un album avec Grace Jones ! –, s’est parfois fourvoyé, a perdu en route des membres essentiels – le chanteur Simon Topping, en 1983. Mais pouvait-il en être autrement de la part d’une formation qui avait une sainte horreur du bégayement, ne pouvait imaginer se répéter. Même lors de la folie Madchester, alors qu’elle a rejoint depuis 1986 le giron d’une major, elle ne récoltera que les miettes (les deux mini-hits The Big E et Good Together) pendant que leurs benjamins et descendants directs – Happy Mondays et consorts – se partageront des lauriers presque usurpés.
Depuis 1997 et la sortie d’un album décevant, Change The Station, A Certain Ratio s’était plongé dans ce qui semblait être une retraite définitive. Mais l’intérêt légitime du label Soul Jazz – qui avait déjà exhumé les œuvres des cousins new-yorkais de ESG – et la sortie en Grande-Bretagne du long métrage, 24 Hour Party People, ont réveillé les envies et pulsions de ces quarantenaires bien conservés. Quelques minutes avant de monter sur une scène londonienne, deux des figures de proue de ce groupe hors normes, le bassiste-chanteur Jeremy “Jez” Kerr et le batteur Donald Johnson, ont évoqué sans aucune amertume leur parcours, leur actualité et, oui, leur avenir.
Donald Johnson : Avec Soul Jazz, tout s’est passé de façon très simple. Les gens du label nous ont contactés par le biais de notre site Internet pour nous proposer de sortir une compilation. Martin (ndlr : Moscrop, guitare et trompette) leur a répondu que l’on était intéressé par le projet. Et puis, ils nous ont communiqué la liste des morceaux qu’ils souhaitaient utiliser.
Jeremy “Jez” Kerr : Ce sont juste des fanatiques de musique…
DJ : Oui, ils sont hallucinants. D’ordinaire, on tient à être impliqué dans tous les aspects qui concernent ACR, mais, là, on leur a laissé carte blanche car on a vite compris qu’ils ne pouvaient pas nous décevoir. Ils savaient dès le départ, et ce très précisément, ce qu’ils voulaient, et surtout, connaissaient parfaitement l’histoire du groupe, savaient comment nous représenter, quelle image donner de nous. Et le résultat nous a donné raison…
JK : Je crois qu’ils connaissent mieux que nous ce que l’on a pu faire !
DJ : Contrairement à eux, je ne dois même pas avoir tous les albums de A Certain Ration à la maison. (Rires.) Sincèrement, je ne pensais pas que l’on pourrait être amené, aujourd’hui, à travailler à nouveau avec des gens qui ne pensent à la musique que par passion et non pas en termes de business. Factory ou Rob’s Records, le label de Rob Gretton (ndlr : l’un des trois personnages clés de Factory, manager de Joy Division, puis New Order, décédé en 1999), le dernier sur lequel nous ayons réalisé des disques, fonctionnait avec ce même état d’esprit.
Rob Gretton semble avoir joué un rôle très important dans l’histoire de A Certain Ratio.
Je l’ai connu alors que j’avais douze ou treize ans ! Ma sœur fréquentait la sienne, en fait. Avant le punk, il était Dj, il passait des disques de Northern soul.
JK : Il connaissait tout en musique. C’est lui qui nous a “découverts” en quelque sorte, qui a conseillé à Tony Wilson de venir nous voir en concert. Il a été le premier à faire entrer l’élément “dance” sur Factory. Rob était un vrai visionnaire. Et c’est effectivement un personnage clé de notre histoire, au même titre que Wilson qui, pendant plusieurs années, fut notre manager, le boss de notre label et notre pote !
McDonald
Avec Early, je suppose que c’est la première fois que vous êtes amenés à réentendre certains morceaux ?
Effectivement, il y a des titres que je n’avais pas écoutés depuis treize ou quatorze ans ! Ce qui m’a le plus surpris, c’est de me rendre compte à quel point notre musique avait un côté énergique.
DJ : Je ne sais pas si moderne est un bon terme pour la décrire, mais en tout cas, je crois qu’elle est toujours pertinente. Il m’arrive de passer un morceau à un copain et lorsqu’il me demande à quel moment nous l’avons enregistré, il ne veut pas me croire ! (Rires.) En fait, nous n’avions aucune arrière pensée, nous ne nous disions pas que nous allions adopter tel ou tel style. Nous étions très spontanés, nous ne fonctionnions que par impulsion, sans jamais penser à un quelconque potentiel commercial. Et je crois que dans ce cas, ta musique conserve toujours une certaine qualité.
JK : Nous faisions quelque chose d’assez original. Le grand apport du punk, c’est d’avoir fait prendre conscience à des gens qu’il n’y avait pas besoin d’être musicien pour tenter quelque chose. La fin des années 70 était une période excitante, dans n’importe quelle ville, il y avait des clubs qui programmaient des nouvelles formations. C’était l’époque parfaite pour commencer se lancer.
DJ : Je me rappelle que l’on est allé jouer à Amsterdam, tout simplement parce qu’on avait un fan qui rêvait de nous voir jouer ! (Rires.) Les gens avaient envie de faire des choses et passaient à l’action, que ce soit en formant des groupes, en créant des revues, des labels, en organisant des concerts. Puis l’argent s’en est mêlé et tout a recommencé comme avant.
JK : Alors qu’avec le punk, tout était simple : tu veux sortir un disque, tu le fais tout seul comme un grand. Pas besoin de signer un contrat de huit albums avec une major !
DJ : Notre idée directrice est toujours restée la même : nous voulions tout essayer, toucher à la pop, au funk, au jazz, à la house. On faisait ce qu’on voulait, et l’on n’avait surtout pas envie de nous limiter à un seul style, on trouvait ça trop frustrant. On n’a jamais cessé d’expérimenter en fait, avec plus ou moins de bonheur d’ailleurs, ça, il faut bien le reconnaître ! On aurait bien sûr pu répéter encore et encore la même formule, faire de la musique McDonald, et avoir beaucoup plus de succès.
Vous avez une chanson favorite sur Early ?
(Immédiatement.) Blown Away (ndlr : face… B du single Flight, sorti en 1980), qui est même, peut-être, mon morceau préféré de toute la discographie de A Certain Ratio. C’est une parfaite combinaison entre les idées de production de Martin Hannett et les nôtres. Parfois, travailler avec lui pouvait être génial et, d’autres fois, très frustrant, car il ne prêtait pas du tout attention à ce que tu voulais, il avait son propre son. Ce qui était impressionnant, d’ailleurs, je le respectais énormément pour cela. Mais sur Blown Away, il y a vraiment eu interaction entre notre personnalité et la sienne. C’est ce qui fait l’originalité du morceau…
JK : Moi, je change tout le temps d’avis. Sincèrement, je suis très impressionné par certaines chansons. Tu sais, quand tu fais un album, tu passes d’abord trois mois à le composer, puis tu l’enregistres, et enfin, tu le mixes : au bout du compte, tu ne peux que haïr ces titres que tu as dû écouter jusqu’à l’indigestion. Un an après, lorsque tu daignes les écouter à nouveau, tu te dis : “Hum, c’est pas si mal”. Alors, après vingt ans, tu redécouvres ces chansons avec une perspective complètement différente. Et c’est assez surprenant.
Tempérament
Qui a eu l’idée à l’époque de reprendre Shack Up ?
DJ : Simon Topping (ndlr : premier chanteur du groupe, également trompettiste). Et j’ai trouvé tout de suite l’idée excellente. Moi, je traînais tout le temps dans les clubs. Mon meilleur ami adorait ce morceau. C’est une chanson très simple, très efficace. Le plus drôle, c’est que pendant très longtemps, les gens ont pensé que nous avions composé ce titre. (Rires.)
JK : Il n’y a pas si longtemps, les deux compositeurs nous ont contactés par e-mail pour nous remercier ! Ce morceau a eu un impact assez important quand il est sorti. Ce fut une sorte de hit sur les radios new-yorkaises. C’est pour cela que nous sommes partis là-bas six semaines en 1980. Pour nous, c’était dingue : on se retrouvait dans un loft qu’avait loué Tony Wilson, en plein Tribeca, dans le même immeuble que Robert De Niro ! On a enregistré le premier album dans le New Jersey lors de ce voyage, avec Hannett. Et on donnait des concerts dans les clubs “hype”. C’est à cette époque que l’on a rencontré les gens de ESG, on leur a même passé le studio parce qu’on avait bouclé notre disque plus rapidement que prévu et ils en ont profité pour produire des morceaux comme You’re No Good et UFO.C’est aussi à ce moment-là que Madonna a fait votre première partie ?
Oh oui… (Rires.) Un Dj de New York plutôt influent passait ses démos, des types du label Sire étaient intéressés pour la signer et voulaient la voir sur scène. Elle avait déjà du tempérament. Elle voulait que l’on pousse notre matériel pour qu’elle ait plus de place sur scène… Je l’ai envoyé se faire foutre, c’était notre concert ! (Rires.) Mais c’était dingue ce qu’elle faisait à l’époque : il y avait juste elle, deux danseurs et des bandes. Elle jouait déjà Holiday. Elle était impressionnante. Je n’avais jamais rien vu de semblable : elle avait une attitude, une présence et des morceaux incroyablement accrocheurs. On était sûr qu’elle allait cartonner. Aujourd’hui, ma fille adore Madonna. Moi aussi, d’ailleurs ! (Rires.)
Et qu’en est-il aujourd’hui de A Certain Ratio ?
Déjà, nous ne nous sommes jamais séparés, même si nous n’avons rien fait depuis cinq ans. Mais il est vrai que l’intérêt autour du groupe suscité par la sortie de Early ou du film 24 Hour Party People nous a donné envie de nous retrouver, pour voir de quoi nous étions encore capables. (Sourire.)
Justement, vous avez eu l’occasion de voir ce film ?
Bien sûr, nous avons été invités à l’avant-première. Sincèrement, il est plutôt pas mal, il est drôle en tout cas. D’un point de vue historique, il n’est pas complètement exact, mais il parvient très bien à rendre l’ambiance qui régnait à Manchester, l’esprit de cette époque. Et c’est déjà énorme. Pour en revenir au groupe, l’idée, c’était donc de retourner en studio, histoire de voir ce que l’on pouvait en sortir. Mais sans se mettre aucune pression, sans se demander à quoi cela pourrait être destiné, un single, un album. Personne n’attend rien de A Certain Ratio aujourd’hui, sauf nous-mêmes en fait ! (Rires.) Tout le monde a sa propre vie : on travaille tous, on a tous une famille, des enfants. Ce n’est plus comme à nos débuts, quand tout ce que l’on faisait était dédié au groupe. Là, on ne joue plus pour survivre, juste pour notre plaisir. Et l’on apprécie encore plus de se retrouver, on est plus concentré. L’autre grand enseignement du punk, c’était de ne pas avoir peur : peu importait de travailler comme vendeur dans un grand magasin, tu pouvais quand même créer quelque chose. Tout le monde partageait la même philosophie : “Je fais ce que je veux et je me fous de ce qu’il y a dans les charts”. À seize, dix-sept ans, tout le monde devrait avoir cette attitude. Le problème aujourd’hui, c’est que les gamins qui s’intéressent à la musique le font surtout par le biais des Dj’s… Quand on a commencé, cette culture n’était pas aussi importante. Pour percevoir autrement la musique ou la découvrir, les gens allaient à des concerts, c’était la sortie du samedi soir. Maintenant, ils vont dans les clubs. (Sourire.)
DJ : Il y a sept, huit ans, plein de jeunes mecs sont arrivés, se sont mis à utiliser le matériel dernier cri pour expérimenter, mais en oubliant le plus souvent d’écrire des morceaux à proprement dit. Et tôt ou tard, tout ça va s’écrouler. Parce qu’au bout d’un moment, les gens auront envie d’écouter quelque chose qui a un peu de structure, de substance. J’aimerais qu’il y ait plus d’émotion, et moins de nouvelle technologie dans la musique aujourd’hui.
JK : Maintenant, tu peux faire un disque dans ta chambre. Quand on a commencé, quelqu’un nous aurait dit ça, on l’aurait pris pour un dingue. Je ne suis pas contre le progrès, nous avons nous-mêmes utilisé les premiers sampleurs, travaillé avec des ordinateurs, mais ce que je préfère dans les groupes, c’est que tu dois compter sur les autres. Je crois que cela rend la musique plus originale que lorsque tu es livré à toi-même.
DJ : Quand les sampleurs sont arrivés, j’étais vraiment inquiet, je demandais ce que j’allais devenir. (Rires.) Mais, en fait, tu t’aperçois vite que ces innovations techniques deviennent vraiment intéressantes en fonction de la façon dont elles sont utilisées.
JK : Rien ne pourra remplacer l’alchimie qui existe entre deux, trois, quatre ou cinq personnes, quels que soient les instruments que tu utilises.
DJ : Avant d’essayer d’être différent, il faut déjà essayer d’être toi-même. C’est ce que nous avons toujours essayé de faire avec ACR, et je crois que c’est pour cela que même nos morceaux les plus anciens continuent de surprendre ceux qui les découvrent aujourd’hui.