Après trois ans d’attente interminable, The Flaming Lips livre la douzième clé de son énigme. À l’écoute de Yoshimi Vs The Pink Robots, on la résoudra de cette façon : ces Américains sont bien les fous géniaux, les élégants illuminés qu’on soupçonnait déjà, et plus fortement encore depuis The Soft Bulletin. Ludisme synthétique, lucidité organique : ces vignettes kitsch et métaphysiques sont à ce jour la meilleure preuve que, dans leur monde, l’absurdité est le ciment d’une réalité qu’il fait bon de transcender par le rêve. Belle raison pour remercier Wayne Coyne, ce marchand de sable plus vrai que nature, d’offrir enfin une drogue en vente libre.
INTERVIEW Estelle Chardac
PARUTION magic n°63Une lente évolution amorce parfois mieux les changements qu’une révolution : cette phrase semble bien s’appliquer au cas The Flaming Lips à la lumière de Yoshimi Vs The Pink Robots…
Bien sûr. Si tu y réfléchis, c’est compréhensible. Dans ta vie de tous les jours, tu seras toujours plus affecté par de petits événements que si l’on t’annonce que l’homme a marché sur la Lune. C’est un peu pareil pour The Flaming Lips. Notre identité, on la construit au fur et à mesure, en ajoutant sans cesse de nouvelles idées à notre formule originelle. Les gens pensent que le progrès se fait en ligne droite, d’un point à l’autre. Or, je ne sais pas si la logique peut s’appliquer à l’art, et à la musique en particulier. Je crois même qu’il est souhaitable qu’un état de confusion, voire une forme de chaos, puisse régner au moment de créer. Maintenant que j’ai quarante et un ans, je trouve intéressant de me lancer dans l’aventure des ordinateurs, au lieu de bêtement m’effaroucher. (Sourire.) Pendant la composition de cet album, je ne me suis jamais autant amusé qu’à bidouiller mes machines, écouter les “bips bips” qui surgissent dans mon esprit comme du… pop corn ! D’ailleurs, j’appelle ça la technique du “pop corn de l’espace”, ce mélange d’ingrédients qui rendent la musique fraîche et amusante. Même si ce n’est pas son objectif originel : nous sommes quand même des gens sérieux. (Rires.)
Crois-tu que les Flaming Lips soient doués pour rester des amateurs ?
(Rires.) Oui ! C’est une bonne façon de présenter les choses, même si j’en connais qui pourraient s’offusquer d’une telle phrase. (Rires.) Il est salutaire qu’à ce stade de notre carrière, on approche la musique avec un regard neuf, presque innocent et ce, à chaque fois. Je détesterais passer mon temps à analyser et perfectionner notre démarche, et perdre cette spontanéité…
Vous n’avez jamais eu peur d’être piégé par votre expérience ?
Le credo punk, selon lequel l’énergie prime sur la technicité, devient trop restrictif à la longue. Je n’aime pas suivre de règles en général, et là, le Do It Yourself finissait par en devenir une, forcément. Certes, cette tolérance pour l’amateurisme nous a donné nos chances. Mais le problème, c’est qu’à un moment donné, quand les maisons de disques sont arrivées avec leurs sacs de billets, on ne savait même pas où commencer pour produire un album ! (Rires.) Sinon, on garde de très bons souvenirs de cette époque, de cette scène underground à laquelle on appartenait, avec des gens aussi passionnants que The Minutemen, Butthole Surfers ou Thurston Moore. Je les côtoyais fréquemment, certains dormaient même sur mon canapé après les concerts. Pauvre Thurston, il n’arrivait jamais à loger dedans avec ses jambes interminables. (Rires.) Comme nous étions très peu sûrs de nous, il m’arrivait de leur demander conseil, de leur faire part de mes craintes. Eux me répondaient immanquablement : “Mais, qu’est-*ce que tu racontes ? Fais ce que tu dois et c’est tout !” Je ne pouvais pas trouver meilleurs guides : ces types allaient au front en se fichant totalement de la manière dont ils seraient perçus dix ans plus tard. Je suis fier de n’avoir rien appris dans les livres et d’avoir compris que leur attitude était la bonne.
Ironique
Sur votre site Internet, tu évoques les “histoires sonores” de Yoshimi Vs The Pink Robots. Que voulais-tu dire exactement ?
Je parle du jeu de miroir qui s’est mis en place, malgré nous, entre certains morceaux. Les gens croient souvent que nous faisons des albums concepts mais ce n’est pas le cas : en général, leur trame se définit en toute inconscience. Nos différentes allusions au Japon, par exemple, sont tout à fait accidentelles. Au début, aucune de ces chansons n’avait même de titre ! C’est après coup, quand tu réécoutes les morceaux, que les images surgissent. On a fait dix, onze disques jusqu’ici, et ça se passe toujours pareil : on laisse les choses au hasard, et elles finissent par prendre forme toutes seules. C’est comme ça qu’on s’est rendu compte que les trois premiers titres de Yoshimi Vs The Pink Robots sont très liés, aussi bien au niveau sonore que textuel.
Justement, le thème principal est-il si naïf qu’il le paraît ?
Hé, hé… Je raconte l’histoire d’une petite fille japonaise, Yoshimi, qui se bat contre des robots roses. L’un d’eux tombe amoureux d’elle et finit par s’autodétruire pour la sauver. Tout le monde croit qu’elle l’a tué, en fait une héroïne, et elle seule sait que c’est faux. Elle se met alors à l’admirer car il a été capable de se sacrifier pour l’amour. La situation se retourne parce que c’est finalement elle, l’humaine, qui prend exemple sur lui, le robot, et non l’inverse. Une situation bien ironique…
… Et allégorique, non ? Comme quoi, l’électronique enrichit souvent l’organique.
Absolument ! Je me souviens que dans ma jeunesse, au début des années 80, j’étais très fan de groupes new wave type Ultravox, Depeche Mode ou même… A Flock Of Seagulls. (Rires.) Ce qui me choquait à l’époque, c’était de vraiment sentir que les synthés et les voix étaient face à face, qu’il n’y avait aucun dialogue. Or, j’ai vraiment compris au fil des années, et je pense que c’est le cas de beaucoup de musiciens, que les machines pouvaient justement accentuer l’humanité d’un chant, du son d’un disque. Aujourd’hui, c’est presque comme si les ordinateurs étaient plus pétillants que nous ! Je ne sais pas pourquoi on a été aussi effrayés par la technologie : on a tout à lui envier et elle a tout à nous apporter.
Le nom du personnage se réfère à celui de la chanteuse de The Boredoms. Que partagez-vous avec ce groupe ?
C’est dur à dire, parce qu’ils ne parlent pas un mot d’anglais ! (Rires.) Même après avoir baragouiné avec eux, écouté leur musique et assisté à leurs concerts, comme c’est arrivé de nombreuses fois, la communication directe reste brouillée. Mais je pense qu’on partage un certain sens de l’expérimentation, une soif de liberté qui nous permet de faire ce qu’on veut. J’adore leur côté bordélique, le fait qu’ils ne soient jamais là où on les attend. Ils sont vraiment à l’opposé du cliché qui voudrait que les Japonais soient disciplinés et soumis. Eux, ce sont plutôt des freaks explosifs. (Sourire.) Mais, plus qu’une référence musicale, Yoshimi est un personnage à part entière, archétypal et fantaisiste, comme seuls les films d’animation japonais savent en créer. Je compare souvent notre musique à un dessins animés, parce qu’on sait dès le départ que l’histoire n’est pas la clé du morceau, et l’on peut donc mieux se concentrer sur l’essentiel. J’aime l’idée que mes chansons abordent des sujets sérieux mais que leur traitement soit léger. L’impact me paraît plus fort que si je me la jouais philosophe… Et cela vaut même lorsque j’évoque la mort.
Ce thème est d’ailleurs omniprésent, notamment sur It’s Summertime, le premier titre de l’album que vous avez écrit en hommage à une amie japonaise décédée…
Ce n’est sûrement pas une révélation pour certains, mais je viens vraiment de réaliser qu’on allait tous mourir un jour. (Sourire.) J’arrive à accepter cette idée sans l’aide d’aucune drogue, religion ou d’un autre palliatif. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde, je crois… Mais j’ai surtout compris que je pouvais y faire face en profitant de chaque instant. J’ai essayé d’expliquer cette ambivalence dans Do You Realize?. Et c’est aussi la leçon que j’ai tirée de la mort de notre amie. Cette expérience fut très étrange et pénible pour nous. Je ne préfère pas dévoiler son identité car je crois que même son père n’est pas au courant de son décès. C’était une personne très douce qui travaillait dans un magazine et chez un disquaire, et qu’on croisait depuis 1994 à chaque visite au Japon. J’ai appris par la suite qu’elle se savait déjà condamnée quand on l’a vue pour la dernière fois, dix jours avant sa mort. Elle a pourtant gardé cette même joie de vivre, sans jamais essayer d’attirer notre attention ou notre sympathie sur sa maladie. Depuis, je me suis décidé à voir les choses différemment dans ma vie en général, et, logiquement, dans mes textes.
Poissons-chats
Vous êtes l’un des rares groupes à ne pas souffrir de son étiquette “arty”.
Je pense que c’est dû à notre enthousiasme, tout simplement. Mais je suis d’accord, je trouve qu’il y a une image très néfaste liée à l’art avec un grand A. On a tous cette idée en tête, cet épouvantable cliché de types qui fument et blablatent mais ne pondent jamais rien. Moi, je suis plutôt partisan de l’action, c’est sûrement un héritage de ce fameux enseignement punk. Dès que j’entends des types élaborer des théories sur l’art, j’ai envie de leur secouer les puces. Même si tu as peur de te planter, plante-toi, personne n’en a quoi que ce soit à foutre ! C’est même normal d’en passer par là, et c’est surtout la seule façon de progresser. Si l’on avait dû se soucier du ridicule, on n’aurait jamais sorti notre premier disque, il y a presque vingt ans de cela…
Tu n’as pas peur de toucher à d’autres domaines artistiques, comme le cinéma ou même la peinture, comme on peut le découvrir sur la pochette de ce dernier album… Comptes-tu encore te diversifier ?
La peinture, la musique, le cinéma, tout ça participe à la même démarche. J’espère qu’il n’y a pas de limites à mon registre de possibilités. À part le basket-ball, peut-être… (Rires.)
Est-ce parti pris qui t’a donné l’envie de réaliser un long métrage, Christmas On Mars ?
Je ne suis pas vraiment novice en la matière parce que j’ai déjà réalisé une dizaine de vidéos. Cela dit, le film va encore me prendre une bonne année, je pense. J’adorerais pouvoir jongler avec la musique et le cinéma, en toute liberté, et ne plus être considéré comme “le chanteur d’un groupe qui s’essaye à d’autres trucs”. C’est un peu bâtard… Mais, peu à peu, les gens commencent à me faire confiance et à être intrigués par ce projet. En tout cas, le principal, c’est que je m’amuse sans m’imposer de carcan temporel ou artistique. Avec les autres, on était comme des gamins au moment d’installer et d’imaginer le plateau. On a utilisé une usine de ciment désaffectée à l’extérieur d’Oklahoma City et aussi mon jardin, qu’on a aménagé comme une station spatiale un peu “cheap”. Ça ne se voit pas à l’écran, heureusement… Le décor est assez absurde parfois : un observateur extérieur pourrait facilement croire que j’ai perdu la tête.
Comment avez-vous réussi à jongler avec la BO de ce film, celle de Okie Noodling et ce nouvel album sans vous y perdre ?
Christmas On Mars suit une direction assez “space”, car tout a été composé sur synthés. Je dirais que la bande-son a une tonalité religieuse et scientifique à la fois. Pour la BO d’Okie Noodling, on a creusé une veine country, voire hillbilly blues, en plus sophistiqué et orchestré, à la façon des disques de Glen Campbell ou Duane Eddy. Ce serait presque comme du Elvis Presley… sans Elvis ! Le sujet du film est assez cocasse, c’est un documentaire sur la pêche des poissons-chats, une pratique barbare et cruelle : alors qu’ils couvent leurs œufs, on plonge la main dans leur nid jusqu’à ce qu’ils s’y accrochent et on les extrait de l’eau. (Mine dégoûtée.) Yoshimi Vs The Pink Robots évoluait un peu au milieu de ces deux ambiances très différentes et ça se ressent sur le disque. Contrairement aux apparences, cette façon de procéder a été très bénéfique pour moi. Parce qu’en passant d’un disque à l’autre, j’avais plus d’objectivité sur ce que je composais. Sous cet éclairage, j’ai pu me rendre compte que It’s Summertime était bien trop long. Du coup je l’ai ratiboisé de six minutes et c’est devenu la merveilleuse chanson que l’on connaît aujourd’hui. (Rires.) Les auditeurs devraient plus se retrouver dans Yoshimi Vs The Pink Robots, puisque les compositions sont plus “classiques”. Les curieux seront intrigués par les BO, d’autant qu’elles décrivent des paysages, des atmosphères instrumentales qui ne nous sont pas familières. Il ne faut pas oublier que la voix est pour beaucoup dans l’identité de The Flaming Lips. (Rires.)
C’était tout de même un pari dangereux de s’éparpiller ainsi, surtout que vous étiez très attendus depuis The Soft Bulletin. Penses-tu que la prise de risques est un de vos atouts majeurs ?
Si je n’en prends pas, qui le fera ? Tu sais, je suis déjà vieux, j’ai une famille, des chiens, donc, je n’ai rien à perdre dans tout ça… Et puis, c’est ce qu’on attend du groupe aujourd’hui. Notre label nous donne beaucoup d’argent et, ne t’inquiète pas, je sais comment l’utiliser ! (Rires.) Mais nous ne sommes pas uniques : franchement, si les gens veulent vraiment partir à l’aventure, ils le font. Et à l’inverse, ceux qui produisent une pop music plus “normale”, s’ils s’amusent, qu’ils le fassent aussi ! Disons qu’il y a suffisamment de groupes aujourd’hui qui expérimentent, comme Wilco, Radiohead, Grandaddy ou Mercury Rev, pour que les autres n’aient pas à le faire. L’idée est de suivre ses envies, c’est tout.
Te sens-tu en accord avec l’étiquette de “génie” qui t’est souvent accolée ?
Un génie ne l’est jamais que par la valeur du regard qu’on pose sur lui : en gros, si un type a décidé que tu le serais, tu l’es. Point, à la ligne. (Sourire.) Et, si certains jugent bon de me considérer comme tel, je ne vais pas me plaindre non plus. (Rires.) On pense surtout que nous sommes des types bizarroïdes et drogués… Il faut dire qu’on a bien aidé cette réputation en clamant sur les toits qu’on prenait tous les acides qui nous tombaient sous la main, mais aussi qu’on était de dangereux dealers… Ce qui est absolument faux ! (Rires.) Parfois notre musique se prête à ce jeu avec ses dérives psychédéliques. Mais bon, tu vois bien que je ne suis pas du tout comme ça…