Homme droit, peu bavard et rigoriste, Benoît Burello, alias Bed, ne projette pas à l’extérieur la beauté indicible de sa musique, l’insoupçonnable légèreté de son être. Pourtant, en seulement deux albums, l’inoubliable The Newton Plum et le dernier-né Spacebox, ce brillant multi-instrumentiste et chanteur expressif s’est imposé comme le seul héritier plausible de Mark Hollis et Robert Wyatt. À l’heure d’une reconnaissance publique annoncée, ce Rennais d’adoption, en bon disciple de l’écrivain Henry-David Thoreau, fait part à voix basse et à mots choisis de ses exigences artistiques et de ses doutes existentiels, sans jamais verser dans le mysticisme, malgré son âge christique.
INTERVIEW Franck Vergeade
PARUTION magic n°69
A comme Artisan
Quand j’ai commencé à enregistrer, je me sentais effectivement comme un artisan, avec une matière à sculpter qui n’est pas très palpable. J’ai souvent envie de maîtriser le plus de choses possibles dans la fabrication de cette musique, à commencer par le placement des micros au cours de l’enregistrement. C’est à ce moment que j’ai l’occasion de pouvoir modeler l’espace autour des instruments, la géographie de la pièce. J’ai envie de rendre presque tactile à l’écoute cette matière sonore : faire sentir le feutre des tampons sur les cordes du piano, la corde de la contrebasse contre le manche, le “frisé” de la corde de guitare. À l’origine, je rêvais ce disque beaucoup plus épineux, piqueté, avec des petits copeaux de son, qu’il ne l’est au final.
B comme Basse
J’ai commencé la musique par cet instrument, adolescent. Avec la basse, je mettais le pied dans l’univers magique du rock. La basse me convenait très bien, parce que je pouvais rester en retrait. Mais j’ai fini par m’en lasser. Je suis donc passé à une pratique instrumentale bordélique et aléatoire, m’essayant à la guitare, au bandonéon, au cornet, au piano, ainsi qu’à la voix. Aujourd’hui, j’ai encore une basse, mais je ne m’en sers plus trop. Je m’étais offert une contrebasse pour enregistrer The Newton Plum, et malgré la difficulté, c’était un vrai bonheur d’enregistrer ces lignes.
C comme Chalet (Le)
C’était la première fois que je me retrouvais en studio. Il a donc fallu faire face à certaines pratiques qui ne m’étaient pas naturelles, à commencer par la gestion du temps. Et surtout le manque de recul, qui nous a amenés à faire d’autres sessions quelques mois plus tard. Le Chalet me rappelle surtout que ce disque a été un projet plus collectif que le précédent, tourné vers l’intérieur et enregistré à la maison. Cette fois-ci, l’apport de chacun des musiciens a été déterminant, dans l’interprétation, dans certains arrangements, et même dans la prise de sons, puisque Olivier Ménard, l’ingénieur, nous laissait souvent participer avec lui, au placement des micros par exemple.
D comme Droiture
Dans mon cas, la droiture peut tourner à la rigidité. D’ailleurs, après The Newton Plum, j’aurais pu aller vers encore plus d’ascèse, d’austérité. Mais ça me paraissait un peu trop convenu, même s’il n’y a pas forcément eu cette réflexion-là entre les deux albums. J’avais envie de continuer dans cette direction, mais en plus fleurie.
E comme Éducation
Je crois que je me suis un peu fait tout seul. J’ai découvert pas mal de choses quand j’avais douze-treize ans, j’étais très curieux : le premier disque que j’ai acheté, une compilation de Pink Floyd avec tous les premiers singles, Arnold Layne et See Emily Play, m’a amené directement à Soft Machine et Wyatt. Du coup, j’ai découvert le label ECM et une bonne tranche du free, tout en écoutant en boucle Wall Of Voodoo et les Chameleons, les premiers R.E.M. et les Barracudas, tout un rock à guitares que j’aime toujours autant. Pour ce qui est de mon apprentissage de l’instrument et de ce qu’on appelle la théorie, je me sens bien plus autodidacte qu’autre chose.
F comme Ferrand (Vincent)
On s’était croisé à Toulouse chez un pote commun, il y a longtemps. Aussitôt, j’avais senti un personnage à l’appétit musical gargantuesque, comme parachuté d’un bouquin de Rabelais. Et j’ai pu le vérifier par la suite. Il est dans l’excès et la démesure. Voilà un mec qui se jette à fond dans la musique d’un autre. Je serais incapable d’en faire autant. À l’époque où je jouais dans des groupes, je n’y mettais pas cette vaillance et cet enthousiasme. C’est rare de rencontrer un contrebassiste qui, en plus de sa pratique d’un certain jazz, a baigné dans la pop et adore Robert Smith. Je lui avais envoyé The Newton Plum lorsque je cherchais un contrebassiste pour les concerts, il m’a tout de suite répondu, et son exigence et son acharnement me sidèrent toujours autant maintenant.
G comme Gâchis
Juste avant que je ne rencontre Stéphane (ndlr : Grégoire, fondateur du label Ici D’Ailleurs…), je n’étais pas loin d’arrêter, ou du moins je n’avais plus aucune envie de chercher à faire publier ma musique. À l’époque, certains m’ont dit que c’était honteux d’arrêter. J’ai donc compris l’idée de gâchis qu’ils sous-entendaient, mais je trouve le mot un peu excessif. À mon tour, je peux voir du gâchis autour de moi, vu les difficultés qu’ont certains musiciens à trouver une maison de disques.
H comme Henry-David (Thoreau)
C’est l’austérité même. (Sourire.) Thoreau représente un type de caractère emblématique auquel je suis attaché, peut-être plus qu’à lui-même ou à son œuvre. Je suis toujours très attiré par ce type de personnage : Wyatt, Henry-David Thoreau, Bach. J’aime ces personnes qui n’en démordent pas, et qui sont d’ailleurs souvent comme lui des solitaires : Peter Hammill, Scott Walker, Syd Barrett, Andy Partridge.
I comme Ici D’Ailleurs…
Avec Stéphane, on est parfois passés par des périodes frictionnelles, mais je sais que je lui dois beaucoup. Peut-être n’y avait-il que lui qui pouvait s’intéresser à cette musique à ce moment-là. C’était inespéré de recevoir un coup de fil de quelqu’un qui voulait me signer, après m’avoir vu sur scène un an auparavant. Je suis content d’être sur Ici D’Ailleurs… J’ai fini par comprendre que Stéphane avait pigé exactement ce dont j’avais envie. Et d’ailleurs, il me laisse une liberté énorme.
J comme Janséniste
Je connais mal la définition du jansénisme, mais je crois qu’elle me convient, hélas, assez bien. Il semble que ce soit l’image que je donne, même si je n’ai pas l’impression d’être au fond si abrupt, froid, rigide, glaçant, etc. En tout cas, musicalement, j’ai envie d’aller dans la direction inverse. Après The Newton Plum, j’aurais pu “austériser” davantage, étirer encore l’espace entre les notes. Mais il se trouve que je suis très attiré par un certain maximalisme pop. D’ailleurs, je reste suspendu et béat devant plein de morceaux des Go-Betweens ou de XTC, un groupe qui est l’apôtre du printanier. “Éthérer” le son et étirer le temps me paraît être une solution de facilité, bien tentante pourtant mais dans laquelle je ne me sentirais pas progresser.
K comme Kiosque
Dans la presse, j’ai parfois l’impression d’être vaguement surestimé, et ça me gêne. Car je n’aime pas le constater chez les autres. Cela étant, je ne peux pas lutter devant tant d’aménité. C’en est désarmant. Il y a plein d’autres musiciens dont on n’entend jamais parler. Parce que la diffusion des musiques est très mal répartie. Aujourd’hui, je pense pouvoir être plus détaché des commentaires. Je suis prêt à admettre toutes sortes de critiques. Dans un cas comme dans l’autre, j’ai envie de les accueillir sereinement.
L comme Lambchop
Les deux concerts que j’ai vus dernièrement m’ont soufflé. Leur son, la musicalité de chacun, cette souplesse indescriptible de la rythmique, ce pianiste monumental (ndlr : Tony Crow), cette justesse d’expression jamais prise en défaut, onze musiciens qui jouent comme un seul. C’est la classe suprême, avec une humilité confondante. Je viens d’apprendre que le dernier disque de Will Oldham (ndlr : Master And Everyone) est produit par Mark Nevers, ce guitariste de Lambchop qui envoie l’air de rien du fond de la scène ses envolées de space-guitar hallucinantes. J’ai hâte d’écouter cette rencontre entre la vaste campagne de l’un et l’art plus ouvragé de l’autre.
M comme Mellano (Olivier)
C’est le mec qui te tire tout le temps vers le positif. Tu ne peux jamais te laisser aller à la mélancolie en sa compagnie. Il a une disponibilité de tous les instants et une énergie créatrice rarissime. Comme Vincent et Mitch, c’est impressionnant de voir comment il se jette dans ma musique. À tel point que ça me dépite parce que je sais très bien que je ne pourrais pas faire de même. Je m’aperçois que je n’aborde même pas les qualités musicales de chacun. Mais j’ai l’impression d’en parler quand même, tellement tout est lié. Il y a dans ce qu’il joue ce côté “mellanien” d’attaquer la corde, très affirmatif mais toujours souple et pas autoritaire.
N comme Newton Plum (The)
Ça me paraît loin, mais je reste satisfait de ce disque. Parfois, je me surprends à le réécouter et à ne pas être trop déçu. Que n’ai-je pas déjà dit dessus ? (Sourire.) J’ai un souvenir de contemplation, dans une position repliée sur le piano, sans qu’il y ait là aucune connotation mystique ou religieuse.
O comme Ornette (Coleman)
Coleman m’est important pour des raisons qui échappent totalement à ceux qui ne le connaissent que de loin, et le perçoivent comme un terroriste free. En réalité, c’est un équilibriste de la mélodie, et c’est honteux qu’il ne soit pas plus reconnu pour ce qu’il est réellement. Il persiste dans la même voie depuis les années 50. Il y a quelque chose de très pop dans sa vision libre et aérienne de la mélodie. C’est l’une des choses que j’attends de la pop, cette liberté-là. Les musiciens qui l’ont toujours accompagné, Charlie Haden, Don Cherry, David Izenzon, immense et méconnu contrebassiste, sont les plus renversants des musiciens de jazz. Je me rêve un disque de Wyatt accompagné de Paul Bley au piano et de Charlie Haden à la contrebasse. Après un truc pareil, beaucoup, par pudeur, arrêteraient la musique.
P comme Pires (Jean-Michel)
C’est le meilleur batteur du monde. (Sourire.) Autant dans le quotidien que dans le jeu, il a une telle disponibilité, une telle écoute. Malgré toutes les difficultés que je lui impose, il se plie en quatre à chaque instant. La sobriété de son jeu est devenue “mitchienne” à force d’être évidente. En écoutant Headphone, j’y retrouve du Spirit Of Eden et du Laughing Stock. Cela n’échappera à personne. (Sourire.) Jean-Michel et Charlie (ndlr : H. Garabed) le savent très bien. Le morceau que j’avais à l’origine composé pour Bed et qu’ils ont repris (ndlr : The End) a été transfiguré. Pour en finir avec la lettre P et le sieur Pires, je dirais qu’il est la crème ultime de l’humanité. De toute façon, je n’ai jamais été déçu par mes trois complices. L’inverse n’est peut-être pas vrai. (Sourire.) R donc comme respect maximum.
Q comme Questions
Je passe mon temps à me poser des questions, et en même temps je sais tout à fait ce que je veux. Je suis farci de doutes. Je n’ai aucune certitude, seulement des envies et des miroitements lointains. Tout en étant sérieux, j’ai du mal à me prendre au sérieux avec “ma musique”. Il n’y a encore pas si longtemps, j’avais du mal à employer cette expression. J’envie les personnes qui en parlent comme un objet à côté d’eux. Pour moi, ça ne saurait tarder. J’ai même le souhait que cela vienne très vite. (Sourire.)
R comme Rennes
J’y ai vécu de 1995 à 1998. C’est un endroit important, là où ma musique a commencé à prendre forme pour des raisons multiples, qui sont propres à cette ville, aux gens que j’y ai rencontrés et à ce que j’étais à ce moment-là. Depuis, j’ai l’impression que tout évolue très naturellement pour moi. Je me sens plus Rennais que Toulousain, alors que j’ai vécu à là-bas pendant vingt-cinq ans.
S comme Silence
Spacebox me semble plus bavard que The Newton Plum. Je ne veux pas faire du silence un manifeste, et encore moins un drapeau national. Je ne suis pas forcément convaincu par toutes les musiques qui ont été proposées au nom du silence. Il y en a même certaines qui sont extrêmement bruyantes dans cette abondance de silence. C’est parfois trop facile. D’ailleurs, si tu milites vraiment pour le silence, tu ne fais pas de musique. Il y a déjà suffisamment de bruit comme ça.
T comme Talk Talk
Spirit Of Eden et Laughing Stock sont deux disques essentiels dont on ne saura jamais épuiser les beautés. Au-delà, ce qui me remplit d’aise, c’est d’entendre des gens en parler, dont certains qui en sont a priori très éloignés musicalement. J’ai l’impression que l’internationale se répand au fur et à mesure. C’est bien que Bashung ou 3D de Massive Attack déclarent leur flamme à Mark Hollis, même si Tim Friese-Greene est trop souvent occulté. C’est quand même rare des disques inoubliables. (Sourire.)
U comme Ub
En fait, c’est Ub comme Ubu, la salle de concert rennaise où ce disque que j’avais autoproduit a été enregistré. À l’époque, je crois que j’avais en tête les albums des Nits, dont j’apprécie autant la musique que l’humour, avec leurs titres en monosyllabe : Ting, Urk, Hat. (Sourire.) J’avais envie de participer à cette internationale du monosyllabe. À part ça, je ne me reconnais plus trop dans ce disque. En tout cas, il fallait le faire. Il m’a permis d’avancer. C’est indéniable.
V comme Voix
Quand je pense à la voix, je pense à Arto Lindsay, qui est actuellement le plus beau chanteur. Il n’impose pas, il propose. C’est ainsi que je rêve de chanter un jour. Certes, j’ai vaguement l’impression d’avoir progressé entre les deux albums. Mes morceaux partent souvent de la voix, du moins d’une base chantée. Je souhaite donc être encore plus volubile, mais je te garantis de ne jamais faire mon Jeff Buckley. (Sourire.) Je n’en ai ni les capacités ni surtout l’envie. J’aime aussi ce que fait Mark Kozelek. Il propose sa voix sans filet et sans apprêt. Voilà un autre chanteur de mes rêves…
W comme Wyatt (Robert)
Wyatt est mon fil rouge. Sans trop l’écouter, j’y pense souvent. Je vois souvent sa tête. En toute chose, il est un exemple. Je reste encore fasciné par ce personnage, même si j’essaie tant bien que mal de m’en démarquer. Musicalement et politiquement, il est un point central. J’aurais très vite arrêté la musique si je n’avais pas découvert Wyatt adolescent. J’ai toujours peur de sombrer dans le pathétique et de devenir grandiloquent à son sujet. (Sourire.)
X comme Xylophone
Je lui préfère le vibraphone, j’en avais beaucoup mis dans The Newton Plum. Les lames de métal et les tubes du vibraphone lui permettent d’avoir beaucoup plus de résonance que le xylophone. Une de mes grands-tantes, que j’aime beaucoup, m’a dit une fois après un concert : “Finalement, ta musique, c’est un travail sur la résonance”. J’étais stupéfait. Et ravi aussi que des personnes puissent parler de ma musique bien mieux que moi-même.
Y comme Yellow
Je ne m’imagine toujours pas faire autrement que chanter en anglais. Plus ça va, plus je m’obstine. Tant que je n’aurais pas abouti dans cette voie-là, je ne vois aucune raison de changer cette pratique. Entre l’anglais et le français, il existe la même différence qui sépare le vibraphone du xylophone. Le français est une langue qui, une fois chantée, ne provoque aucune résonance et n’éveille aucun appétit en moi, alors que pourtant, j’adore la lire. Le français est un son, l’anglais, un autre son. Il existe des sons, quand tu fais de la musique, que tu n’as absolument aucune envie d’utiliser. Par exemple, la basse fretless, l’accordéon diatonique, le français.
Z comme Zen
Malgré tout ce qu’on peut trouver de contemplatif, intériorisé et introverti dans mes disques, je me sens éloigné de toute mystique. Je me vois comme un artisan un peu bossu, bancal, qui ne se sert pas de cette partie du cerveau qui s’échappe vers le religieux. Je suis plus dans l’acte que dans la contemplation.