Il y a treize ans paraissait Plus de Sucre, le premier album solo de l’Innocent JP Nataf. Quelques jours avant son concert pour la soirée Magic Number #4 (le 30 septembre au Carreau du Temple), nous publions la chronique, par Matthieu Grunfeld, de ce disque formidable, sélectionné pour la Discothèque idéale du numéro 206 de Magic.
Il convient, une fois n’est pas coutume, de commencer par une fin, ou même plusieurs. Le 20e siècle s’achève et avec lui le temps de l’innocence, ou en tous cas des Innocents. Cruellement déstabilisé par l’insuccès public de son ultime album (Les Innocents, 1999), pourtant le plus ambitieux et le plus abouti, l’un des groupes phares de la pop française ne survit pas au départ d’un de ses deux leaders, Jean-Christophe Urbain. Son partenaire Jean-Philippe Nataf, alias Jipé, peine à digérer le contrecoup du divorce. Contacté à l’occasion de cet article, il se souvient : “Je suis vraiment tombé des nues : j’étais bien marié et je n’avais aucune velléité de carrière solo. J’avais toujours été protégé par la dynamique collective du groupe et, quand il est parti, j’ai eu un grand moment de panique.” L’année qui suit est donc consacrée au tâtonnement et à quelques projets de rebond : une musique composée pour le dessin animé Tchoupi, la réalisation de l’album Toute crue de Jil Caplan. C’est par l’entremise de son ami réalisateur Bertrand Bonnello, que Nataf finit par croiser quelques mois plus tard la route de Kim Fahy, songwriter anglais en exil à Paris qui met alors la dernière main au troisième album de son groupe culte, The Mabuses. De fil en aiguille, ou plutôt de bistrot en bar, les trois hommes évoquent de plus en plus sérieusement l’opportunité d’une collaboration musicale autour d’un projet apparemment saugrenu, un de ceux qui ne peut naître qu’au terme d’une soirée bien arrosée : enregistrer ensemble un maximum de reprises de chansons intitulées I Want You, à commencer par les trois plus fameuses signées par The Beatles, Bob Dylan et Elvis Costello. Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils embarquent dans cette improbable aventure la section rythmique des Innocents (Christopher Board et Bernard Viguié), le batteur Philippe Entressangle ainsi qu’un jeune représentant de la nouvelle scène française, Albin De La Simone. La fine troupe peaufine l’alchimie collective en adaptant en dix-huit jours dix-neuf chansons différentes portant le même titre. De cet exercice de style nait le désir partagé de prolonger le travail commun, mais cette fois-ci autour des nouvelles chansons que Nataf est vivement encouragé à terminer. “Quand on s’est retrouvé deux ou trois mois après, j’avais pas mal d’ébauches mais rien de vraiment abouti”, explique-t-il. “Je suis arrivé en studio avec des brouillons guitare-voix, quelques couplets et un refrain. Mais, comme j’avais un groupe qui était une vraie Rolls-Royce, on a réussi à les finaliser ensemble assez vite. C’était presque miraculeux. C’était un des meilleurs moments musicaux de ma vie : pouvoir retrouver tous les soirs ce groupe qui ressemblait aux formations américaines sur lesquelles j’avais fantasmé toute ma vie.”
De ces sessions participatives émerge donc un album très personnel, dont les écoutes répétées ne sont jamais parvenues, treize ans après sa sortie, à épuiser l’irréductible singularité. Le dépouillement instrumental et la sobriété des arrangements – quelques touches de picking de guitare ou de ukulélé, l’apparition furtive d’un violon – font pleinement ressortir les qualités d’une écriture poétique épanouie et totalement originale, où le sens s’émancipe des contraintes trop rigoureuses de la syntaxe pour mieux naître des associations sonores spontanées entre les mots. “J’oppose ma verve à ta raison” entend-on ainsi sur Enveloppe. Comme en témoigne ce titre polysémique qui, selon la prononciation choisie de la sifflante finale, peut évoquer la gourmandise ou bien l’ascèse (Plus De Sucre ou Plus De Sucre ?), le maniement de la langue fait ici l’objet d’un plaisir ludique presque enfantin qui n’exclut pas une certaine gravité. En déroulant le fil de son marabout d’ficelle lacanien, Jipé partage ainsi, sans se départir d’une certaine pudeur, quelques fragments d’intimité introspective liés au sentiment de la perte (Mon ami d’en haut) ou à l’identité incertaine (Jean-Philippe, sorte d’autoportrait cubiste en chanson). Et si l’on retrouve çà et là quelques-unes des mélodies lumineuses qui éclairaient déjà les tubes familiers des Innocents, la tonalité d’ensemble à la fois plus douce et plus sombre tranche de manière très contrastée avec les précédents épisodes de la discographie de l’auteur. Quant aux sept minutes hypnotisantes de Rengaine, on imagine mal quelle place elles auraient pu trouver sur un album destiné à la promotion radiophonique. Virgin ne s’y trompe pas et refuse d’emblée de publier l’album. “J’ai envoyé les cinq premiers morceaux au boss de Virgin et je n’ai plus jamais réussi à l’avoir au téléphone !”, s’amuse rétrospectivement Jipé. C’est donc Vincent Frèrebeau (Tôt Ou Tard) qui se charge de diffuser un LP qui, en dépit d’une bonne réception critique, passe trop vite aux oubliettes pour en resurgir, de temps à autres, à l’occasion de redécouvertes toujours heureuses. Et si d’autres épisodes suivront – un deuxième album solo également passionnant Clair, 2009 puis la reformation réussie des Innocents en 2015 – aucun d’entre eux ne parviendra à dégager avec une telle chaleur communicative l’exaltation teintée d’effroi d’une liberté chèrement conquise.
Matthieu Grunfeld