Clara Luciani nous livre les clefs de la vidéo de La Grenade, single surprenant où elle modifie de fond en comble l’arrangement du titre.
Avec son Ep remarqué Monstre d’Amour et une série de premières parties (Benjamin Biolay, Bernard Lavilliers, Les Insus, La Femme), l’élégante Clara Luciani peaufine une identité musicale singulière où se côtoient un habillage pop anglo-saxon et un sens latin de la dramaturgie. Elle a récemment publié un clip, La Grenade, dévoilant un titre aux antipodes des premières interprétations qu’elle en avait donné sur scène. De quoi annoncer un virage ? Son album est prévu pour le 6 avril prochain, avec aux manettes Benjamin Lebeau (the Shoes), Ambroise Guillaume (Sage) et Yuksek.
Le morceau sur le clip de La Grenade est une version presque disco, une chanson que tu interprétais seule à la guitare jusqu’à présent. Pourquoi ce choix ?
Je voulais que ça soit « disco dark » (rire). Sur scène j’étais seule, je la jouais vraiment comme je l’avais composée, avec une structure très squelettique, brute. Mais j’avais de bons retours sur ce titre, j’ai eu envie de surprendre en l’emmenant ailleurs. Et puis, pour une fois, j’avais une chanson avec un potentiel dansant, je voulais qu’elle soit solaire.
Comment avez vous travaillé et fait évoluer ce titre ?
Il y a eu plein de versions. On a d’abord travaillé avec Ambroise Guillaume (Sage), puis Benjamin Lebeau (The Shoes), mais il manquait encore quelque chose. Je ne voulais pas aller dans la facilité, je voulais dépasser ce que je fais d’habitude, c’est-à-dire des trucs un peu déprimants et planants. Finalement, on a eu l’idée de faire intervenir Yuksek, et c’est lui qui a donné la touche finale à ce morceau.
Cela te dérange si on te dit qu’il y a un petit côté Dalida dans cette chanson, proche de Mourir sur scène ?
Au contraire, tant mieux, j’adore Dalida. Je n’ai aucun problème avec la culture populaire. Dalida c’est génial, je peux vraiment l’écouter chez moi. Je n’ai pas ce snobisme absolu de vouloir être à la pointe de la mode. Si cela rappelle des classiques de la chanson française, ça ne me dérange absolument pas.
Tu ne peux pas nier que des divas comme Barbara, Nico ou Dalida t’ont beaucoup inspirée, des femmes fortes mais à la sensibilité extrême. Il y a cette phrase dans La Grenade, d’ailleurs : « Je ne suis qu’un animal déguisé en madone. »
C’est vrai, mais j’aimerais aussi ne pas être limité à ça. Dans la figure de la Madone, il y a quelque chose de presque religieux, d’intouchable. Moi, je suis une fille du peuple (rire). Avoir une image de diva ne représente pas du tout ce que je suis dans la vie. En fait, quand on me rencontre, on découvre très vite que ce n’est qu’un subterfuge. Les moments les plus beaux et honnêtes, c’est quand je sors de scène et que je rencontre les gens. Les voir touchés par ma musique, rien ne me fait plus plaisir, vraiment. J’ai envie de rétablir cette vérité car avec mon Ep, j’ai pu me mettre dans cette situation où je paraissais froide et intouchable. Ce n’est pas le cas.
Cette chanson aux accents féministes peut-elle avoir une résonance particulière dans le climat actuelle sur les rapports hommes/femmes ?
Cela s’inscrit dans un évènement social et c’est très étonnant car ce n’était pas calculé, je chante cette chanson sur scène depuis presque deux ans. Étant musicienne, je suis souvent confrontée à certains comportements masculins ridicules à mon égard, c’est ce qui m’a inspiré les paroles de La Grenade. Avec mon ingénieur du son, Taïssa, qui se trouve être une femme, dès qu’on débarquait dans une salle, on entendait des blagues. Une nana seule avec sa guitare et sa copine ingé son, ça inspirait des commentaires un peu gras. Et puis, tout le monde est à tes petits soins, veut te porter ton instrument, nous brancher nos prises comme si on en était pas capables. Oui, ça part d’un bon sentiment, mais ça entretient l’idée que les femmes sont des petites choses fragiles et vulnérables. Quand tu es une femme et que tu écris des chansons, il y a toujours un truc un peu suspect ou inédit. On est en 2018, les femmes ne sont pas juste des figures de douceur, de maternité et de sexualité.
Cette posture, avec cette grenade que tu caches, ne penses-tu pas qu’elle puisse aussi faire fuir les hommes ?
Justement, c’est tellement attendu d’une femme qu’elle soit fragile et qu’on ait envie de la protéger parce que c’est une petite chose. Moi forcément, j’ai toujours eu des problèmes avec les garçons, je mesure 1m82, c’est moins facile pour un garçon de dominer une femme plus grande. J’ai eu beaucoup de mal à séduire à cause de ça quand j’étais plus jeune. Par chance, j’ai rencontré des hommes assez intelligents par la suite pour passer outre.
Dans ton premier Ep, tu parlais d’amour, beaucoup. Mais on a l’impression que tu es très maladroite dans ce domaine.
Quand on attend trop de l’amour, on finit toujours par être maladroit, on est toujours déçu. Dans Il n’y a pas d’amour heureux (le poème d’Aragon, mis en musique par Georges Brassens) il y a cette phrase : « Et quand il croit serrer son bonheur, il le broie ». Il y avait quelque chose chez moi de cet ordre, une volonté de détruire involontairement ce qui comptait le plus pour moi. Je pense que je suis guéris. C’est aussi une question de maturité. J’étais dans une quête de relation passionnelle. Plus maintenant. J’ai la musique pour attiser mes passions, c’est plus divertissant pour moi, dans le sens pascalien du terme. Cela me permet de mettre mon attention dans autre chose que mon petit moi et mes petits sentiments.
Tu penses que cette façon de voir l’amour, au sortir de l’adolescence, est façonnée par le cinéma et la littérature ?
Bien sûr, on cherche le modèle d’amour parfait, toujours très fusionnel, tel qu’il est présenté dans les films et les livres. En grandissant, j’ai compris que ce modèle ne pouvait pas durer dans le temps et qu’il était destructeur. Je ne montrerai jamais Les Demoiselles de Rochefort à mes enfants avant qu’ils aient 25 ans (rire). Il m’a trompé sur les sentiments amoureux, sur l’idée qu’on serait prédestinés à quelqu’un en particulier. D’ailleurs, il devrait y avoir l’interdiction aux moins de 18 ans pour les films trop romantiques. Comme pour les films d’horreur !
Propos recueillis par Baptiste Manzinali