Nous publions les bonnes feuilles de La Chienlit, livre de Marc Alvarado à paraître jeudi aux Éditions du Layeur. Richement illustré et documenté, ce livre montre que la pop et le rock furent les grands absents des barricades, et surtout que l’émergence d’une scène française envieuse de la créativité britannique et américaine a été bloquée par une société qui n’était pas prête à lui faire de la place.
La France des petits bals de campagne
En ce même mois d’avril 1968, le magazine Télérama publie un article sur l’émission pilote de l’ORTF dédiée aux jeunes, Bouton rouge, qui depuis le 16 Avril 1967 sert de relais de à la culture pop anglo- saxonne. Depuis le début de l’année, son présentateur et initiateur visionnaire Pierre Lattès, veut servir de passeur entre la révolution musicale en cours et la jeunesse française. À plusieurs reprises, l’émission se fait l’écho du désarroi de la jeunesse de 1968. Un dimanche à Bourg-en-Bresse évoque l’ennui ressenti par deux jeunes lycéens de 18 ans dans une province rythmée par les défilés d’anciens combattants et les sorties de la messe. Le film démarre avec en fond sonore la chanson In the Loneliness. Suit l’interview d’un groupe de jeunes à un concert de rock. Tous travaillent (peintre, mécano, employé de bureau). «Ils font du rock pour s’amuser, pour passer le temps», entend-on en voix off. «À Bourg-en-Bresse, on ne préfère pas jouer, les gens vous critiquent facilement, nos vêtements, nos cheveux longs, il suffit d’être habillé excentriquement… On n’a pas notre place dans la société. […] Nous sommes modernes», déclarent-ils. Vue sur un bal musette. «Les boîtes de nuit, c’est inaccessible, la ville est trop bourgeoise. Nous nous ennuyons. Le club de jeunes, ce n’est pas intéressant. […] La musique pop, on ne la connaît que par les disques, un peu par la télé, la radio. On n’a jamais mis les pieds dans une boîte de nuit, les petits bals de campagne c’est tout ce que nous avons.»
Le chanteur-auteur-compositeur Patrick Abrial, chanteur Rive gauche conquis par les sonorités du rock, se tournera vers ce format musical au début des années soixante-dix. Il confirme : «Notre public, c’était le public des jeunes qui s’emmerdaient le week-end et qui aimaient le rock. C’était le public des bals, en fait, qui se retrouvait dans les concerts rock, qui n’était pas spécialement dans un style ou un autre.» Et Pierre-Viansson-Ponté de conclure dans son éditorial du Monde : «Dans une petite France, presque réduite à l’Hexagone, qui n’est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux, l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion. Ce n’est certes pas facile. L’impératif vaut d’ailleurs pour l’opposition autant que pour le pouvoir. S’il n’est pas satisfait, l’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui.»
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Après Mai-68, le racisme anti-jeunes et cheveux longs
Quant au retour de bâton, à la reprise en main, pas de distinction. Le «jeune» est un gauchiste. Le Nouvel Observateur, dans son édition du 28 décembre 1970, en propose une illustration quasi banalisée : «L’assimilation drogué = jeune = gauchiste est de mise. Ainsi en décembre 1969, l’Armée du salut demande-t-elle l’interdiction du spectacle Hair et en perturbe les représentations. Le racisme « anti-jeune » est alors dénoncé. C’est le «jeune» en tant que tel – surtout s’il a les cheveux longs – qui est dénoncé. Les agents n’aiment pas les jeunes qui circulent à mobylette, surtout lorsqu’ils ont les cheveux longs.»
Pourtant en 1968, en France – et on le remarque sur les photos des événements de Mai –, les cheveux ne sont pas spécialement longs, les pantalons sont étroits, les pattes d’éléphant n’ont pas encore fait leur apparition. Les codes vestimentaires du Flower Power vont débarquer en France en 1969 en même temps que le rock psychédélique. En 1968, la production pop est encore majoritairement d’inspiration soul ou rhythm & blues, même si on note deux 45 tours au même titre évocateur : Flower Power, par les Hamsters et Alan Stivell. Les premiers dans leur exercice de style d’imitation de la pop anglaise, et le second encore loin du Stivell inspiré et engagé que le public français saura apprécier quelques années plus tard. Rien de bien révolutionnaire musicalement en France dans ces années-là, même si en souterrain notre société bout.
(…) Panne de créativité, manque d’originalité, manque de véhicule d’expression moderne, la jeunesse française s’endort. Le portrait d’une population anesthésiée. Backmann et Rioux enfoncent le clou : «Sans grande préoccupation sur son destin, habitué à ne plus se poser de problème d’ensemble, le Français mène une existence passablement monotone. On a, avec quelques semaines de retard, beaucoup ironisé sur l’article que Pierre Viansson-Ponté a consacré dans le journal Le Monde à l’ennui de la France. En vérité, hormis quelques points secondaires, Viansson-Ponté ne fait que traduire une réalité évidente : la France s’ennuie.» Que dit Viansson-Ponté dans cet éditorial d’avril 1968 ? La date de publication est déjà prémonitoire, comme l’était la sortie de L’Homme unidimensionnel ce même mois. Il affirme : «Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde, la guerre du Vietnam les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. […] Le conflit du Moyen-Orient a provoqué une petite fièvre au début de l’été dernier : la chevauchée héroïque remuait des réactions viscérales, des sentiments et des opinions ; en six jours, l’accès était terminé.»
(…) Comme la génération précédente avait eu son West Side Story, cette génération aura Hair, LA comédie musicale hippie qui fera le tour du monde occidental prêchant la bonne parole de la contre-culture vue sous le prisme des professionnels du spectacle, et servira au passage de révélateur de nouveaux talents qui auront tôt fait de grossir les rangs de la variété millionnaire. Et tout cela sans une once de mauvaise conscience. Gilles Lipovetsky reste assez sceptique sur la portée réelle des événements : «On a vu se déployer une cascade idéologique appelant à “changer la vie”, à détruire l’organisation hiérarchique et bureaucratique de la société capitaliste, à s’émanciper de toutes les formes de domination et d’autorité. […] Sans projet explicite, et sous-tendue par une idéologie spontanéiste, Mai 68 n’a été qu’une parenthèse de courte durée, une révolution frivole, un engouement pour la révolution plus qu’une mobilisation de fond.» (L’Empire de l’éphémère, 1987). Gérard Manset publie en mai 1968 son premier 45 tours autoproduit (distribué par Pathé), avec en face A Animal, on est mal qui sera l’un des rares titres pop diffusés sur les ondes en ces périodes de grève générale. Pourtant il observe : «En mai 1968 en France, il n’y avait pas d’idéologie, pas de but. Alors qu’aux États-Unis il y avait le Vietnam, les droits des Noirs, etc. C’est toute la différence.»
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Léo Ferré et la tentation pop
Le show-business de la musique, dans la France de 1970, alimente principalement les artistes de variété. Certains d’entre eux s’intéressent toutefois à la pop music. Léo Ferré en fait partie. Il est subjugué par les sonorités de la pop, à tel point qu’il pense un temps tenter l’aventure avec les Moody Blues. Ils se rencontrent, mais ceux-ci sont peu disponibles et leur maison de disques plutôt réticente. Léo charge alors son directeur artistique et ami Richard Marsan d’initier des contacts avec Jimi Hendrix. Une rencontre est même programmée à New York à l’Electric Ladyland Studios, mais elle n’aura finalement pas lieu. Mille raisons, dont beaucoup commerciales, l’empêchent de réaliser son projet. Finalement, il va porter son dévolu sur le groupe français Zoo, au départ il faut bien le reconnaître parce qu’ils sont sous contrat avec la même maison de disques (Barclay), ce qui résout pas mal de problèmes. Ils enregistrent ensemble deux titres sur l’album Ferré 1970 : Amour Anarchie, Le Chien et La The Nana, pour lesquels Ferré aura toutes les raisons de se féliciter de son choix et Zoo gagnera énormément en popularité.
Le groupe en profite pour sortir son second album, I Shall Be Free, avec son nouveau chanteur anglais Ian Bellamy recruté au sein du groupe Clinic (présent cette même année sur la BO du lm La Route de Salina de Georges Lautner), qui reçoit un accueil plus mitigé que le premier. Par contre, Zoo et Ferré récidivent l’année suivante sur un album entier cette fois-ci, l’excellent La Solitude, monument de la chanson française des années pop. Ils tourneront également ensemble cette même année. Par ailleurs, toujours en 1970, Bernard de Bosson, patron de Riviera/Barclay, décide de faire tourner Zoo en Angleterre. Ils sont filmés pour l’émission Pop 2 lors d’un concert dans le célèbre club Ronnie Scott’s de Londres. Ils déclarent : «En France, c’est nouveau l’esprit de groupe, sans chef d’orchestre. Cela permet une nouvelle façon de composer : on n’amène pas d’arrangements établis, on laisse chacun s’exprimer. Le public français est assez réceptif. Le public anglais est plus blasé.» Une première tournée sans beaucoup de résultat. Riviera tentera de nouveau le coup l’année suivante avant de jeter l’éponge, et le groupe avec l’eau du bain…
1970 voit également la sortie du deuxième album de Gérard Manset, La Mort d’Orion, sorte de space opéra symphonique assez éloigné nalement de ses premières productions. L’auteur-compositeur- interprète évoque l’enregistrement de cet album : « J’étais assez imbu de ma personne pour refuser de me conformer aux schémas tout faits. Je n’ai pas fait un système d’“Animal, on est mal”, mais j’étais intrigué par ce texte tombé du ciel, écrit en quinze minutes. Même si je dessinais très bien, l’inspiration ne venait pas. Je me suis alors mis à composer La Mort d’Orion, et là, ça a déferlé, ça a remué du passé, du Moyen Âge, du futur, du contemporain, de partout. Je suis soudain devenu un tube, un récepteur à idées, et ça n’a pas cessé depuis. Un mystère. »
Où en est le courant «engagé» ? On l’a vu, beaucoup d’entre eux estiment que signer avec une maison de disques est synonyme de compromission. Ainsi, Barricade ou Dagon refuseront toute proposition d’enregistrement. Les autres attendent et préfèrent haranguer les foules lors de concerts souvent chaotiques. Seul Maajun va enregistrer en cette année 1970, dans des conditions plutôt cocasses. Jean-Louis Mahjun, violoniste-chanteur du groupe, se souvient : « On a signé avec Vogue parce qu’ils devaient dépenser de l’argent pour leurs frais généraux. […] On faisait tout pour que ce soit invendable. Le premier morceau c’était des bruits d’usine, des sons inquiétants, tout pour fuir. On aurait pu mettre le deuxième morceau, plus mélodique, en ouverture de l’album, mais non, on a mis le truc le plus pourri, parce qu’on ne voulait pas être à la solde du grand capital, être accusés de faire de la variétoche.»
Lorsque Vogue va découvrir leur production, évidemment, cela va poser problème. Le groupe s’en confie dans Rock & Folk, lors d’une table ronde sur l’état des lieux de la pop française dans les locaux du journal en décembre 1970 : «On a enregistré un disque chez Vogue qui est resté dans les fonds de tiroir. Les textes font peur. Donc blocage au niveau du pouvoir, ou de sa police, ou de ses imprésarios.» L’album, intitulé Voir la mort du vieux monde, sortira finalement en 1970, avec un tirage confidentiel, et cette mort annoncée du système sera paradoxalement la leur.