Greta Kline, leader et chanteuse de Frankie Comos, publie dix-huit chansons courtes comme des fragments de vie dans son album Vessel. Son existence est rythmée par un processus d’écriture permanent, instinctif, souvent étranger à ses propres décisions.

A l’écouter parler, elle ne sait rien faire de mieux. A l’écouter chanter, c’est un don merveilleux. A l’écouter analyser son travail, tout ceci échappe à son contrôle. Greta Kline, leader du projet Frankie Comos, est une usine à chansons. Excusez l’image, à l’évidence décalée pour qualifier une adorable et frêle jeune femme de 23 ans. Mais elle illustre dans toute sa plénitude la faculté de la New-Yorkaise à produire en toute innocence l’une des pop les plus jouissives que les années 2010 nous aient offerte, à coups de chansons brèves comme des réflexes vitaux. Frankie Cosmos publie, avec Vessel, son troisième album en cinq ans après Zentropy (2014) et Next Thing (2016), aussi bons qu’incroyablement courts : 17 minutes pour les dix titres du premier, 28 minutes pour les quinze chansons du second. Avec ses dix-morceaux pour 34 minutes, Frankie Cosmos franchit les limites de sa propre endurance. «Parmi les quinze chansons prévues pour l’enregistrement, j’en ai enlevé une mais j’en ai ajouté quatre faites par ailleurs, raconte-t-elle. J’ai juste pris 18 chansons mais cela aurait pu être moins ou plus. Il n’y a pas de concept.»

Pas de concept, mais une matière incroyablement abondante. «Je peux dire que c’est facile pour moi d’écrire des chansons, affirme la batteuse devenue guitariste au lycée. Je ne sais pas si c’est facile d’écrire une bonne chanson, mais je suis toujours en train d’écrire quelque chose. La seule difficulté peut être de la terminer. Parfois, je n’ai même pas l’impression d’avoir fait quoi que ce soit. Paul McCartney a écrit Yersterday en reproduisant une chanson entendue dans un un rêve. Ça m’a semblé fou quand j’ai entendu ça, mais je constate que beaucoup de paroles me viennent de mes rêves. Je me lève et je les écris au réveil. Quand ce n’est pas au milieu de la nuit.»

L’artiste a publié 47 chansons sous forme de EP à partir de ses premiers uploads sur bandcamp en 2009, avant de son mettre au format LP. «Je suis incapable de savoir combien j’ai écrit de chansons : des centaines» sourit-elle.  Elle ne compte pas les idées qui ne vont pas au bout : les morceaux de 40 secondes mis sur disque sont des oeuvres présentées comme abouties. Si un tiers de ces chansons sont publiés, comme elle le sous-entend, le compteur de son oeuvre atteint au moins les trois-cents unités, et Dieu sait combien depuis cette interview, début février. «J’ai dû écrire une cinquantaine de nouvelles chansons depuis que l’album est fini, estimait-elle à Paris, l’un de ces jours d’hiver moscovite qui a traversé la capitale. J’ai achevé celles de Vessel en décembre 2016. Avant, j’avais l’habitude de mettre mes chansons en ligne juste après les avoir finies. Les placer sur un album un an après les avoir écrites, c’est bizarre, ça ne représente pas mon moi actuel. C’est amusant d’essayer de me relier à elles à nouveau

Un morceau par jour, l’été de ses quinze ans

Aussi attachant, mélodique et accrocheur soit-il, Vessel est un album artificiellement bâti pour coller aux habitudes des auditeurs de pop. «Je ne me mets aucune pression à l’idée de ‘faire un album’, reconnaît-elle. Je vois un LP comme un chapitre dans un processus continu d’écriture de chansons. Parfois, un musicien du groupe me signale que certains morceaux ont une vibe similaire à un autre d’un précédent album, mais ça me passe vraiment au-dessus». Son transfert dans l’écurie Sub Pop, annoncé en avril 2017, ne change pas vraiment le cours d’une histoire écrite sur ce qu’elle identifie comme des malentendus. «C’est cool, mais je suppose que ce n’est pas effrayant car je sens qu’une partie de moi se fiche de réussir. Si je devais me reporter vers un autre job, je continuerais à faire de la musique. Ça ne changerait rien à ma vie.»

«Tout ceci est arrivé sans que je le cherche, c’est très étrange», développe Greta Kline. Elle se souvient avoir composé ses premiers morceaux l’été de ses quinze ans. Une par jour. Sans l’avoir décidé. «Au départ, si j’ai mis mes morceaux en ligne, c’était juste par peur que mon ordi explose. C’était, au sens propre, une sauvegarde. Il était évident que personne n’allait les écouter. Puis un jour, un ami a posté une chanson sur Facebook. D’autres l’ont partagée. Des gens se sont mis à me suivre…»

“Beaucoup de gens de mon âge n’écoutent pas d’albums”

Même le premier album lui est tombé dessus. «La première fois que j’ai enregistré en studio, j’y étais avec un autre groupe et je me suis simplement dit que j’aimerais voir comment mes chansons sonnaient dans ce cadre. Ça a donné Zentropy. Personne n’en attendait rien. Mais ça s’est retrouvé sur Pitchfork. Puis on a eu un tourneur. Et voilà, on était un vrai groupe. J’ai compris seulement très récemment que ce que je faisais pouvait intéresser les autres.» Greta Kline ne subit pas ce qui lui arrive. Mais elle ne contrôle pas toute sa trajectoire et cela donne à son attitude un mélange de fraîcheur et de mélancolie tout-à-fait désarmant.  «J’aimerais comprendre de façon logique pourquoi j’écris des chansons. Mais je ne sais pas vraiment pas. Je continue à le faire, et nous voilà

Vessel serait, à l’entendre, un disque pour et par la génération zapping, qui consomme, comme elle, la musique sur Youtube et les plate-formes de streaming. «J’écoute rarement un album et, quand j’écoute un album, je ne relie pas forcément les chansons entre elles. Je pense que c’est dû à une capacité de concentration limitée. Je pense que beaucoup de gens de mon âge n’écoutent pas d’albums. C’est sûrement regrettable mais j’ai aussi peu de patience pour regarder des films.»

Si la notoriété naissante a changé quelque chose, c’est, à la limite, le niveau d’intimité qu’elle se sent capable d’étaler dans un texte. S’être baptisée Frankie Comos quand on a déjà un nom de rock star est une forme de protection, consent-elle. «J’ai besoin d’écrire des chansons en permanence mais je ne pense pas avoir besoin d’être entendue, confirme-t-elle. J’écrivais déjà des chansons quand personne ne les écoutait et j’écris toujours des chansons que je ne publie pas. Tout le monde peut écrire une chanson et, à mon avis, tout le monde devrait le faire. C’est une bonne façon de se parler à soi-même. Les gens ne se parlent pas à eux-mêmes assez souvent, or ça me semble important de chercher à savoir comment tu te sens.» On s’est posé la question pendant la séance photos. Aucun souhait, aucune inquiétude, aucune envie précise face à l’objectif. «Je ne me suis jamais trouvée jolie sur une photo» éclaire-t-elle. Excellent titre pour une chanson de 90 secondes.

Texte et photographie : Cédric Rouquette

Repères
1994 Naissance à New-York d’un couple d’acteurs, Kevin Kline (Oscar du meilleur second rôle en 1989 pour Un Poisson Nommé Wanda) et Phobe Cates (Kate dans les deux Gremlins)
2009 Premiers morceaux sur Bandcamp sous le nom Ingrid Superstar
2011 Débuts du projet Frankie Cosmos. Bassiste pour Porches.
2014 Zentropy, premier album
2016 Next Thing, deuxième album
2017 Annonce de son contrat avec Sub Pop. Participe au Pitchfork Festival.
2018 Vessel, troisième album

Un autre long format ?