Coup de coeur Magic : le puissant syncrétisme musical de Beak>

Troisième album du trio krautrock mené par Geoff Barrow,  >>> avance vers un puissant syncrétisme musical des années 1970, synthétisant toute une décade d’expérimentations trippées en une œuvre vintage en diable, à la mélancolie moderne comme jamais.

 

Alors que la perspective d’un nouvel album de Portishead semble de plus en plus s’éloigner (cela fait 10 ans que Third est sorti), le producteur du fameux groupe trip-hop de Bristol, Geoff Barrow, poursuit de son côté la belle aventure Beak>, tirant une troisième flèche vers un futur qui n’a jamais autant regardé vers le passé. Après > (c’est le titre) et >> (c’est aussi le titre), deux premiers albums qui revitalisaient le krautrock allemand des années 1970 (Can, Neu !) en y insufflant l’esprit de transe mécanique issue de Kraftwerk (celui qui généra la techno) et la production mi-live mi-numérique qui en fait une pure et fascinante création contemporaine, le trio utilise donc une nouvelle fois le signe typographique > pour intituler ce troisième album. Faut-il y voir le symbole mathématique “plus grand que”, qui ferait de chaque nouvel album une amélioration (extensive, exponentielle) du précédent ? “Ce serait un peu présomptueux de notre part de considérer chaque album comme « plus grand » que le précédent, répond Barrow. Et nous ne saurions pas vraiment dire de quelle « grandeur » il s’agit. A l’origine, il s’agissait surtout d’une représentation graphique du mot « bec » (ndlr., traduction littérale de « beak »)”.

Toujours modestes,  Barrow (à la batterie), accompagné de Billy Fuller (basse) et de Will Young (guitare et synthétiseurs depuis 2016)  reconnaissent toutefois que ce nouvel album s’ouvre davantage à l’espace du studio, pour un rendu sonore moins claustrophobique, sourd et emmitouflé que sur les précédents. “Nous avons un nouveau studio et comme nous enregistrons tous nos morceaux live, l’acoustique nouvelle de l’endroit a clairement modifié notre son, qui est plus clair et ouvert, c’est vrai. Cette pièce rend très mal les sons saturés, donc nous avons eu tendance à les limiter. Nous aimons aussi garder la dynamique du live, et ralentir le tempo ou baisser le volume général nous-mêmes, comme sur les vieux disques de soul, où tout le monde baisse d’un cran quand la voix rentre. C’est comme une compression naturelle, qui passe par le jeu. Avant tout, nous aimons jouer et rendre le jeu audible sur disque.”

Un nouvel album plus atmosphérique et transparent

 

La vidéo du premier single Allé Sauvage montre ainsi le groupe jouant live, en sept minutes tendant vers le giallo italien tel qu’aurait pu le revisiter un Mike Patton (Fantomas) s’il avait été un jour un peu minimaliste. Cette tournerie progressive ondulant autour d’un arpège de synthétiseur SIEL est de toute beauté hypnotique.  Mais si les rythmiques motorik à la Jaki Liebezeit – pierre angulaire du rock de 2018 comme le blues le fut en 1968 – sont toujours de rigueur (Brean Down, RSI), ce nouvel album montre en effet le trio plus atmosphérique et transparent, s’aventurant vers les riffs heavy de Black Sabbath (The Brazilian), le psychédélisme folk (sur la gracieuse mélodie finale, When we fall, soulignée de violons synthétiques), voire vers le pompéisme de Pink Floyd sur Abbots Leigh. Cette nouvelle référence psycho-géographique à Bristol et ses environs (comme le furent Blagdon Lake ou Dundry Hill sur leurs albums précédents) transforme ce petit village du  Somerset en soundtrack de film gothique 70’s, empli de coups de cymbales et de grandes orgues réverbérés. « Nous aimons citer des villes et des lieux de notre région. Car c’est de là que nous venons. » argue sobrement Billy Fuller.

Avec le classicisme d’un Neil Young (Harvester) ou une rare délicatesse folk (When we fall), le trio s’ouvre même désormais au songwriting, aux chansons, ajoutant de l’air et de l’espace aux paroles, désormais moins marmonnées que murmurées, et révélatrices troublantes des questionnements et des angoisses de Barrow. “C’est quasiment de l’écriture automatique, puisque je chante ce qui me passe par la tête quand on joue ensemble. Puis ça devient des chansons et en effet, elles parlent surtout de la situation géopolitique mondiale, et de l’Angleterre en particulier. Le Brexit est une aberration créée par des incompétents et des imbéciles, dont la seule motivation est la recherche du pouvoir, et en aucun cas le bien commun. La chanson Harvester parle de Trump, et de la colère qu’il m’inspire et When We Fall évoque la fin de l’humanité. On est foutus («We’re fucked up»).”

Moins sobre de mots (quoique toujours réverbérés, évoquant la chute finale de l’homme dans la mer), Beak est de plus en plus disert d’émotions, de sentiments, et de fragilité, en une alchimie que le trio permet sans doute comme aucune autre formule. L’avenir n’est pas radieux, mais sa musique l’est certainement.

Wilfried Paris
Photo : Julia Borel

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