Sept mois après Toute latitude, Dominique A sort le deuxième volume de son diptyque, La Fragilité. Il nous raconte la genèse de ce projet qui le maintient au sommet de la pop made in France.
Depuis Vers les Lueurs, on te sent comme libéré, en particulier sur Toute Latitude. Est-ce que ce passage vers une ambition musicale moins centrée sur soi, un récit plus collectif, symbolique, mythique, est sensible pour toi? Autrement dit, il nous semble que, chez Dominique A, il y a deux périodes : une première plus sombre, plus orientée vers l’introspection, et une seconde (en particulier depuis L’Horizon), plus orientée vers l’autre et vers le monde extérieur.
En fait, ce sont plus les commentaires des gens autour de moi qui me font dire que c’est comme ça. De mon propre chef, je me crois être dans un registre plus terrien, moins dans la métaphore mais en même temps, quand je jette un œil dans le rétroviseur, j’ai l’impression qu’il y avait déjà des chansons dans cette idée-là avec ce caractère-là. Je les revendiquais sans doute moins, je revendiquais plus une certaine forme d’opacité. C’est moins le cas maintenant. Quand c’est opaque, je sais dire que ça l’est parce que c’est venu comme ça et que cela n’avait pas de vocation à être travaillé autrement. Je pense par exemple aux Deux Cotés d’une Ombre sur Toute Latitude : je serais bien en incapacité d’expliquer ce que j’ai voulu dire. Prenons une chanson comme Rendez-nous la lumière (ndlr., sur Vers les lueurs). En la faisant, j’avais bien sûr conscience de parler de certaines choses mais je me souviens des commentaires de Daniel Paboeuf en studio qui me disait : « Tu te rends compte que tu vas sur un terrain un peu plus direct qui peut désarçonner ton public ? ». Son raisonnement m’a surpris. Je me souviens aussi quand on a chanté ces titres-là pour la première fois à Fouesnant et au Théâtre de la ville, des gens réagissaient assez négativement, une partie du moins car cela leur semblait premier degré et pas assez codé, trop primaire. Une chanson comme Se Décentrer a ce caractère-là aussi. Aujourd’hui, je revendique ce côté premier degré.
Dans ton attitude aussi ?
Oui, dans mon rapport au métier, au public et aux gens, la façon dont je vais vers les gens, ça a bougé, c’est moins en retrait. Ne serait-ce que parce qu’après les concerts, je me mets derrière le comptoir pour vendre des disques et faire des selfies ou signer autographes mais aussi parce que je suis plus concerné et plus impliqué dans tout ce qui touche au public. Qui vient ? Qui ne peut pas venir ? Que pourrais-je faire pour que les personnes qui ne viendraient pas en temps normal puissent venir ? Cela correspond effectivement à cette période de Vers Les lueurs car j’avais cherché à inviter un public un peu différent. Je n’avais aucune conscience à l’époque de ce que c’était l’accompagnement et la médiation culturelle. Maintenant j’en sais un peu plus et cela correspond à cette période-là à mon retour en France après avoir quitté la Belgique.
Pascal Bouaziz, ton ancien collègue de label chez Lithium, évoque, comme point de départ d’un disque, la notion de contrainte pour stimuler la créativité. Jouer sur la longueur en dilatant l’espace à la façon de Mark Kozelek ou, au contraire, le réduire. Ce huit pistes et cette boite à rythme que tu as utilisés pour composer Toute Latitude et La Fragilité ont-ils été essentiels dans les deux projets ? La contrainte pour se stimuler cela te nourrit également ?
La contrainte part souvent du matériel ou d’un instrument chez moi, parfois du choix d’un instrument. Après ce qui est fondamental, c’est comment et avec qui je fais le disque. Contrainte, le mot est assez juste, c’est vrai que je suis un peu dans le même registre que Pascal à ce niveau-là. Mais il y a quelque chose d’un peu négatif dans le mot, d’astreignant. Je suis plus dans ce qui s’apparenterait à un jeu dans un cadre donné. Il faut effectivement un peu, parfois, se discipliner, même si cela se fait cela se fait de façon intuitive. Je ne suis pas dans un rapport “doloriste” à la création, c’est pour cela que l’idée de contrainte n’est pas ce qui va me guider dans un premier temps. Je déteste devoir souffrir sur une chanson. Pour moi, lutter n’est pas une plus-value, ce n’est pas la garantie que la chanson sera meilleure si on s’acharne dessus. Ça part souvent d’un instrument.
“Au départ, je souhaitais même faire quatre disques en vente par correspondance (rires) : un noise, un folk, un electro et un spoken word.“
Cette année tu sors deux disques, Toute latitude déjà paru, et La fragilité en octobre, pour tes cinquante ans. Comment appréhende-t-on la composition dans deux formats aussi différents ?
Les deux disques se répondent un peu par le thème des chansons. Toute latitude serait peut-être le versant un peu sombre et La fragilité un peu plus solaire, dans la mesure où il est d’abord plus mélodique, puis dans les célébrations des beautés du monde. Toute latitude, c’est davantage le tunnel. On a un peu retravaillé la fin pour que cela ne soit pas trop caricatural.
Tu avais déjà sorti La Musique / La Matière (2009) que l’on rapproche beaucoup de Toute latitude pour sa dimension rythmique et électronique. Pourquoi ces deux disques ?
J’ai des publics différents, ceux qui me suivent depuis mes débuts et d’autres qui sont arrivés avec Vers les lueurs (2012), plus sensibles à un registre chanson française. Cela crée une espèce de hiatus. Je me suis dit : pourquoi ne pas faire deux tournées à deux périodes différentes avec deux disques ? Je savais qu’avec le groupe tel qu’il est là, on allait revenir à quelque chose d’assez dense d’un point de vue sonore. Pour le label, c’est aussi un défi de sortir un disque avec une durée de vie limitée par l’arrivée d’un autre album assez rapidement. Sur Toute latitude, il n’y a pas de tube qui augmente la durée d’exposition d’un album comme cela a pu être le cas pour Éléor ou Vers les lueurs avec des titres comme Rendez-nous la lumière et Au revoir mon amour. Au départ, je souhaitais même faire quatre disques en vente par correspondance (rires) : un noise, un folk, un electro et un spoken word. Mais avec Alan Gac de Cinq7, on s’est dit que chaque album souffrirait du suivant. Le budget était difficile à boucler aussi.
Ce qui est de suite remarquable à l’écoute de Toute Latitude, c’est cette volonté de travail sur la voix qui peut se faire murmure, spoken word. C’est peut-être ta manière d’appréhender le chant qui a le plus évolué depuis tes débuts. Qu’en penses-tu ?
Cela reprend aussi des choses que je faisais à mes tout débuts, sur lesquelles je n’étais pas beaucoup allé. Je ne m’en suis pas trop rendu compte en le faisant. Je crois que chaque morceau a trouvé sa bonne façon d’être. C’est vrai qu’à un moment donné je m’interdisais le parler-chanter ou le parler-parler (sourires). Face à un morceau comme Corps de ferme à l’abandon, je me disais que ce n’était juste pas possible de laisser tomber ce texte, mais ce n’était juste pas possible de le chanter. Il fallait trouver la bonne musique, et à partir du moment où j’ai trouvé cette boucle de basse, le morceau était fait. Après, quand on a enregistré la majorité des titres, je trouvais intéressant de fonctionner par séquences pour le tracklisting. Pour moi sur Toute latitude, il y en a trois. Les trois morceaux d’ouverture sont plus engageants et mélodiques, le noyau central est plus torturé — chanté, mais plus torturé. Le troisième volet est plus torturé, les trois derniers morceaux en mode parlé.
Toute Latitude est accompagnée d’un second CD, Ursa Minor. Contrairement à ton répertoire en général qui ne relève pas de l’autobiographie, ces titres-là relèvent de l’autofiction. Tu y parles en particulier de ton admiration pour Philippe Pascal de Marquis de Sade et Marc Seberg…
Oui, il y a aussi une grosse bourde dessus sur Highlands, plusieurs personnes l’ont relevé, je parle de Robert Kirby comme arrangeur de Riverman alors qu’il ne l’a pas arrangée. Oui, à part ça, sur le côté autobiographique. C’est assez métaphorique. L’Eau des Cailloux, c’est en rapport avec mon petit garçon. Highlands, c’est un voyage fait avec ma compagne. C’est sûrement le fait d’être sur le terrain du texte dit qui m’a orienté vers ça. J’ai aussi pioché dans un ensemble de textes que j’avais et qui étaient pour moi comme des petits poèmes que je ne me voyais pas chanter et que je pouvais utiliser comme cela. Les premières séquences appelaient la parole. Au début, avec Ta Parole, où la musique est absente, c’est comme une forme de déclaration d’intentions. On est vraiment dans l’accompagnement musical et l’illustration sonore. C’était pour moi un petit objet poétique qui avait peut-être pour vocation de n’être écouté qu’une fois comme on ne regarde un film qu’une fois.
Tu dis avoir été surpris par ce qui venait au niveau des textes qui te ramenait au départ un peu à Remué (1999).
L’ambiance musicale surtout. Sur Remué, parfois le chant est un petit peu atone et blanc avec une mélodie qui passe un petit peu à l’as. Cela m’a un peu gêné dans une certaine mesure, car Toute Latitude était censé être un disque un peu aventureux. J’ai vraiment eu besoin du retour des gens autour de moi et des gens qui ont acheté le disque pour avoir une opinion assez juste. A un moment, je ne me voyais pas ne pas sortir Toute Latitude, puisque j’en étais content, mais en même temps il me gênait dans la mesure où il sortait seul, car pour moi il fonctionne vraiment avec le deuxième. Cela m’aurait gêné de revenir avec un disque comme La Fragilité après Éleor. On aurait été sur des terrains voisins. Pour moi, les deux fonctionnaient vraiment en diptyques, il aurait fallu les sortir en même temps. Vivement que les gens s’approprient les deux. J’ai l’impression que les deux disques s’assemblent car ils ont été faits simultanément, je ne me suis pas divisé en les faisant. Pour moi, cela se répondait et cela s’imbriquait.
Cette année, avec ce double projet de disques, tu appréhendes la scène de deux manières totalement différentes. En groupe pour Toute latitude et en solo pour La fragilité. Toi qui as connu les petites salles et qui est passé dans une autre dimension avec Vers les lueurs et ta Victoire de la musique, comment occupe-t-on l’espace ?
C’est plutôt le nombre de spectateurs qui a changé. Avant, je jouais devant 300 ou 400 personnes, plutôt 700 ou 800 personnes désormais. On a accentué la dimension scénographique et les lumières. La scène c’est avant tout du corps et de l’incarnation. Avec les années, ce rapport physique à la scène s’est modifié. Pour le chant, j’ai eu une espèce de déclic à partir de Vers les lueurs. Avant chaque tournée, je somatisais énormément sur ma voix, j’avais eu des nodules au début de la tournée La Musique, j’ai même été traité médicalement. Un jour, j’ai choisi de m’en foutre royalement, de ne pas forcément me préserver, de ne pas me gratter la gorge en permanence pour savoir s’il y a quelque chose. Depuis ce jour-là, je ne prétends pas que j’aborde les tournées les doigts dans le nez, mais toute cette inquiétude a disparu. Que Vers les lueurs ait fait venir d’autres personnes aux concerts m’a aussi donné confiance sur ce point.
Entretien : Grégory Bodenes
Photo : Julien Bourgeois