A l'occasion de la parution de "In and out of the light" (Talitres), ce 18 septembre 2020, nous publions sur notre site l'article sur The Apartments, paru dans notre numéro 207. Deux labels français rééditaient alors pour la première fois en vinyle deux des albums du groupe de Peter Milton Walsh, Drift (1992) et Fête Foraine (1996).
Discuter avec quelqu’un de sa découverte des Apartments revient souvent à lui demander de relire une page de son journal intime. En novembre 1994, l’écrivain de science-fiction David Calvo a vingt ans quand il loue une voiture avec sa copine (“Je crois même que son permis était périmé” ) pour rallier, depuis Marseille, le Transbordeur, à Villeurbanne, où le festival des Inrocks fait étape. Ben Harper, vingt-deux ans, est venu défendre son deuxième album. L’Australien Peter Milton Walsh, leader et seul membre inamovible des Apartments, aussi, mais il a déjà dix ans de plus que l’Américain. Ce soir-là, il livre une frissonnante version de What’s Left of Your Nerve, conclusion de sept minutes de ce nouvel effort, Drift, paru un an plus tôt. “Ce morceau était pour moi un résumé de ma sortie de l’adolescence et mon refus d’entrer dans l’âge adulte, raconte David Calvo. C’était un hymne, venu du profond de l’âme. Un truc qui disait : « ne renonce jamais ». Je me souviens juste que j’avais pleuré à ce concert, accroché aux barres de fer devant la scène, et que ma copine me regardait sans comprendre. Et moi j’avais juste Peter et sa Gretsch trop grande qui flambait.” Calvo se souvient d’une longue discussion avec le chanteur d’après-concert, autour “de la France, de sa carrière, de la vie”. “Pour moi, c’est un moment sacré, cette rencontre. Depuis, je suis resté son plus fidèle disciple, j’écoute ses disques tout le temps. Peter est un compagnon de route.”
La veille, le groupe s’était produit à la Cigale à Paris pour une soirée qui, là encore, a gravé des mémoires vives des deux côtés de la barrière : “Dégaines de chacals dégingandés, costards en solde, chemises fripées, vingt clopes par morceau, des visages figés comme un lac en hiver, ça joue velours mais avec sécheresse, tout en colère rentrée”, résumera joliment, et en termes imagés, le journaliste de Vice, Lelo Jimmy Batista. Les Apartments n’ont pas donné assez de concerts pour que cela devienne banal ou routinier, ni pour leur public, ni pour eux. “J’ai ressenti les dernières mesures de What’s Left of Your Nerve sur cette scène comme un moment qui me hanterait à jamais, et c’est le cas”, nous confiait en 2015 le bassiste Elliott Fish. Ce moment me manque.” Peter Milton Walsh se rappelle aujourd’hui “de la manière dont un millier de Parisiens sont passés de la clameur sitôt la fin du morceau à un silence absolu quand je suis revenu seul jouer Mr. Somewhere”, classique extrait du premier album du groupe, The Evening Visits… And Stays For Years (1985).
“Planifier un concert de The Apartments à Tours dans les années 80, cela n’est pas rien.”
Des souvenirs éblouis de ce genre, chaque fidèle des Apartments en a un ou plusieurs à partager. En 2009, l’annonce par la Blogothèque d’un retour du groupe pour une tournée française, après dix ans de silence discographique, avait déclenché en ligne un flot de commentaires, de récits et d’analyses de fans, comme si chacun apportait son écot individuel au récit collectif d’une passion hexagonale. Ce n’est pas totalement un hasard si cet automne 2017, deux labels d’ici, Talitres et Microcultures, rééditent pour la première fois en vinyle deux moments de la discographie du groupe : Drift, paru en 1992, déjà ressorti en 2010, et Fête Foraine. Ce dernier, qui regroupe des enregistrements acoustiques de chansons déjà existantes, fut vendu seulement par correspondance et après de (rares) concerts à sa sortie en 1996. Il tire son nom “d’un poème de Prévert”, précise Peter Milton Walsh. “J’aimais cette idée de fête foraine, cela résumait assez la manière dont j’avais vécu pendant un certain temps. Je voyais ce disque comme un compagnon à Drift.” “Je pense que Peter a un attachement particulier à cet album, qui est très singulier dans la discographie du groupe, et qui n’a pas eu selon lui la vie commerciale qu’il méritait”, explique Jean-Charles Dufeu, de Microcultures. “Peter tenait aussi à lui redonner vie via un nouveau mastering, confié à Don Bartley, qui avait fait le mastering initial.”
Comment expliquer cette passion française, jusque dans la préservation de la mémoire discographique du groupe ? L’impact de la presse et des premiers (et influents) fans a évidemment joué, à cette époque où les disques se rêvaient encore parfois pendant des jours et des semaines depuis un bout de papier. “Il faut à l’origine un accompagnement humain, souligne Sean Bouchard de Talitres, en référence à la première date française du groupe. “L’envie farouche de défendre un projet. Planifier un concert de The Apartments à Tours dans les années 80, cela n’est pas rien.” La soirée a été organisée en 1986 dans une salle tourangelle par un groupe d’étudiants locaux, dont le futur cofondateur des Inrockuptibles Jean-Daniel Beauvallet. Une décennie plus tard, le même magazine défend avec acharnement ce groupe qui enchaîne les chefs-d’œuvre “comme s’il ne savait pas faire autre chose”. À l’été 1993, le journaliste Emmanuel Tellier, qui deviendra le maître d’œuvre du grand retour de Walsh dans les années 2010, y conclut un portrait enthousiaste d’une promesse qui annonce les soirées de Paris et Villeurbanne : “S’il le faut, nous irons le chercher.” “Il y a eu une question de rencontres déterminantes”, estime Jean-Charles Dufeu. “Les fans de The Evening Visits… en France à l’époque étaient quasiment tous des prescripteurs d’opinion en musique ou le sont devenus entretemps. J’ai le sentiment que ça a créé un tissu favorable pour une communauté qui s’est mise en place avec les années.”
“Artistiquement, il me semble que la musique de The Apartments est portée par une douce lumière noire, une fierté sombre”
Cette communauté a contribué à entretenir le souvenir de la musique des Apartments malgré les chaos de leur parcours. Quand Walsh sort Drift, il n’a enregistré aucun morceau depuis cinq ans et un long litige autour de la propriété du single The Shyest Time, utilisé sur la B.O. d’une production John Hughes, L’Amour à l’envers, lui pèse. C’est alors la compagne de son guitariste Greg Atkinson qui, un soir, l’implore de graver ses nouvelles chansons. Le label New Rose le distribuera en France, succès commercial substantiel à la clef. De même, deux décennies plus tard, seule l’insistance d’Emmanuel Tellier pousse Walsh à revenir sur scène. Le soutien du public français l’incite à sortir un nouvel album en 2015, No Song, No Spell, No Madrigal : “Le soutien du public français a été crucial”, admettait alors son producteur, Wayne Connolly. “On a tous ressenti la puissance émotionnelle très brute et l’honnêteté de ces chansons, et il semblait évident qu’elles devaient être enregistrées.”
La puissance et l’honnêteté, deux mots qui décrivent une musique tellement habitée qu’elle a aisément conquis notre intimité. Elle fait des Apartments une de ces causes (en apparence) perdues dont la France mélomane aime s’enticher à intervalles réguliers. “Artistiquement, il me semble que la musique de The Apartments est portée par une douce lumière noire, une fierté sombre”, estime Sean Bouchard. “Ces romantiques désillusions parlent à beaucoup de nous. Sommes-nous un peuple de tendres mélancoliques ? En partie oui, très certainement.” Walsh ne goûte pas seulement la littérature ou le cinéma américain classique mais aussi la culture française, tels ces poèmes de Cendrars dont il discutait, dans le Brisbane du début des années quatre-vingt, avec le regretté Grant McLennan, chanteur des Go-Betweens. Ou les films de la Nouvelle Vague, eux aussi le reflet, justement, d’une fascination pour l’Amérique… Pour lui, une balade nocturne dans Paris, cette ville qui agit “comme un sortilège” évoquera toujours Jeanne Moreau et la trompette de Miles Davis, les rues du Quartier latin les balades du couple Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg. En 2012, l’affiche de tournée du groupe, signée du graphiste Pascal Blua, également en charge des artworks de ces rééditions, s’ornait d’une photo de Patricia, la petite Américaine qui vend le Herald Tribune sur les Champs-Élysées et se demande ce que c’est, “dégueulasse”. “La première fois que je suis venu à Paris, raconte Peter Milton Walsh, “j’avais cette image des rues ensoleillées remplies de vieilles Citroën et Peugeot – j’avais moi-même une Peugeot 203 à Brisbane – qui venait probablement d’À bout de souffle, que je n’avais pourtant vu qu’une fois!”
Mais, au contraire de ce qu’ont pu faire un Morrissey, un Lloyd Cole ou un Elliott Murphy, par exemple, ces références ne sont jamais explicitement citées dans ses chansons. Elles y survivent comme des vibrations dans l’atmosphère, des fantômes de vies qui continuent de hanter les lieux. Et nous laissent avec l’essentiel et l’universel : le sentiment, livré à l’os. Drift est à cet égard le disque le plus électrique, le plus rythmé et le plus sec du groupe, à la fois le reflet d’un constat d’échec et de la conviction maintes fois vérifiée, depuis trente ans, malgré tout, que celui-ci n’est jamais irrémédiable : “You’re lost and not broken yet”, clame Walsh sur l’ouverture, The Goodbye Train. Drift file effectivement comme un train dans la nuit. En contraste, Fête foraine sonne lui comme un arrêt en gare d’une petite heure entre deux albums plus “traditionnels”, le sublime A Life Full of Farewells (1995) et le méconnu Apart (1997). Il permet à Walsh de se dégourdir les jambes dans des lieux déjà connus et de donner de ses nouvelles. Et il le fait, sur les deux morceaux de Drift retenus, On Every Corner et Knowing You Were Loved, à voix un peu plus basse et sur un tempo un moins urgent, remeublant d’un piano ces lieux déjà si habités. Au début et au milieu de End of Some Fear, extrait de A Life Full of Farewells, il en a glissé quelques notes qui sonnent comme celles de l’ouverture de la première Gymnopédie, ces courtes pièces composée par le Français Erik Satie en 1888. Walsh a un jour raconté le choc ressenti en apprenant que leur compositeur avait à peine vingt ans. Il aurait pu aussi citer un de ses aphorismes qui résume le mieux la musique à la fois cabossée et lumineuse des Apartments : “Le musicien est peut-être le plus modeste des animaux, mais il en est le plus fier. C’est lui qui inventa l’art sublime d’abîmer la poésie.”
Tous propos recueillies par François Pottier et Jean-Marie Pottier, sauf mention