“Straight to the pop” : Le Top 2018 de Cédric Rouquette

TOP DE FIN D’ANNÉE. Les rédacteurs de Magic délivrent tous les jours leur Top 2018, sous la forme d’une liste de 10 albums, assortie d’un texte de mise en relief. Épisode 24, l’ultime, avec Cédric Rouquette.

  1. FRANKIE COSMOS, Vessel (Sub Pop)
  2. BEAK>, >>> (Invada Records / Temporary Residence)
  3. VERA SOLA, Shades (Spectraphonic Records)
  4. TUNNG, Songs You Make at Night (Full Time Hobby)
  5. LUMP, Lump (Dead Oceans)
  6. SHAME, Songs of Praise (Dead Oceans)
  7. RICHARD SWIFT, The Hex (Secretly Canadian)
  8. THE MARRIED MONK, Headgearalienpoo (Ici d’Ailleurs)
  9. PRAM, Across the Meridian (Domino Records)
  10. TOXIC KISS, Fear (autoproduit)

Publier un article sur son Top 2018 après tout le monde constitue à la fois un piège et un privilège. Un piège car la fragilité de l’exercice s’impose d’elle-même après l’averse de classements des trois dernières semaines. Un privilège, car il me donne une vue d’ensemble sur les disques déjà promus par les confrères des autres médias, par notre rédaction collectivement et par les autres journalistes de Magic. Cela aide à faire des choix et à distribuer des coups de pouce. Ne figurent pas dans cette liste un certains nombre d’albums qui y avaient leur place hier matin encore, qui la retrouveront sûrement demain, mais que j’ai lâchement abandonnés en considérant qu’ils avaient déjà été formidablement servis : les Low, Pauline Drand, Léonie Pernet, The Last Detail ou Feu! Chatterton en font partie (liste non exhaustive).

En une grosse vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis que la musique occupe une place à part parmi les moteurs de mon existence, j’ai eu l’occasion de faire trois promesses à mon future self. La première : ne jamais rejoindre les rangs des revenus-de-tout, solidement assis sur les certitudes de leurs premiers choix d’auditeur, et considérer que tout ce qui suit désormais est une pâle imitation des grands maîtres, car quand même, c’était mieux avant. La seconde : accorder un crédit monstre, malgré l’inconfort des premières écoutes, à tous les aventuriers du son dotés de ce qui manque à la plupart d’entre nous, un culot, un sens du risque voire une dose d’inconscience qui les poussent à mixer les esthétiques, à en inventer, plonger là où personne n’a jamais mis un pied. La troisième : ne renier aucun plaisir. Car si la musique est un sujet très sérieux qui justifie entre autres que nous rédigions 1000 pages par an pour en disséquer la magie (500 dans notre bimestriel, 500 en ligne, fourchette basse de nos estimations), c’est avant tout une sensation dont la plénitude doit demeurer supérieure à toute posture. Ce Top 10 promeut des aventuriers, des héritier(e)s, des musicien(ne)s qui procurent un bonheur pop instantané et des artistes à l’univers moins accessible. Je les ai classé pour la clarté du propos mais aucun ne sera jamais supérieur à un autre.

En Frankie Comos, j’entends une jeune femme qui a retenu la principale leçon du punk (on peut tout faire de la musique et sortir spontanément des chansons) mais qui n’a pas oublié que le premier ressort de la pop était de produire des mélodies fortes. Straight to the pop, avions-nous écrit dans la chronique de notre numéro 208. Ses plaisirs simples mais addictifs dessinent aussi l’avenir de la chanson pop telle que nous allons l’écouter : des disques courts, composés de morceaux express, le plus souvent disponibles en ligne juste après leur enregistrement.

En Beak>, j’entends des modernisateurs érudits de tous les sons qui racontent l’Occident depuis la première crise pétrolière, dont l’univers est une bande-son saisissante pour époque tourmentée, à l’égal de Low.

En Vera Sola, j’entends une jeune femme qui a su transformer en chanson un univers personnel construit par des années de lectures, d’écriture de poésie, de théâtre, de chorégraphies et d’intimité avec les racines de la musique américaine – vivement que je trouve le temps de vous raconter cette histoire, qu’elle m’a déroulée lors de son dernier passage à Paris.

En Tunng, j’entends des musiciens à la fois surdoués et consciencieux, au carrefour d’une somme d’influences, portés par une énergie positive et un sens de la beauté pure dont nos temps tourmentés ont besoin. J’entends les mêmes merveilles chez Lump, rencontre de Mike Lindsay et Laura Marling, qui ont choisi de se perdre ensemble dans leurs labyrinthes oniriques.

En Shame, j’entends la jeunesse perdue du pays du Brexit, et surtout l’idée la plus proche qu’on puisse de faire d’un pur groupe. Sa cohésion est écrasante sur scène, sur la route, et en studio, où les cinq lads londonien ont su exiger la patte ouvragée que leurs colères orageuses méritent.

Dans The Hex, de Richard Swift, j’entends la synthèse émouvante d’une œuvre encore trop méconnue mais à l’évidence durable – comme celles de Jason Molina, Mark Linkous, Nick Talbot et bien entendu Elliott Smith avant lui.

En The Married Monk, j’entends un des univers les plus singuliers de la scène indé française, qui a fourni dans les années 1990 des artistes dont la pertinence semble ne jamais devoir se fragiliser (Dominique A, Dominique Dalcan, Perio.)

Avec Pram, j’entends un de ces univers inimitables et fascinants sans lesquels notre passion s’éroderait peut-être à cause de la routine. L’un des retours les plus inattendus et splendides de l’année.

Je réserve la dixième place de ce Top à un quatuor français venu de l’Est, Toxic Kiss, dont le cinquième album nous est parvenu trop tard pour qu’il en soit fait mention en cours d’année, dans le flux de l’actualité. Il incarne – ici à travers une esthétique post-punk – cette vitalité démente de la pop underground française pour laquelle nous cherchons à déplacer les murs de notre cahier critique tous les deux mois, ce peloton de groupes «bandcamp» où se situent des passionnés furieux et des musiciens prodigieux (dans Toxic Kiss, joue le leader de Manuel Étienne, groupe où officiait Tom Rocton, dernière recrue de The Married Monk, vous suivez ?).

Cette vitalité fait qu’au moment de vous présenter mes dix must listen de l’année, j’ai essentiellement une grosse pensée pour les absents… et pour les merveilles que nous allons avoir le bonheur de vous faire découvrir en 2019, dès le 10 janvier, dans notre numéro 214. Il est bouclé. Il porte les mêmes obsessions et vertiges pour ces plaisirs à la fois familiers et inconnus.

CÉDRIC ROUQUETTE dirige la rédaction de Magic depuis septembre 2017 et il a supervisé la réalisation des six derniers numéros du magazine. Ancien de la Blogothèque (2004-2013), il a transféré sa plume chez Slate en 2014, où il a été repéré au moment de la relance de Magic en 2016. Il dirige une agence de presse (CReaFeed) et les études de deux écoles (W, CFJ).

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