À bientôt 69 ans, Michael Rother, ex-Kraftwerk, Neu! et Harmonia, en bref, l’un des pionniers de la révolution musicale allemande des années soixante-dix, enchaîne les interviews mais s’en étonne encore. Venu à Paris présenter un coffret rééditant l’ensemble des albums d’une carrière solo qu’il n’avait pas prévue, ce natif d’Hambourg a accepté de revenir sur toutes les étapes d’une vie musicale riche.
Tu as rejoint ton premier groupe, Spirits of Sound, en 1965, à l’âge de 15 ans. As-tu toujours voulu être musicien ?
À cette époque, sur trente élèves dans une école, au moins huit voulaient former un groupe ! C’était comme un virus. Tout le monde voulait créer de nouvelles choses musicalement. Pour Spirits of Sound, les autres membres, dont Wolfgang Flür (membre de Kraftwerk de 1973 à 1987, ndlr), savaient que je savais jouer des mélodies et que eux ne le pouvaient pas. Je suis alors devenu le guitariste principal. Mais si on m’avait demandé à 15 ans ce que je voulais faire plus tard, je n’aurais pas su. Plus tard, j’aurais sûrement dit “avocat”. Personne ne disait qu’il voulait être musicien. Nous faisions ça véritablement par passion.
Après Spirits of Sound, tu as tenu la guitare en 1971 dans Kraftwerk. En quoi cette expérience t’a servi musicalement ?
C’était un grand pas pour moi. Surtout quand je me rappelle de ma situation avant de les rencontrer. Aux alentours de l’année 1970, après cinq ans à imiter mes héros et à essayer de développer mes propres idées, j’étais vraiment malheureux. J’essayais d’imaginer un moyen de créer une musique différente, sans lien avec le blues, ni avec les structures pop et rock de l’époque. Sans réussite. Puis, par chance, j’ai rencontré Kraftwerk. J’ai réalisé, pour la première fois, que je n’étais pas le seul à la recherche de nouvelles idées musicales, déconnectées du passé. J’étais très surpris et donc, quand Florian Schneider m’a appelé quelques semaines plus tard pour m’inviter à rejoindre le groupe, j’ai directement dit à ma formation de l’époque : “désolé les gars, je ne vais pas continuer”.
C’est à ce moment que tu rencontres Klaus Dinger avec qui tu formeras Neu!. Son style était vraiment unique.
Jouer avec Klaus était en soi une véritable expérience. C’était un batteur extraordinairement puissant et déterminant. Techniquement, il n’était pas parfait. Mais il avait une compréhension unique de la musique. Klaus était presque animal, une machine incroyable. (Il marque une pause). Il ne serait pas d’accord. Pour lui, sa manière de jouer était très humaine.
Pourquoi n’es-tu pas resté plus longtemps avec Kraftwerk et Florian Schneider ?
Parce que tous les concerts n’étaient pas géniaux. Parfois, on était dépendants du public. Le point de rupture a été atteint quand nous avons essayé d’enregistrer le deuxième album du groupe en studio. On a enregistré, peut-être vingt ou vingt-cinq minutes, puis on a décidé que ça ne marchait pas et on a abandonné. Klaus et moi, on s’est regardé et on a pensé qu’on avait plus de choses en commun qu’avec le reste de Kraftwerk. On a donc lancé Neu!. Ce fut un succès mais ce n’était pas garanti ! (rires).
Avec le recul, comment décrirais-tu le style de Neu! ?
Je ne sais pas ! On pourrait dire : «c’est le résultat de deux artistes». Nous savions aussi ce que l’un pouvait apporter à l’autre. Nous n’avions aucun matériel préenregistré, aucune ébauche. On avait juste des espoirs et une vision. En fait, nous n’avons pas parlé de musique, nous avons fait de la musique. C’est une grande différence. Klaus avait des idées, j’avais les miennes. C’est tout ce dont on avait besoin.
Votre relation avec Klaus Dinger était intense, riche et productive. Pourquoi Neu! n’a pas duré plus longtemps ?
J’avais déjà quitté Neu! quand j’ai commencé Harmonia. Klaus était un personnage complexe. Je ne l’aurais jamais considéré comme un ami mais il était un artiste extraordinaire. Ma mère l’aimait beaucoup. Mais elle n’avait pas à travailler avec lui ! (rires).
Après Neu!, tu crées Harmonia avec Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius. Tu considères ce moment comme un moment crucial dans ta carrière. Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
C’était en fait une coïncidence, ce n’était même pas censé commencer. Je cherchais des musiciens qui auraient pu aider Neu! sur scène. Je suis allé dans le village de Forst pour jouer avec Hans-Joachim Roedelius. Je suis tombé amoureux de ce que nous avons fait. C’était comme une révélation musicale. J’ai été immédiatement fasciné par la musique qu’Harmonia pouvait créer, alors que Dieter Moebius nous rejoignait. J’ai déménagé à Forst six semaines seulement après la première répétition et j’ai tout oublié de Neu!.
Tu quittes Harmonia après l’album Deluxe en 1975 puis tu enchaînes avec la sortie de ton premier album solo en 1977, Flammende Herzen. À chaque fois, le producteur Conny Plank t’accompagne. En quoi était-il si important dans ta musique ?
Conny était un esprit musical très talentueux. Il comprenait ces idées qui n’étaient pas totalement claires. Il entendait juste une mélodie et il disait : «je comprends !». Il n’essayait jamais de nous pousser à faire quelque chose. Il n’était pas comme ça. Il respectait les musiciens. Il te donnait l’environnement idéal pour pouvoir créer. Ce qui était vraiment impressionnant, c’est qu’il créait ces paysages sonores sans aucun équipement musical. Il avait juste un enregistreur, une chambre de réverbération, un compresseur, mais tout le reste n’était que son imagination. Vous ne pouvez qu’être heureux si vous trouvez des partenaires qui comprennent ce que vous voulez à ce point.
Est-ce que tu réalises que tu as atteint l’objectif que tout artiste recherche : marquer son temps et continuer à influencer les nouvelles générations au fil des décennies ?
Je me sens honoré et heureux. C’est une sorte de privilège en quelque sorte. À l’époque de Neu! et Harmonia, je sais que je n’ai jamais pensé à l’avenir. Je ne me suis jamais demandé : “les gens aimeront-ils encore ma musique dans 40 ans ?“. Je n’ai jamais recherché l’intemporalité. Je pensais au moment présent. Toujours aujourd’hui, jamais demain. C’était : “qu’est-ce que je peux faire aujourd’hui, qu’est-ce que j’ai envie de faire aujourd’hui ?”. Il y a eu aussi des moments dans les années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, où les gens n’étaient pas aussi enthousiastes à propos de notre musique. L’intérêt est devenu plus fort et ces dernières années. Je ne sais pas exactement pourquoi. Peut-être parce qu’on s’est toujours dit : «essayons de développer quelque chose de nouveau, essayons d’être innovants, pas une copie d’autre chose». C’est peut-être pour ça que les gens pensent que cette période a été spéciale. L’idée était d’être différent et de ne pas en avoir honte. C’est ce qu’on a fait.
Propos recueillis par Luc Magoutier