Il y a trois ans, le Royaume-Uni votait pour quitter l'’Union européenne début 2019… croyait-on. Ces derniers mois, Magic a interrogé les musiciens du pays sur la façon dont ils ont vécu, dans leur vie et dans leur art, cette rupture majeure (voir notre n° 213). L’Anglais Bob Stanley, l'Écossaise Emma Pollock, le Gallois Gruff Rhys et le Nord-Irlandais Neil Hannon témoignent.
BOB STANLEY: «Bowie aurait été le seul à voter “Remain” dans son bureau»
Cofondateur de Saint Etienne. Dernier album paru: Home Counties (2017).
Personnellement, je me suis toujours senti européen. Ma famille vient d’Angleterre, d’Écosse, d’Ukraine, j’en ai aussi des membres aux Pays-Bas… Avant la libre circulation, on avait l’habitude de voyager avec un «carnet», ce qui signifiait pas mal de travail à chaque fois qu’on passait une frontière lors d’une tournée européenne. Assez étrangement, la Grande-Bretagne avait des fonctionnaires occupés à aider les musiciens sur ce sujet. Un homme nommé Yates avait l’habitude de nous contacter et donnait l’impression de nous appeler depuis les années cinquante – on décrochait le téléphone et il disait simplement «Ici Yates». Je ne l’ai jamais rencontré et me le suis toujours représenté en noir et blanc, avec des cheveux gominés vers l’arrière.
Le soir du référendum, nous jouions en concert à Glasgow avec les Pastels. Je me rappelle que Stephen Pastel s’inquiétait de ce que les «Anglais étriqués» nous laissent tomber. Je ne m’inquiétais pas. Et puis nous nous sommes levés et avons entendu le résultat. On s’est tous dit qu’on avait qu’à rester en Écosse, on ne pouvait pas croire ce qui venait de se produire, surtout après que Jo Cox ait été tuée par quelqu’un criant «L’Angleterre d’abord». Comment cela a-t-il pu ne pas semer le doute dans l’esprit des gens ?
Le pays est toujours plus divisé. J’ai récemment dit à Robin Wills, un ancien membre des Barracudas, que je déménageais dans le Yorkshire et il m’a répondu «Bonne chance pour ta nouvelle vie en pays Brexit!». Mais, honnêtement, les régions immédiatement en dehors de Londres semblent tout aussi fermement attachées au Brexit que ces endroits dans le nord que la télévision montre sans cesse, comme Sunderland et Grimsby. Le sud du pays vit parfois dans sa bulle, en ricanant envers le nord, et cela n’aide pas.
Notre album Home Counties a été influencé par ce qui se passait autour de nous donc il était dur d’échapper au Brexit. Nous ne voulions pas écrire une chanson du genre hey-monsieur-le-président : pas la peine de crier «Voici notre album Brexit !». Mais je pense que nous sommes clairement politiques. J’ai écrit Whyteleafe après avoir rencontré un vieux copain d’école qui travaille dans un bureau à côté de là où nous avons grandi. Il s’est mis à faire le DJ passé la quarantaine, connaît aussi bien la musique que moi et j’ai ressenti de la compassion pour lui, coincé dans un boulot qu’il n’aime pas. J’ai aussi pensé à David Bowie, qui était beaucoup dans nos esprits l’année du Brexit, en imaginant comment sa vie aurait tourné s’il était resté en banlieue en 1969 : il aurait été le seul à voter «Remain» dans son bureau.
Sweet Arcadia, elle, traite du désir de créer sa propre communauté et de ma fascination pour les Plotlands settlements [des parcelles de terres sur lequel des citadins vinrent s’installer ou bâtir une résidence secondaire dans la première moitié du XXe siècle, ndlr], dont on voit encore des poches dans l’Essex, par exemple à Canvey Island, là d’où vient Dr. Feelgood. Ces lieux manifestent une fierté citoyenne mais peuvent aussi devenir renfermés, méfiants envers l’extérieur, et le Brexit peut justement être vu comme un songe séparatiste obstiné.
EMMA POLLOCK: «Être musicien en Écosse a toujours été quelque chose de très particulier»
Cofondatrice des Delgados et du label Chemikal Underground. Dernier album solo paru: In Search of Harperfield (2016).
Être musicien en Écosse a toujours été quelque chose de très particulier à cause de cette croyance enracinée qu’il faut aller à Londres pour avoir du succès : vous finissez par vous questionner, vous qui voyez ce que vous faites comme très lié à votre identité, à votre situation, à un endroit où vous vivez qui finit par nourrir ce que vous composez. Comme une sorte de conflit d’intérêt entre le fait de conserver son identité écossaise et celui de devoir sortir d’Écosse pour connaître le succès commercial car l’argent est toujours aspiré par la capitale et cela crée un déficit culturel dans le reste du pays. Beaucoup diront que Londres reste au cœur de l’industrie musicale britannique mais néanmoins, depuis dix ans, l’identité culturelle écossaise a véritablement mûri, fortifiée par le référendum sur l’indépendance, par la naissance de Creative Scotland, un fonds du gouvernement pour les arts, ou par la création d’un «Scottish Album of The Year».
La vaste majorité des gens du milieu de la culture ne voulaient pas du Brexit parce que cela va contre tout ce que l’art représente vraiment, la communication envers le monde, l’ouverture aux autres. Une des choses les plus stupéfiantes est que Westminster avait assuré que l’Écosse ne pourrait demeurer dans l’Union européenne que si elle restait dans le Royaume-Uni et que deux ans plus tard, on est venus nous demander si on voulait vraiment rester dans l’UE. Toutes les régions de l’Écosse ont voté en faveur du «Remain» mais politiquement et socialement, elle ressemble souvent à un pays différent par rapport au reste du Royaume-Uni et n’en représente qu’une toute petite partie. Je ne me suis pas sentie aussi impliquée que dans le référendum sur l’indépendance et, pour être honnête, je ne pensais pas vraiment que le Brexit pourrait se produire – c’était peut-être paresseux et présomptueux.
Je n’ai jamais vraiment écrit quelque chose d’ouvertement politique : je n’aborde pas ces sujets frontalement, j’écris de manière plus abstraite. Le morceau le plus politique que j’ai jamais écrit est sans aucun doute pour Message from the Skies, un projet artistique organisé à l’occasion d’Hogmanay, le Nouvel An écossais, pour lequel on a demandé à six écrivains de rédiger une lettre d’amour à l’Europe, à six réalisateurs d’en tirer un film qui puisse être projeté sur les édifices d’Edimbourg et à six musiciens de créer une bande-son. On m’a proposé d’écrire un morceau pour Chitra Ramaswamy, une journaliste née à Londres de parents indiens, qui ne s’y est jamais vraiment sentie chez elle à cause de sa couleur de peau et qui ne s’est vraiment sentie anglaise que quand elle s’est installée en Écosse. Toute sa vie, elle s’est débattue avec cette question de l’identité, qui elle est et d’où elle vient. Et le Brexit vient encore compliquer cela un peu plus.
GRUFF RHYS: «Je ne suis pas un politique, ma contribution était une chanson pop légère»
Cofondateur des Super Furry Animals. Dernier album solo paru: Babelsberg (2018). Nouvel album à la rentrée.
En février a eu lieu un concert dédié à la question de l’indépendance avec beaucoup de musiciens gallois, ce qui est quelque chose de nouveau. Je pense que tout le monde commence à songer à cela parce que le Pays de Galles a voté à gauche à chaque élection depuis 1918, ce qui est quasiment sans précédent dans le monde (rire), mais que nous sommes constamment dominés par les médias et l’idéologie conservatrice de Westminster.
Ici, la date même du référendum avait créé la polémique parce que le Premier ministre gallois avait averti David Cameron qu’il tombait quelques semaines après des élections locales: les deux principaux partis, le Labour et le Plaid Cymru, les nationalistes gallois, étaient pour le «Remain» mais s’affrontaient avant lors de ces élections et n’ont donc commencé à faire campagne pour le référendum que très tard alors que la campagne du «Leave» avait débuté depuis plusieurs mois. Résultat: le Pays de Galles a voté «Leave», même si Cardiff et les zones où l’on parle le plus gallois, à l’ouest, ont voté «Remain». C’est un souvenir très amer. Cinq ans plus tôt, il aurait été inimaginable de voir le Pays de Galles voter «Leave» et je pense que si le référendum avait eu lieu à un autre moment, le résultat aurait été l’inverse, comme cela l’a été en Écosse ou en Irlande du Nord.
J’ai composé et publié I Love EU en quelques jours parce que je flippais du ton détendu de la campagne du «Remain», qui croyait qu’elle allait facilement l’emporter alors que le référendum était convoqué par un Premier ministre de droite et que cela pouvait provoquer un vote de protestation de beaucoup de gens contre le statu quo. J’étais effrayé, aussi, par l’extrême droitisation des médias au Royaume-Uni durant les cinq dernières années. Je ne suis pas un politique, je n’ai pas de diplôme d’économie, je ne suis pas vraiment un chanteur protestataire : je fais de la musique psychédélique. Ma contribution était une chanson pop très légère mais avec un message sérieux, sur un sujet complexe pour moi parce que l’UE est loin d’être parfaite dans une perspective socialiste mais que je pense qu’on peut faire campagne sur des valeurs socialistes à travers toute l’Europe, ensemble.
No Profit in Pain était quelque chose de légèrement différent, une commande de la part d’une compagnie théâtrale qui m’a demandé d’écrire une chanson sur la Sécurité sociale. Le NHS [la Sécurité sociale britannique, ndlr] m’a beaucoup donné de manière très concrète, il a sauvé la vie de tellement de membres de ma famille… C’est un sujet très émotionnel ici parce que le NHS est extrêmement populaire, si populaire qu’il est compliqué pour les gouvernements conservateurs de le détruire complètement parce qu’ils seraient battus. Mais cela ne les empêche pas de mentir à son sujet. Boris Johnson en avait fait un enjeu électoraliste en affirmant qu’il recevrait 350 millions de livres de plus chaque semaine si on quittait l’UE, ce qui est un mensonge complet mais a poussé beaucoup de gens à voter «Leave». C’est une décision très complexe pour laquelle le référendum était une question trop simple: on n’a pas demandé exactement aux gens quel genre de futur ils voulaient.
NEIL HANNON: «Chanter “Le Brexit est affreux”, ça ne ferait pas un bon morceau pop»
Cofondateur de The Divine Comedy. Dernier album paru: Office Politics (2019).
Au moment du référendum, je me suis juste senti très chanceux d’habiter dans le sud de l’Irlande. J’ai envoyé la même image à tous mes amis londoniens, celle d’une petite femme en surpoids en blouse noire à la fin d’une fête pour le Brexit, brandissant un drapeau du Royaume-Uni, et j’ai écrit «C’est elle votre dirigeante, maintenant». Ils ont tous répondu «Laisse-nous, on est trop déprimés». Pas un seul n’avait voté pour partir. L’Ecosse, le nord de l’Irlande, Londres… ont voté pour rester, c’est la Province anglaise qui est europhobe.
Cela n’a pas eu un impact sur ma créativité. Cela pourrait en avoir un sur mon business. Mais l’essentiel n’est pas que cela me concerne, c’est juste que l’Angleterre va devenir de plus en plus isolée, et le peuple anglais ne mérite pas ça.
Si j’enregistrais un album sur le sujet, je prendrais ceci sous un angle différent. Je ne suis pas fan de l’idée de foncer directement dans les polémiques en musique. Je pense que mon album Office Politics reflète beaucoup des vibrations et des sentiments de notre époque mais, heureusement, aucun n’est relié à quelque chose de précis. Je veux juste afficher l’anxiété générale sans chanter: «Le Brexit est affreux, n’est-ce pas?». Ça ne ferait pas un bon morceau pop.