Daniel Johnston est mort le 11 septembre 2019, il y a un an. Nous republions l'hommage qu'avait alors rendu au songwriter américain notre chroniqueur Pierre Evil. La sincérité, la beauté pure et les douleurs de la musique de Daniel Johnston, disparu à 58 ans, ont transpercé l'écran dès son premier passage télévisé en 1985 et ont contribué à définir un personnage incontournable de la pop contemporaine.
Sur la vidéo d’Internet, l’image s’ouvre sur une bannière étoilée qui flotte un instant avant d’être remplacée par un jeune homme fluet en T-shirt bleu-gris le cheveu ébouriffé, une guitare sèche en bandoulière. Il est sur scène, sous les projecteurs, en pleine lumière. La foule crie et l’encourage, mais avant d’aller vers elle il se retourne, il regarde la caméra, il sourit, il hoche la tête, comme un ami qui vous invite à entrer. L’ensemble de la scène n’a pas duré une seconde. Il est déjà notre copain.
Nous sommes en 1985 et c’est la première performance télévisée de Daniel Johnston, deux minutes extraits de Cutting Edge sur MTV, une émission que la chaîne musicale, au faîte de sa puissance novatrice, avait commandée au label IRS de Miles Copeland, qui représentait alors le symbole de la réussite du rock indépendant américain – car, à cette époque, il fallait évidemment être un symbole de la réussite pour que MTV se décide à vous confier la production d’une émission sur son antenne.
Présentée par Peter Zaremba, le leader du groupe néo-sixties-punk The Fleshtones, le programme proposait tous les dimanches soirs une sélection de talents américains alternatifs aux superstars que la chaîne célébrait le reste du temps. L’épisode en question portait sur Austin et sa micro-scène de folk-rock alternatif. On y voyait, à côté du jeune homme fluet en T-shirt bleu-gris, quelques groupes locaux appelés à replonger dans l’anonymat, ainsi que la dernière signature du label IRS (car on n’est jamais mieux servi que par soi-même), un duo bizarre du nom de Timbuk3, qui connaîtra une bref succès l’année suivante avec sa chanson pop antinucléaire The Future’s So Bright, I Gotta Wear Shades.
Daniel Johnston était déjà apparu quelques minutes plus tôt dans le programme, filmé lors d’un barbecue donné par les membres du groupe Zeitgeist. On le voit une première fois, brandissant sa cassette Hi, How Are You, dont la jaquette ornera sept ans plus tard le T-shirt de Kurt Cobain lors d’une mémorable performance durant la cérémonie des MTV Video Music Awards. D’une voix tremblante, le regard baissé, le jeune homme fluet au T-shirt bleu-gris bredouille pour le journaliste de MTV : « Ceci est une de mes cassettes et j’avais une dépression nerveuse quand je l’ai enregistrée ». Un peu plus tard, on le revoit en train de rire et de dire à la caméra, tout excité d’être là, en levant son verre de bière : « Comment vas-tu ? On est en train d’avoir une discussion normale, à la télévision nationale ».
Quand il était sur scène, ou avec un journaliste, ou face à une caméra, Daniel Johnston ne jouait jamais. Là où les autres musiciens interviewés par MTV répondent avec la nonchalance ironique propre à tous les aspirants à la célébrité, trop cool pour l’être vraiment, lui laisse voir toutes les émotions qui le traversent, sans filtre ni protection. Il est pleinement là, pleinement heureux ou pleinement souffrant, comme un grand bébé de 22 ans en jean et T-shirt bleu-gris, et c’est ainsi qu’on le revoit plus tard, debout sur la scène, tandis qu’il chante cette chanson qu’il a composée, I Live My Broken Dream.
Les chansons ont ceci de magique qu’il leur suffit de quelques mots fredonnés, d’un accord de guitare ou de trois notes de piano pour convoquer les plus puissantes émotions humaines. C’est Madeleine qui ne vient pas (Jacques Brel), et le Soleil qui arrive (les Beatles). C’est Nick Cave pleurant la disparition de son fils (Skeleton Tree) et Leonard Cohen attendant sereinement la sienne (You Want It Darker). C’est Lil Uzi Vert honorant tous ses amis qui sont morts (XO Tour Llif3) et XXXTentacion caressant l’idée du suicide (SAD !).
Mais c’est aussi ce qui peut rendre les chansons dangereuses, et s’ils veulent être capables de les jouer et de les rejouer sur scène, même les plus grands artistes ne font que les habiter comme des comédiens ; sans cela ils y laisseraient leur peau. Regarder Daniel Johnston jouer en 1985 pour MTV I Live My Broken Dream, c’est assister au spectacle d’un homme qui joue littéralement sa peau sur scène. Car rarement a-t-on pu voir un chanteur vivre avec une telle intensité les paroles qu’il interprète en public.
« When I was out in San Marcos a year ago today… » : ce sont ses premiers mots. Il a une voix de canard, la mélodie déraille un peu, et lorsqu’il les prononce, il jette un coup d’œil à la caméra qui tourne autour de lui, et il sourit à demi, comme pour nous dire, à nous qu’il sait là, derrière l’écran, à nous qui sommes en 1985 et en 2019 et qui seront encore là dans un siècle encore, à nous ses copains depuis exactement 25 secondes et à qui il peut tout dire : « Tu te souviens ? San Marcos, c’était il y a un an exactement aujourd’hui » et nous le croyons, nous nous en souvenons, parce que, dit comme cela, sur ce ton-là, avec ce regard-là, cela ne peut pas être autre chose que vrai.
« Je suis vraiment —— éparpillé »
La suite le prouve. Frappant sur sa guitare comme un enfant frappant sur son tambour un/deux/un/deux/un/deux ce rythme primordial répété à l’infini, il continue son histoire, qui n’est pas le genre d’histoire qu’on entend d’habitude dans les chansons. Il y parle d’un établissement où on a failli l’interner, de ses affaires qu’il a mises dans un sac poubelle, du monde dans lequel il erre. Pendant qu’il dit ces paroles que jamais aucun chanteur, jamais aucune chanteuse, jamais aucun groupe n’a jamais chantées sur MTV avant lui, ses yeux ne cessent de se déplacer – il est là, sur cette scène, face à ces centaines de gens devant lui, et ces milliers d’autres gens qui sont derrière l’écran de la télévision, tous à le regarder comme le type bizarre qu’il sait qu’il est, et on dirait qu’il ne songe qu’à s’enfuir, en lui-même quand il baisse les yeux pour ne plus voir personne, dehors, loin, très loin, quand il les relève après un aveu particulièrement douloureux.
C’est quand il dit ce mot, « scattered | éparpillé », à la fin du deuxième couplet. « Je suis vraiment —— éparpillé », chante-t-il, tandis que « ses espoirs gisent sur le sol comme du verre brisé ». Il s’est arrêté un instant avant de prononcer ce mot, « scattered », effrayé par ce qu’il veut dire, par ce qu’il lui rappelle, par ce qui pourrait encore arriver, par ce qui évidemment arrivera encore, il le sait, et c’est ce que nous comprenons aussi, parce que c’est ce que nous voyons, en gros plan, dans ce moment fugace où le rythme de la guitare se grippe et où sa voix se noue. C’est une vision terrible car tout à coup, ce n’est plus l’image d’un artiste que l’on voit, c’est celle d’un malade, qui a souffert plus que nous ne pouvons l’imaginer, et qui souffre encore.
« But IIIIII… » Mais il y a un « Mais » : c’est le refrain, la chanson qui repousse la souffrance, « But IIIIIII lived my broken dreams / Mais j’aaaaiiiii vécu mes rêves brisés ». Et quand elle reprend, la guitare se fait plus brutale, plus primitive, plus vitale, car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un refrain qui sauve la vie. Un refrain qui chasse les mots qui font mal, un refrain qui invoque la puissance des chansons contre toutes les douleurs humaines, la solitude, le manque d’amour, la maladie, la peur des autres, de tous les autres, même de ces gens qui sont là et qui l’encouragent alors qu’il est sur cette scène sur laquelle, clairement, il n’est pas à sa place – quel malade mental serait à sa place sur une scène, pour raconter les moments les plus douloureux de sa vie ?
Et si pourtant c’était là sa place ? Peut-être pas sur cette scène (ou sur toute autre scène) où il est si visiblement mal à l’aise, mais là, dans la musique, dans ses chansons, et dans celles des Beatles et de tous ces artistes qui l’ont accompagné depuis qu’il est enfant. Car il était là, le monde où il voulait vivre. Il était caché dans les sillons de ses disques. Il pouvait l’entendre à la radio. Il s’y réfugiait lorsqu’il se cachait dans la cave de ses parents et qu’il frappait sur les touches de son petit orgue ou sur les cordes de sa guitare et qu’il chantait ces « songs of pain | chants de douleur » où il jetait toutes ses blessures et ses déceptions et ses rêves.
L’espoir, la force, la gloire – être reconnu dans les rues d’Austin
Il le dit, d’ailleurs, à la fin de la chanson, quand il se présente aussi nu, pauvre et vulnérable que le jour de sa naissance, devant tous ces gens habillés, confortables et sûrs d’eux-mêmes qui le regardent avec étonnement, terreur et amusement, comme on le fait toujours quand on est face à quelqu’un qui est différent : « And now I’m here | Et maintenant je suis ici / And here I stand | Et ici je me tiens [regardez-le, regardez-le bien quand ces mots sortent de sa bouche : avez-vous déjà vu quelqu’un qui serait plus « ici » et « maintenant » que Daniel Johnston à cet instant précis ? Avez-vous déjà entendu quelqu’un qui dise aussi absolument, aussi exactement ce qu’il éprouve sur une scène, à ce moment même ?] / With a sweet angel holding my hand | Avec un doux ange qui me tient la main / I lived my broken dreams… | J’ai vécu mes rêves brisés… »
Ce doux ange, c’est cette présence qu’il y a dans sa voix, dans ses mots, dans ses grands coups de main sur sa guitare. C’est tout ce qu’il recherche, tout ce à quoi il aspire, tout ce que lui donnent les chansons : l’espoir, la force, la gloire – même si, pour lui, la gloire se résumait à être reconnu dans les rues d’Austin, à chanter deux ou trois chansons le week-end quand il n’était pas trop mal et à ne pas s’être fait licencier par le restaurant McDonald’s où il passait la serpillière, parce qu’on l’avait vu sur MTV et que des gens venaient régulièrement lui demander des cassettes de sa musique si étrange.
Dans cette ville qui est comme un oasis de progressisme au milieu de ce désert républicain surarmé qu’est le Texas, Daniel Johnston avait trouvé des gens qui aimaient ce qu’il faisait. Des étudiants qui cultivaient leur différence en collectionnant ses collections de chansons faites-maison, des musiciens qui ne voulaient pas devenir David Lee Roth mais Alex Chilton, et qui redressaient ses chansons chiffonnées pour en faire des classiques alternatifs, des journalistes du Austin Chronicle qui voyaient en lui un héros underground.
Tous, ils étaient ses copains. Et les filles ! Toutes, elles étaient ses copines. C’est comme cela qu’il voyait les choses. Elles ne les voyaient pas ainsi. Sur ce sujet, la musique n’avait rien changé, il était toujours aussi seul et sans amour, et cela lui faisait toujours aussi mal. Et même avec ses copains, il y avait toujours cet écran – sa maladie. Pensez : si nous, ses copains vieux de 25 secondes, nous pouvons voir son angoisse rien qu’en le regardant se dandiner devant le micro, si nous pouvons deviner ses mains moites sans les avoir touchées, si nous pouvons ressentir son malaise dans cette façon qu’il a d’un peu trop ouvrir sa bouche quand il chante, d’un peu trop hocher la tête quand il se penche vers le micro, d’un peu trop accentuer ses gestes quand il s’agite sur sa guitare, s’il ne nous faut même pas les deux minutes d’une performance télévisée pour nous apercevoir que Daniel Johnston est un drôle de copain, pensez à ceux qui vivaient avec lui tous les jours, pensez à celles à qu’il manifestait son affection, de cette manière un peu trop appuyée avec laquelle il jouait I Live My Broken Dream, et surtout, pensez à lui, qui en avait conscience, qui en souffrait et qui ne savait pas comment en finir avec tout ça.
Sinon en mettant tout ça dans ses chansons.
La Vieille Fragilité humaine
C’est peut-être pour cela que les gens de MTV avaient décidé de le garder dans la version finale de l’épisode de Cutting Edge sur la scène d’Austin, alors que, dans toute la ville, il était certainement le musicien le moins susceptible de se retrouver à l’antenne de MTV en 1985, même dans une émission qui s’appelait « Avant-garde ». Parce que cette scène que les caméras de la chaîne musicale étaient venues saisir avait été pompeusement baptisée « New Sincerity » par quelque critique rock en panne d’imagination. Et quel meilleur exemple de « Nouvelle Sincérité » que ce jeune homme fluet en T-shirt bleu-gris qui chantait ses névroses avec une naïveté et une franchise qui bouleversaient autant qu’elles mettaient mal à l’aise ?
Sauf que, quand on regardait Daniel Johnston, on voyait bien que cette « Sincérité » n’était pas « Nouvelle », et que ce n’était même pas une sincérité, car pour être sincère il faut d’abord savoir feindre, et Daniel Johnston en était incapable. Ce qu’on voyait là, c’était la Vieille Fragilité humaine, ce désespoir d’être soi qui a nourri tous les solitaires à guitare sur les routes d’Amérique depuis qu’il y a des guitares et des routes en Amérique. Et ce qu’on entendait là, c’était une plainte qui venait de bien plus loin qu’Austin en 1985 ; parce qu’on l’avait déjà entendue sur les disques aux figures cabalistiques que Harry Smith avait compilés ; parce qu’elle avait déjà été chantée par d’autres jeunes hommes fluets et tourmentés par la vie d’après, à l’époque où Captain America n’avait même pas encore été inventé ; parce que cette douleur que Daniel Johnston ressentait, c’était l’humeur noire du siècle, et cette façon qu’il avait de la chanter, c’était la manière dont depuis un siècle les plus grands artistes de la musique populaire américaine s’en servait pour créer des airs hantés.
C’était le Blues.
Le Blues dont Gil Scott Heron a dit un jour qu’il était né de « l’atmosphère » de l’Amérique, « de la solitude de la grande ville » et « des cauchemars de l’homme blanc ». Le Blues, ou plutôt, Dem Blues, comme le chantait Daniel Johnston, qui le rendait « triste », mais qui était « tout ce qu’il avait jamais eu ». « Tu sais », continuait la chanson, « la gloire ne signifie rien pour moi / La chance encore moins / […] Tu sais je voulais juste être un amant, et pas un parasite » (Dem Blues, sur Continued Story, sa cassette de décembre 1985).
Cette année-là, la vidéo la plus populaire sur MTV était Money for Nothing de Dire Straits. Une vidéo pleine d’effets spéciaux dans laquelle un Anglais flegmatique se moquait de la chaîne musicale, tout en en devenant la principale locomotive. C’était peut-être cela, en fait, la Nouvelle Sincérité de 1985 : une ironie facile qui vous faisait gagner sur tous les tableaux, numéro un sans être dupe, millionnaire en affectant de ne pas aimer l’argent, « Money for nothing, and the chicks for free | Du fric pour du vent, et des filles gratuitement ».
Un programme comme ça ne pouvait que faire rêver Daniel Johnston. Et sans doute imagina-t-il que ce rêve était sur le point de se réaliser lorsqu’il sut qu’il serait bientôt, lui aussi, devant les caméras de MTV. On sait ce qu’il advint de son rêve – deux minutes renversantes à la télévision nationale, et un effondrement mental dont il mit de très longs mois à se relever – avant de rejoindre New York pour reprendre la musique, les concerts et les disques, pour la première fois dans un cadre professionnel sous l’égide de Kramer, Yo La Tengo et Sonic Youth, avant un nouvel effondrement, et sa vie continuerait ainsi, de retour en effondrement, d’effondrement en retour, au gré de ses médications et de ses sautes d’humeur, jusqu’à cette semaine où il est parti rejoindre le « chien mort qui rigole sur son nuage ».
Car il n’y avait pas de place pour la réussite dans la vie de Daniel Johnston, du moins pas pour cette réussite-là, celle des vainqueurs, des sportifs et des rock stars. Sa victoire à lui, c’est celle des incompris, des rejetés, des malades et des fous, mais à qui l’Amérique a donné le Blues pour gagner eux aussi, à leur manière, et sans qu’elle l’ait voulu. En jouant de la guitare sur MTV, Daniel Johnston n’a pas gagné d’argent, et il n’a pas eu de filles gratuitement ; mais il a eu bien plus que cela. Il a pu vivre son rêve brisé. Et quand, à la fin de I Live My Broken Dream, l’image de Daniel Johnston saluant la foule qui l’applaudit se dissout de nouveau dans celle de la bannière étoilée, on voit sur celle-ci une étoile solitaire. C’est celle de Daniel Johnston, et elle ne s’éteindra jamais.
Pierre Evil