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Andrew Weatherall s'en est allé le 17 février dernier. Entre une tente à Carcassonne, Jack l'Éventreur, la psychogéographie et les bandes analogiques, Pierre Evil analyse le mythe de cet émérite DJ, remixeur et producteur - notamment du mythique "Screamadelica" de Primal Scream en 1991.

Lord Sabre. C’était comme cela qu’on appelait Andrew Weatherall lorsque, tournant le dos à la carrière de producteur et DJ superstar auquel son statut de pionnier de la déferlante acid house le destinait, il avait au milieu des années 1990 fait le choix de se replier dans sa chambre d’écho plutôt que d’aller chercher la gloire à Ibiza.

Lord Sabre – un seigneur. C’est cela qu’il était, un aristocrate du son, prince noir en son studio, où il façonnait à la main ces « émissions audio » pleines de rugosités, de bruits sourds et de mélodies étirées qui n’appartenaient qu’à lui.

Andrew Weatherall était un seigneur de la musique, mais son fief était loin des chemins battus. D’abord par la nature de son talent. Il appartenait à cette famille discrète des hommes de studio, producteurs, remixeurs, ingénieurs du son dont l’art mystérieux échappe à la plupart des mortels qui, de la musique, ne voient que la face émergée, le chanteur à la grosse bouche, la chanteuse évanescente, l’arrogance stylée du groupe, les punchlines du rappeur. Mais un producteur ? Dont les chefs d’œuvre sont des remixes de chansons qu’il n’avait pas composées ? D’autant que, dans son genre, Andy Weatherall n’était pas un producteur comme les autres. Il était un fan de cold wave qui avait fait danser les poppeux à la coupe au bol, un DJ techno qui affectionnait le rockabilly, un patron de festival qui avait élu Carcassonne centre de son monde musical. Son aura unique venait de là – il n’était d’aucune mode, d’aucune époque, d’aucune scène.

« Je n’aime pas le mot “scène”, disait-il, [et] dès qu’on me met dans une scène, dès que je lis dans un magazine de DJ ou un magazine de musique que je fais partie d’une scène, la première chose que je fais c’est de m’en barrer, de me tirer et de faire autre chose. » Il n’a jamais rien fait que cela durant toute sa « carrière » (ce mot-là non plus, il ne l’aimait pas) : se tirer, faire autre chose, bifurquer quand la voie toute tracée le conduisait au succès, mais aussi à la répétition, au cynisme, à l’imitation de lui-même. Il suffit de rappeler qu’au début des années 1990, il fut le compagnon de mix de Paul Oakenfold, futur empereur commercial de la trance et de l’EDM à la sauce Las Vegas pour réaliser ce qu’il aurait pu être, et qu’il a consciemment choisi de ne pas devenir.

Bifurcation

Ses débuts dans la musique furent déjà une bifurcation, quand il devint la fraction Rock de la petite avant-garde de DJs qui, à la fin des années 1980, firent basculer toute une jeunesse anglaise du côté de la house et de ce qu’on n’appelait pas encore les musiques électroniques. Lui, le fan de Throbbing Gristle et de Joy Division il amena la froideur de Chris & Cosey dans l’étuve des dancefloors du Second Summer of Love, et transforma les ersatz stoogiens des Primal Scream en brasiers incandescents, « plus hauts que le Soleil », sur la foi d’un seul remix défoncé qui télescopait Peter Fonda et les Rolling Stones, les basses du reggae et l’ecstasy.

Avant d’être Loaded, la chanson s’appelait I’m Losing More Than I’ll Ever Have, c’était une ballade dépressive qui languissait à la fin de la face A du deuxième album du groupe, et personne n’aurait imaginé qu’elle deviendrait un hymne pour la génération Rave, et le prélude à la création d’un classique absolu de la musique des années 1990, l’album Screamadelica.

Au début, Andy Weatherall avait juste ajouté à I’m Losing More Than I’ll Ever Have un beat plus dansant. Mais quand il fit écouter le résultat à Andrew Innes, le guitariste des Primal Scream, celui-ci l’encouragea à aller plus loin encore : « Aye, it’s not bad, but just fucking destroy it ».

Fais tout péter, putain. Et c’est exactement ce qu’il a fait. Et avec les morceaux qui restaient, il a entièrement reconstruit la chanson à sa manière, en mélangeant la partie de l’original qu’il préférait – sa fin à la You Can’t Always Get What You Want –, avec ses propres influences et visions, le dub auquel les interviews de Johnny Rotten l’avaient initié à 13 ans, le groove funky qui faisait transpirer les foules du Shoom, et ce sermon en faveur de la biture et du bon temps qu’il était allé chercher dans un film de bikers de Roger Corman.

Il est difficile aujourd’hui de réaliser à quel point ce geste fut radical. Car, avec Loaded, il n’avait pas seulement fait péter la chanson originale des Primal Scream, putain, il avait aussi fait péter la frontière entre le remix et la production – et même entre le producteur et les musiciens : là où, depuis le temps du Disco, les remixes n’étaient censés que décupler les facultés dansantes d’un morceau, à la manière de Patrick Cowley gavant de stéroïdes et de poppers le I Feel Love de Donna Summer et Giorgo Moroder, Andy Weatherall avait construit un tout autre morceau. Un morceau qui était autant le sien que celui de Bobby Gillespie, d’Andrew Innes et des autres. Un morceau qui fit de lui un musicien autant qu’un producteur.

Bien sûr, en ce début des années 1990, à Londres, il n’était pas le seul à pratiquer cet art spécial. Sur Screamadelica, on retrouve à ses côtés Youth l’ex-Killing Joke et Alex Paterson le fondateur de The Orb, qui habitaient dans le même immeuble que lui à Battersea et qui formaient, avec Jah Wobble, les KLF et quelques autres, la franc-maçonnerie d’anciens punk-rockers qui a transformé toute une génération d’indie kids en clubbers extasiés, en suivant les traces des Happy Mondays, de Primal Scream et des Stone Roses.

Sabres of Paradise

Pour tous ceux qui ont fait leur éducation musicale au son de ces disques (dont l’auteur de ces lignes), le nom d’Andy Weatherall était alors un mot de passe, celui qu’on se refilait sous le manteau, celui qu’on recherchait sur la rondelle des maxis, celui qui permettait de se reconnaître pour ce que nous étions : des fans de rock convertis à la house et à la techno, mais pas au grand Barnum commercial que le samedi soir était en train de devenir en Angleterre à cette époque. Car, quand Paul Oakenfold, Danny Rampling et les autres prenaient le chemin des super-clubs démesurés, Andy Weatherall, lui, se retira lentement du devant de la scène, s’effaçant derrière un alias étrange, Sabres of Paradise, et une musique abstraite, toute en volutes et percussions, qu’il composait sous ce nom avec Jagz Kooner et Gary Burns pour le label le plus avancé et le plus snob de l’époque – Warp Records, la base arrière de LFO, The Aphex Twin et Autechre.

Il continuait de défricher les sons à venir, trip-hop avec le très oublié Morning Dove White de One Dove, en 1993, big beat quand il devint l’un des premiers soutiens des futurs Chemical Brothers (à l’époque où ils squattaient encore le nom des Dust Brothers). Et quand ses pairs engrangeaient les dollars en remixant des superstars essorées, lui cherchait à faire se rencontrer la techno et la littérature, lorsqu’il accompagnait chaque titre de l’album Haunted Dancehall d’un petit texte qui transformait l’album en dérive psychogéographique dans un Londres de pulp fiction, comme Alan Moore le faisait au même moment avec le dessinateur Eddie Campbell dans le Londres fin-de-siècle de Jack l’Éventreur pour la série From Hell – et ce n’est évidemment pas un hasard si Andy Weatherall avait installé Sabresonic, la soirée qu’il animait à cette époque dans une pile du London Bridge, en plein cœur du quartier où furent commis les meurtres du serial killer victorien.

Le disque fut, à son échelle, un succès – ce qui précipita sans doute le sort des Sabres of Paradise, abandonnés pour un nouveau projet avec Keith Tenniswood, Two Lone Swordsmen, et un nouveau label expérimental, Audio Emissions Output. Just fucking destroy it.

L’aventure des Two Lone Swordsmen durera, elle, plus de dix ans. Dix années et une demi-douzaine d’albums d’une musique électronique de moins en moins électronique – dans la décennie 2000, Andy Weatherall se décida en effet à réintroduire la guitare dans ses compositions ; et pas seulement sur les disques des Two Lone Swordsmen, sur lesquels on finit par entendre un vrai groupe de rock, mais également dans ses sets de DJ et sur scène, où, avouait-il avec humour, il passa sa « crise de la quarantaine » à retrouver ses émotions d’apprenti-rocker au temps de la new wave, quand à vingt ans il imitait sur scène A Certain Ratio.

Parallèlement, il n’a cessé de multiplier les projets, en collaboration (The Asphodells, Woodleigh Research Facility) ou en solo, retrouvant la console du producteur pour les autres, quinze ans après One Dove, pour donner au deuxième album des Fuck Buttons l’ampleur gothique qui manquait à leurs spirales analogiques, continuant à semer ses remixes étirés pour des artistes aussi divers que Ricardo Villalobos et les Wooden Shjips, lançant des labels (Rotters Golf Club, Bird Scarer, Moine Dubh) et des soirées qui ne duraient jamais plus d’un an ou deux, comme la Wrong Meeting avec Ivan Smagghe, compilant ses classiques post-punk et industriels (sur Nine O’Clock Drop, pour le label Nuphonic en 2000) et rockabilly et rhythm’n’blues (Sci.Fi.Lo.Fi, pour Slam en 2007), sillonnant le monde pour faire danser les clubbers exigeants (et littéralement détruire avec sa musique une sono au prix exorbitant, un jour qu’il jouait au club Robert Johnson de Francfort – just fucking destroy it, vraiment), plantant en 2013 la tente d’un festival tout entier dédié à ses goûts à Carcassonne.

Le nom de l’événement était aussi celui d’un de ses meilleurs albums des années 2000-2010 – Convenanza. Un mot du Moyen Âge, tiré de la liturgie cathare, qui désignait le rituel par lequel les croyants qui désiraient rejoindre le culte des parfaits demandaient par anticipation le sacrement du baptême, s’ils venaient à agoniser sans avoir achevé le parcours initiatique nécessaire pour pouvoir se déclarer converti.

Drôle de référence pour un musicien, drôle d’endroit pour installer un festival de musiques électroniques – mais, avec le temps, Andy Weatherall était devenu un drôle de musicien, un avaleur de livres aussi glouton d’art, d’histoire et de littérature que des dernières nouveautés discographiques.

Et s’il fallait à tout prix le comparer à un autre artiste, ce ne serait pas à un musicien, mais plutôt à un écrivain – à Alan Moore, justement, l’auteur de From Hell, de Watchmen, V for Vendetta et Jerusalem

Ce n’est pas qu’une question d’apparence – même si, ces dernières années, Andy Weatherall avait fini par ressembler au mage de Northampton, avec ses cheveux longs, sa barbe fournie, ses tatouages et ses bijoux –, c’est aussi une question d’attitude, de rapport à la création, au commerce, à la culture. Et, plus profondément, aux lieux, au temps, à la vie.

Artistes de la citation, du détournement, de la réinvention – des grands mythes de la littérature de genre pour Alan Moore, de la musique des 70 dernières années pour Andy Weatherall –, tous deux ont construit une œuvre protéiforme et personnelle faite à partir des œuvres des autres, qu’ils explorent, rêvent et réagencent à leur manière comme les situationnistes rêvaient les villes en les explorant – en psychogéographes.

La psychogéographie est cette science imaginaire des lieux et des ambiances, inventée au XXe siècle par quelques visionnaires et charlatans, parapsychologues et raconteurs d’histoire, et qui prétend que nous vivons en permanence entourés de fantômes, que certains endroits conservent la trace de ceux qui y ont vécu et des événements qui s’y sont produits, et que ces points d’intensité discrète, lorsqu’ils sont suffisamment puissants, peuvent parler à notre inconscient, nous attirer, nous inspirer.

C’est ainsi qu’Alan Moore raconte Nottingham dans Jerusalem, en faisant résonner toutes les époques à la fois, comme si le temps s’aplatissait dans la ville. C’est ce qu’Andy Weatherall avait ressenti à Carcassonne, devant les remparts de la vieille cité hérétique si pleins de l’empreinte de siècles d’histoire cachée. C’est ce qu’il se plaisait à rappeler du sud de Londres où il s’était établi à la fin des années 1980, tout juste arrivé de son Berkshire natal – il s’émerveillait d’habiter dans un endroit où Émile Zola avait vécu en exil à l’époque de l’Affaire Dreyfus, où Pissarro avait son atelier et où, un siècle avant lui, des savants bricoleurs avaient fait les premières expériences sur les ondes radio. Il était persuadé que tout cela ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences sur les gens qui vivaient là.

Il était à l’affût de ces traces, de ces signes qui semblaient dévoiler une vérité occultée, le souffle des muses qu’il fallait entendre. Comme ce jour où, écoutant la démo du I’m Coming Down des Primal Scream, il avait pensé aux coulées de saxophone de Pharoah Sanders, et que Bobby Gillespie stupéfait lui avait montré l’album du saxophoniste qu’il venait d’acheter le jour-même. Tout au long de la production de Screamadelica, les Primal Scream avaient travaillé comme cela, en se laissant guider par les hasards objectifs plutôt que par un grand plan qu’ils auraient de toute façon été bien incapables de concevoir – et c’était d’ailleurs bien leur problème avant qu’ils ne rencontrent Andy Weatherall.

Entre génie de lieux et aléas des bandes magnétiques

Car lui avait un grand plan. Ou, plus exactement, lui savait déchiffrer dans la musique quelque chose de plus grand qu’elle – des correspondances à travers le temps et l’espace, une cohérence supérieure qui n’étaient pas le fruit de son imagination, mais l’essence même de la musique. C’est ce qu’il faisait dans ses sets de DJ et dans ses interviews, avec ses compilations thématiques et dans ses choix de samples, quand il reliait les périodes et les genres, dessinant d’un disque à l’autre, d’un artiste à l’autre, une géographie secrète de la musique populaire à la manière du Dr. William Gull dessinant la géographie secrète de Londres dans ce chapitre fameux de From Hell où il relie avec son cocher tous les monuments symboliques de la capitale anglaise. 

Andy Weatherall était capable de remonter le fil des influences, de relier les époques, de cartographier ce qu’il y a de profond et d’unique dans la musique enregistrée, et de le partager avec des générations de musiciens et de DJs pour lesquels il a été un passeur et un éducateur extraordinaire. 

À ceux qui s’étonnaient dans les années 2000 de le voir, lui, le pilier de la techno anglaise, revendiquer l’influence du rockabilly sur sa musique, il montrait ainsi que ce qui propulsait les gifles de guitare de Johnny Burnette n’était pas différent des riffs qui faisaient respirer les meilleurs morceaux disco. « Dans les deux cas c’est de la musique de danse et elles ont toutes les deux ce son de percussion qui habite son propre espace-temps mystérieux. »

C’est cet espace-temps mystérieux qu’il espérait pénétrer à son tour lorsqu’il était à la console dans son studio. Chez ses modèles, Lee Perry, Adrian Sherwood ou Martin Hannett, il admirait la capacité non seulement à saisir le meilleur d’une chanson en quelques minutes, mais aussi à l’envelopper d’une atmosphère, de cette chose impalpable qu’ils avaient été les seuls à percevoir à l’enregistrement, et qu’ils savaient ensuite reproduire pour la rendre audible de tous. C’était cela, pour lui, la production : rendre audible l’inaudible.

Et il n’y parvint jamais mieux que quand il s’appropriait un titre qu’il n’avait pas composé, pour y faire entendre ce que lui voulait y entendre – le bruit du fantôme dans la machine. Andy Weatherall était psychogéographe dans le remix.

Il voulait que la musique qu’il faisait ait le son des machines qui l’ont faite, l’empreinte du studio où elle a été faite, la signature du moment où elle a été faite. Alors, fidèle au conseil d’Andrew Innes, il pétait tout, putain, il ne gardait que ce qu’il aimait, réenregistrait ce qu’il voulait entendre sonner mieux – souvent, les lignes de basse, qu’il rendait plus profondes, plus lourdes, plus opaques, comme l’eau boueuse d’un marécage dans lequel il plongeait ensuite tout le morceau. Et il laissait faire ensuite le génie des lieux et les aléas des bandes magnétiques.

Il expliquait comme cela son travail, son goût pour les équipements analogiques, sa fascination pour le dub – il recherchait les erreurs, l’inattendu, l’événement, furtif, spectral, qui donnerait à ses productions leur couleur unique. Leur atmosphère. Il avait un mot pour résumer son art : l’écho. L’écho qui est la signature sonore du lieu. L’écho qui superpose le passé et le présent. L’écho qui est le son de la rencontre entre le temps et l’espace. 

Il y a quelque chose d’alchimique dans ce projet, un grand œuvre capable de plier le temps, de faire parler les murs, de relier les êtres et les époques, par la puissance des basses et des aigus. Dans sa chambre d’écho, Andy Weatherall n’était pas le seigneur d’un peuple ou d’un territoire, il était le seigneur d’une certaine idée de la musique enregistrée comme forme habitée. Il était le seigneur du dancehall hanté.

Un autre long format ?