Avec son quatrième album, Myopia, Agnes Obel dissèque son esprit et prête à chacune de ses pensées, chacun de ses souvenirs, une voix différente dans un délire paranoïaque. Elle en ressort avec un défaut de vision qui sacrifie l’essentiel, sa vie personnelle.

« Faire de la musique, c’est comme gravir une montagne les yeux bandés, mais pour cet album, j’ai eu l’impression de ramper… dans un cratère. » Trois ans après Citizen of Glass, la compositrice danoise Agnes Obel est de retour à Paris pour nous présenter son successeur, Myopia, avant sa sortie officielle, le 21 février dernier. On la rencontre au petit matin dans les salons privés de l’hôtel Hoxton, rue du Sentier, dans le IIe arrondissement de Paris. Le réveil est brutal. C’est l’anniversaire de son copain. L’artiste peine à quitter son nid et celui qui partage son lit, mais la promo engagée la veille ne lui laisse aucun répit. « J’ai peur d’avoir perdu mon aptitude à vivre une vie normale », pense-t-elle tout haut. Ce n’est pas la première fois qu’elle est obligée de négliger sa vie personnelle. Cela arrive, en somme, chaque fois qu’elle propose un nouvel album. Elle ne saurait dire combien de temps elle est restée enfermée pour venir à bout de celui-là. Mais une chose est sûre, ce confinement qui frôle l’inconfort lui est essentiel pour créer.

« Mon petit home studio est parfaitement insonorisé, je n’entends absolument rien du monde extérieur, décrit-elle. Je me souviens d’une période en particulier où j’ai beaucoup retravaillé un morceau, ça frôlait l’obsession, et j’avais ce rendez-vous avec des amis que je n’avais pas vus depuis des mois. Beaucoup d’entre eux sont d’ailleurs musiciens, mais ils ne travaillent pas comme moi, j’ai le sentiment qu’ils sont plus équilibrés, et je ne sais pas pourquoi, j’étais incapable de socialiser. Tout ce que je disais me paraissait extrêmement gênant, comme si j’étais coincée dans mon propre esprit ! » Cet investissement, absolu, pour son art est le point de départ de son nouvel album. À mesure que les voix s’élèvent, éthérées ou robotiques, Agnes Obel sonde les méandres de son esprit, mais surtout son opacité, à rebours de l’album précédent, Citizen of Glass, qui s’intéressait à l’excès de transparence de nos sociétés modernes.

“Les voix que j’entends dans ma tête”

Sa voix est son nouveau terrain de jeu. Pitchée dans les graves ou les aigus, elle se démultiplie étrangement, dissonante, dégenrée, pour immortaliser un souvenir, un sentiment, ou même une personne disparue, comme sur le spectral Island of Doom. « Ce sont les voix que j’entends dans ma tête, résume-t-elle. Elle représente mon monologue intérieur. Souvent, vous êtes incapable de dire si ce que vous pensez vient de vous ou de quelqu’un d’autre. Par exemple, je sens que mon père est toujours là en moi. Je l’entends faire des blagues sarcastiques sur les choses que je prends trop au sérieux, comme s’il continuait à se moquer de moi dans ma tête. » Le travail sur les voix, travesties à l’extrême par la machine, est besogneux. Elle ne veut pas risquer de perdre le caractère organique du premier enregistrement, cette physicalité tant recherchée. « Quand vous pitchez la voix, vous rejouez la séquence sur une machine, c’est une relecture d’un événement passé, d’un souvenir, et il y avait quelque chose de cet ordre-là aussi : je voulais sonner comme quelque chose qui aurait traversé le temps. La voix pitchée, c’est ce voile que l’esprit met sur les choses au fil du temps. »

La Berlinoise d’adoption a ouvert la voie à l’expérimentation sur son album précédent, Citizen of Glass. Elle se frottait notamment à des instruments avec lesquels elle n’avait pas l’habitude de composer et manipulait pour la première fois sa voix sur le morceau Familiar, où il est question d’une relation adultère. Elle s’inspirait des travaux de Laurie Anderson et Meredith Monk pour la déformer, la rendant plus grave. Avec Myopia, elle pousse l’expérimentation sur la totalité d’un album, en piochant dans la discographie d’un musicien de génie et explorateur infatigable, Scott Walker. « Je l’ai découvert au moment où j’enregistrais Aventine (début 2012 jusqu’au printemps de l’année suivante), précise-t-elle. C’était un long processus d’apprentissage pour moi parce qu’il y avait de gros arrangements. » Son interprétation de The Electrician, comme membre de The Walker Brothers, l’a bouleversée. Dans cette chanson, un agent de la CIA, aux penchants parfaitement sadiques, interroge quelqu’un pour lui soutirer des informations. « C’était comme entrer dans son cauchemar, la production est aussi obscure que les paroles, pour rendre plus clair le propos du morceau, c’est ce que j’ai moi aussi essayé de retranscrire dans l’écriture et la composition de Citizen of Glass et Myopia. Je pense la musique comme un petit film. »

Ermitage et santé mentale

The Electrician insuffle un nouvel élan au cinéma mental de Walker, plus délirant, que l’on retrouvera ensuite sur Climate Of Hunter, Nite Flights ou Tilt. Celui d’Agnes Obel, lui, est paranoïaque. « J’ai du mal à faire confiance à mon esprit, regrette-t-elle. Un jour, un ami musicien m’a confié qu’il avait l’impression de faire du surplace, de ne pas évoluer, et en moi-même j’ai pensé, j’aimerais pouvoir en dire autant ! Je frôle la folie à force d’instabilité, mais n’est-ce pas un signe d’intelligence de tout remettre en question. » Dans  l’intimité de son studio, à l’abri des regards, Agnes Obel nourrit son pointillisme. « J’essaie de scénographier ma pensée, et c’est pour ça que chaque détail compte, que chaque son a son importance, c’est une façon de tout documenter dans cette histoire qui est la mienne. Certaines chansons ont mis du temps à s’éveiller, mais dès qu’on touche à l’intime, on peut devenir très critique. Peut-être que si j’avais travaillé sur un thème qui me tenait moins à cœur, j’aurais été plus tolérante. »

Démultiplier sa voix comme elle le fait, dans le secret le plus total, entourée de ses machines, toucherait presque à la schizophrénie. Les paroles de son dernier album font d’ailleurs souvent allusion à sa santé mentale. C’est aussi de cela que parle Myopia, de cet investissement souverain qui la retient prisonnière de son art. « Je me suis imposée une vie d’ermite bizarre, et parfois je me demande si c’est bon pour moi, s’inquiète-t-elle. Ma vie est régie par un fort sentiment de culpabilité si je laisse la musique seule un peu trop longtemps. » Le regard vitreux sur la pochette de l’album, Agnes Obel est comme vampirisée : elle est allée trop loin dans son répertoire personnel. « Je vis si longtemps avec mes albums avant qu’ils sortent que j’ai parfois l’impression d’avoir des cicatrices partout. » Elle s’imagine quitter Berlin, vivre à Paris, pour donner un nouveau sens à son existence ou créer autrement. Chiche !

Repères

28 octobre 1980
Naissance d’Agnes Obel à Gentofte, au nord de Copenhague (Danemark). Sa mère est concertiste, son père ancien guitariste reconverti dans les affaires et la restauration
2006
Elle déménage à Berlin avec son compagnon photographe
2010
Premier album, Philharmonics (Play It Again Sam) une collection de chansons accumulées depuis son adolescence comme un journal intime
2013
Deuxième album, Aventine (Agnes Obel/Play It Again Sam)
2016
Troisième album, Citizen of Glass (Agnes Obel/Play It Again Sam), sur la transparence de nos sociétés modernes et l’importance du secret
2020
Quatrième album, Myopia (Strange Harvest Limited/Deutsche Grammophon)

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