Fin 2018, Chan Marshall alias Cat Power est revenue à ses anciennes amours avec un de ses plus beaux albums, Wanderer, sublimité folk dépouillée qu’elle a écrite, chantée et produite seule. Ce dixième disque, centré sur le piano et la guitare, mettait plus que jamais en valeur la puissance émotionnelle d’une voix qui touche les cordes sensibles. Nous avions pu rencontrer cette artiste engagée qui n’a rien perdu de sa farouche authenticité ni de sa troublante humanité.


Cet article est initialement paru dans le numéro 211 de Magic


Six ans se sont écoulés depuis ton dernier album, Sun, que s’est-il passé pendant tout ce temps ?
En 2012, j’avais travaillé tellement dur sur Sun et la pression était si forte que j’étais épuisée. Dès qu’il est sorti, je suis tombée malade et mon système immunitaire s’est effondré. On m’a diagnostiqué un œdème qui rendait ma respiration difficile à tel point que mon pronostic vital était engagé. Je suis restée à l’hôpital entre on et off pendant un an, tout en continuant à tourner jusqu’à la fin de 2014. Pour aller mieux, j’ai tenté l’acupuncture, le reiki (technique de soins japonaise par massage, ndlr) et la méditation trois fois par jour. J’ai aussi passé beaucoup de temps à rencontrer des gens capables de me soigner un peu partout dans le monde.

La musique devait sembler bien loin de tes priorités…
Oui, surtout que les choses aux États-Unis s’assombrissaient à ce moment-là. Le mouvement Occupy (rassemblement de protestation sociale de lutte contre les inégalités économiques et sociales apparu en 2011, ndlr) était démantelé. Le gouvernement était si corrompu que Bernie Sanders n’a pas gagné les élections. La nouvelle police américaine sévissait partout, avec des tanks. Elle a tué de jeunes Noirs, des innocents. Ce n’était pas nouveau dans la culture américaine mais ça a soudainement pris toute mon attention. Mon cœur ne se concentrait plus que sur ça, sur la façon de lutter à ma manière, jusqu’à oublier la musique. Sauf que fin 2014, je me suis aperçue que j’étais enceinte, alors que j’étais en train de créer un autre chemin. C’était compliqué de savoir ce que je devais faire. Pendant plusieurs semaines je n’ai pas parlé, je suis restée seule, essayant de vider mon esprit pour prendre la bonne décision. J’ai choisi ma vie, celle de mon enfant et, finalement, mes chansons.

Ton fils a-t-il changé ta manière d’écrire des chansons ?
Non, ce sont deux vies à part. Quand mon ancien label, Matador, m’a rappelé que je leur devais un autre disque, je suis retournée à mon piano et à ma guitare avec le besoin d’un espace pour créer des chansons d’une façon nouvelle. J’ai façonné une sorte de mur invisible dans ma conscience. Je ne voulais pas risquer ma vie pour ma musique ou pour une entreprise, mon label. J’ai emménagé à Miami dans une nouvelle maison avec mes chiens, mon enfant et mes instruments, presque en ermite. Il y avait une pièce avec la boîte à musique de mon bébé, une couverture douce, tous mes petits objets précieux et dans une autre pièce, au sous-sol, un studio avec mes instruments. Les pianos, les guitares acoustiques, les micros, la batterie, les amplis et les synthés, le logiciel Pro Tools… De 2015 à 2017, j’ai bossé comme une acharnée sur le disque, entre Miami et L.A. avec Rob Schnapf (il était notamment le producteur ou coproducteur d’Elliott Smith sur Either/Or (1997), XO (1998), Figure 8 (2000) et s’était vu
confier les travaux de Smith après son décès pour
From a Basement on the Hill (2004), ndlr) pour le mixage final. Sinon j’ai tout fait seule car je déteste m’entendre dire que j’ai besoin d’un producteur. Sauf que, quand j’ai envoyé l’album au label, ils n’en ont pas voulu.

Pourquoi ?
Ils m’ont dit qu’il n’y avait pas de tubes évidents et que je devais le modifier. Pendant un an, je me suis demandé si ce disque allait être écouté par quelqu’un, s’il allait sortir un jour. Matador voulait un hit et je ne leur avais pas fait écouter Woman car je trouvais que la musique joyeuse qui rappelait The Greatest n’allait pas avec ma voix, trop sérieuse. J’ai interrompu mon contrat avec le label. J’ai refusé de changer mon art. Ce n’était pas évident, je les connaissais depuis ma vingtaine et pensais qu’ils savaient à qui ils avaient affaire. La rupture ne leur a pas plu du tout mais en trois jours, c’était fini. Jusqu’à ce que je trouve mon nouvel label, Domino.

Tu reprends Rihanna sur ce disque. Elle semble assez éloignée de ton univers. Qu’est-ce qui te plaît chez elle ?
J’avais presque fini l’album et je me suis retrouvée dans un taxi quand la radio a passé Stay. Je ne m’étais jamais identifiée à ses morceaux auparavant mais j’aimais son personnage très intense. J’ai reçu cette chanson comme un cadeau me donnant la force de finir l’album. Stay m’a touchée profondément à un moment difficile où un très bon ami venait de mourir.

Pourquoi avoir demandé à Lana Del Rey de faire les chœurs sur ton morceau Woman, premier single tiré de l’album ?
Après l’avis négatif de Matador, je me suis remise en question. Je me suis dit que peut-être, je n’étais pas une artiste. C’est à ce moment de doute que Lana m’a taguée sur une photo de son compte Instagram en disant qu’elle était en train d’écouter un de mes morceaux. Je me suis sentie comme faisant partie à nouveau du paysage musical. Avant cela, je l’avais rencontrée à un concert et elle s’était montrée adorable. Ça m’a rappelé la camaraderie qui régnait dans les années 1990 quand je jouais avec plusieurs groupes et qu’on se soutenait. Depuis, beaucoup ont arrêté la musique, les formations se sont séparées, certains ont changé de carrière, sont devenus drogués ou sont morts. Les magasins de disques ont fermé, la radio a perdu de sa force, les salles cultes comme le CBGB n’existent plus. La dimension d’expérience collective et le sentiment de communauté ont diminué. Avec Lana, j’ai retrouvé cela. Elle m’a invitée à tourner et j’ai été témoin de son impact sur des groupes d’âges différents, sa force similaire à celle de Rihanna. Je me suis dit que cette féminité élégante et triomphante, qu’elle incarne à mes yeux, pouvait m’aider à défendre le morceau Woman. Je n’ai pas, dans ma voix ou mon allure, sa féminité gracieuse. Cela m’a aussi permis de reconnaître que je n’étais pas la seule à avoir ce problème, plus large : être une femme dans un monde d’hommes. D’où ce choix d’un groupe seulement formé de filles qui m’accompagne dans le clip de Woman.

Sur Woman, tu chantes : «The doctor said I was better than ever / man you shoulda seen me / The doctor said I was not my past, he said I was finally free». Penses-tu que les chansons aident à mettre son passé à distance ?
Tout à fait. L’art en général, le cinéma, la poésie, la littérature, la peinture, l’architecture, la musique, sont une manière de témoigner et de donner lieu à des interprétations individuelles et des expériences partagées. Quand tu crées, tu n’es pas seule ou si singulière. Tu appuies sur une part intime de toi que tu n’aurais pas soupçonnée et qui va peut-être résonner de la même manière chez celui qui reçoit l’oeuvre. C’est une relation spirituelle qui connecte nos parts d’humanité, même si nous sommes différents. J’ai d’ailleurs activé une protection spirituelle sur le contenu de l’album (rire et regard illuminé, ndlr). C’est de là aussi que vient le titre du disque, Wanderer («vagabond»). J’ai toujours cherché la communication entre les gens. Quand on voyage, on en apprend plus sur d’autres cultures. Qu’est-ce qui fait que nous sommes les mêmes alors que nous sommes si différents ? Qu’est-ce qui nous relie ? Nous nous cherchons tous les uns et les autres. Wanderer, c’est également une acceptation de ma condition de nomade : je ne suis jamais restée longtemps au même endroit, que ce soit enfant, avec ma famille qui bougeait tout le temps ou aujourd’hui, quand je voyage avec ma guitare pour raconter mes histoires comme les musiciens de blues (dont faisait partie le père de Chan, qui s’absentait souvent pour prendre la route, ndlr).

Tu dédies ton enregistrement à «la vérité et à ceux qui sont dans la lutte». Qu’est-ce que cela signifie ?
Patti Smith m’a dit, quand j’avais environ 25 ans, que c’était mon devoir et ma responsabilité en tant qu’artiste de dire la vérité. Car la création est bien l’un des seuls espaces de véritable liberté. À cette période, j’étais broyée par les responsabilités, la difficulté à m’adapter au monde extérieur. J’essayais d’accepter mon identité, de survivre, je luttais psychologiquement, émotionnellement et spirituellement. Je n’ai pas réalisé sur le coup ce que Patti voulait dire. Ça n’a fait sens que plus tard. Ça résonnait avec quelque chose de mon enfance passée dans le Sud, aux alentours d’Atlanta. J’ai grandi avec la Bible, la religion, auprès d’une grand-mère très croyante. L’Église était partout et on me brandissait sans arrêt le message que je serais dans le péché si je faisais quelque chose de mal. Les démons allaient s’emparer de moi si je ne servais pas le Seigneur. J’en cauchemardais. Cette culpabilité s’est emparée de moi et a entraîné une grande partie de mes problèmes d’adulte. Quand j’ai découvert, à 12 ans, Aretha Franklin chantant Amazing Grace, j’ai eu une révélation. Dieu pouvait se trouver ailleurs, dans les fréquences les plus hautes d’une voix qui chante avec une ultime sincérité. Je pouvais aimer les chansons de groupes de rock hardcore nineties ou les tubes pop de Madonna, mais il y a des mélodies qui dépassent ces morceaux cool. Elles incarnent l’amour suprême ou le paradis, transcendant le corps et l’espace-temps. C’est le cas avec Miles Davis, Strange Fruit de Billie Holiday ou encore Rihanna qui touche mon âme par la tristesse de Stay, comme Aretha avant elle. Je me devais d’être honnête parce que ce sont ces chansons qui m’ont portée.

Tu fais de la musique depuis plus de vingt ans. Cela ressemble à une vraie carrière. Te sens-tu devenue «professionnelle» ?
J’ai toujours été professionnelle. Quand j’ai arrêté de boire pour noyer mon chagrin il y a des années, pour continuer à fonctionner comme une musicienne, c’était professionnel. Mais la société n’a pas évolué ni questionné sa responsabilité dans l’établissement des normes en général, notamment en ce qui concerne le professionnalisme. Elle n’a pas changé d’un iota alors que le monde bouge constamment. Les normes doivent être destituées pour être réinventées.

Mais tu sembles plus à l’aise sur scène aujourd’hui qu’à tes débuts…
Quand j’étais jeune, je pensais que les chansons étaient si importantes que mon visage, mon corps, ma posture en souffraient. Quand je suis devenue sobre, j’ai dû regarder en face des choses que je ne voulais pas voir. Pour l’album The Greatest, je n’avais pas de guitare ou de piano derrière lesquels me cacher. Je ne savais pas quoi faire de mes yeux, de mes mains. Il fallait que je m’occupe autrement, que je chante vraiment. C’est là que j’ai vu pour la première fois le public. C’était lui et moi qui importaient, plus que les chansons. Les reprises, que ce soit de Johnny Cash ou de James Brown, m’ont aussi donné confiance. Pour la première fois, j’aimais réellement chanter. Comme quand j’avais 6 ans et que je fredonnais des hymnes, pleine de joie.

Dans les artistes récents, qui apprécies-tu particulièrement ?
Frank Ocean, pour son songwriting et sa voix si pure, si sensible. Lana Del Rey pour sa présence intrépide et son énergie qui illumine tout. Et Nick Cave. Skeleton Tree (2016) est un chef d’œuvre à plusieurs niveaux, notamment humain. J’ai repris Breathless. On s’est rencontrés il y a longtemps en Australie, il m’avait demandé de faire sa première partie. Quand j’ai arrêté de boire pour tuer mon chagrin. Puis on s’est revu et on est devenu amis. C’est sa femme qui a créé la robe que je porte sur la pochette de Wanderer.

Sur Instagram, tu sembles avoir un lien privilégié avec tes fans. Quelle place occupent-ils dans ta créativité ?
Quand j’avais 12 ans, je pensais que Bob Dylan, c’était la vie. (Elle se met à chanter Subterranean Homesick Blues : «Johnny’s in the basement / Mixing up the medicine / I’m on the pavement / Thinking about the government», ndlr). C’était du hip-hop, des histoires, de la prise de conscience, de l’information… «Bobby» m’apprenait tout. Pendant des années, j’ai demandé à mon agent de booking d’envoyer des mails à Dylan pour jouer avec moi en tournée. Chaque année, je vérifiais. Les messages à Bob étaient bien partis et tout le monde me croyait folle. En 2007, j’ai fait une couverture pour Jalouse et L’Officiel et j’ai vu que Dylan jouait à Paris. J’ai dit à mon management : «OK je le fais mais à condition de rencontrer Bob à Paris.» Ils ont dit : «Et merde», mais ils ont réussi. Le manager de Dylan a répondu : «Bob aimerait rencontrer Chan.» Je suis donc allée au concert à Bercy, et après le show, je l’ai retrouvé en backstage. Là, il m’a regardée des pieds à la tête et m’a balancé : «Voilà nous nous rencontrons enfin. J’ai bien eu tous tes appels.. Dorénavant Instagram et les réseaux sociaux peuvent rendre plus faciles les rencontres avec les personnes qui vous envoient des appels. C’est ce qui fait leur puissance et leur beauté : se connecter à de parfaits inconnus.

Comment te vois-tu dans dix ans ?
J’aimerais écrire des livres. J’écrivais des fictions à 12 ans. Puis de la poésie, ado. Mais je ne sais pas où le futur me mènera. C’est un luxe de vivre dans un monde industrialisé, en me sentant en sécurité, avec de l’eau potable et des vêtements propres. S’il y a bien une chose dont je suis sûre, c’est que je ne tiens rien pour acquis.

Un autre long format ?