Dans le Magic#221, nous vous proposons une enquête sur les rapports entre la pop et ses artistes queer. Plusieurs artistes, dont Perfume Genius, ont répondu à nos questions. L’artiste américain, icône queer consacrée, revient sur la création de son nouvel album, "Set My Heart On Fire Immediately", plus franc et brutal que ses prédécesseurs.
As-tu abordé la création de ce nouvel album différemment ?
Non, j’ai toujours la même formule. Je m’enferme dans ma chambre, tout seul, et je n’en ressors pas tant que je ne tiens pas quelque chose. Souvent, rien ne vient, je ne sais pas où je vais, je ne sais pas de quoi je veux parler, la musique ne vient pas non plus, et puis, quand j’ai l’impression de ne plus avoir de temps à perdre, les idées fusent et ça fait sens. Je suis du genre obsessionnel. Je passe des mois et des mois à écrire, mais une fois que j’entrevois de quoi sera fait la suite, ça va assez vite. Mon processus a quelque peu évolué. J’ai davantage pensé au travail en studio en le faisant, à Blake (Mills, ndlr), mon producteur, et aussi à la manière dont j’allais jouer ces chansons en live. Je voulais prendre du plaisir à les jouer live. J’ai toujours eu ça en tête, mais c’est encore plus vrai sur cet album. C’est pourquoi je l’ai enregistré dans les conditions du live, avec un super groupe de musiciens et Alan (Wyffels, ndlr), mon partenaire, avec qui je fais de la musique depuis le début (il l’accompagne notamment sur scène, ndlr). Ce n’était pas juste moi au piano, qui ajoute ensuite des instruments. C’était nous tous qui jouions ensemble dans la même pièce pour capturer un moment, une ambiance, une performance.
Tu as donné une interview au magazine Crack. Ils introduisent leur papier ainsi : « He is 39 years old, and also somehow a boy ». Voulais-tu davantage mettre en avant ta masculinité sur cet album ?
Oui, sans doute. Je me suis toujours senti très masculin, et aussi très féminin. Les gens pensent que c’est l’un ou l’autre. Pas moi. Ce n’est pas nouveau, sauf peut-être que ma masculinité est délibérément présentée comme telle sur cet album. J’ai toujours fait ce que j’ai voulu, mais ça devient un choix politique quand vous le déplacez sur une pochette de disque, dans les chansons ou les clips. Il y a un élément très performatif, bien sûr. Habiter quelque chose de très masculin, ça paraît très sérieux et en même temps pas tellement, j’en rigole. C’est familier et à la fois inconnu, comme ma vision du monde qui traverse ma musique.
La queerness, c’est mouvant, ça peut être fluide ou hyper spécifique. C’est rassurant. C’est la compassion. C’est toutes ces idées qui vont à l’encontre de ce qu’on nous enseigne traditionnellement. C’est l’entraide. C’est la magie d’être en dehors de ce que nous connaissons. C’est une communauté, si vous la trouvez. C’est dangereux aussi. C’est l’amour.
Mike Hadreas, aka Perfume Genius
Dans le clip du premier single Describe, tu personnifies la bravade masculine, tel un guerrier, qui brandit un marteau…
Il y a quelque chose de très satisfaisant pour moi dans le fait d’adopter ce genre de fanfaronnades un peu grossières. J’emprunte un peu de la confiance de ces vieux crooners musiciens qui semblaient dire : « Écoute ce que j’ai à te dire ! » J’avais envie de m’approprier cette énergie, qui m’était un peu étrangère, et de réécrire ce sentiment pour en faire quelque chose qui marche pour moi.
Comment as-tu réconcilié cette esthétique hétéronormative de la masculinité avec ton statut d’artiste queer ?
Il y a tellement d’imageries queer qui traitent d’archétypes très masculins. (Silence) C’est intéressant d’emprunter un peu de ces esthétiques, de jouer avec, de les imiter, de prendre le masculin et de le renverser. Comme dans les années 50-60, les choses n’étaient pas vraiment présentées comme queer. Il fallait lire entre les lignes, comme dans mon clip. Ce n’est pas explicite, mais vous savez ce que je veux dire, au fond, et ça a plus d’impact selon moi. À l’époque, c’était important de voir au cinéma deux hommes être tendres l’un avec l’autre, sans qu’ils aient le droit de s’embrasser. Ce n’était pas explicitement décrit comme une relation queer, mais c’est ce que ça suggérait. Il y a ce genre de repères historiques dans ce que je fais.
Quelle est ta définition de la “queerness” ?
Ce n’est pas une seule chose, et je crois que c’est ce qui résume le mieux la queerness. C’est mouvant, ça peut être fluide ou hyper spécifique. C’est rassurant. C’est la compassion. C’est toutes ces idées qui vont à l’encontre de ce qu’on nous enseigne traditionnellement. C’est l’entraide. C’est la magie d’être en dehors de ce que nous connaissons. C’est une communauté, si vous la trouvez. C’est dangereux aussi. C’est l’amour. C’est pouvoir aimer comme vous le voulez. La queerness, c’est cette volonté de tordre, remettre en question, faire bouger les lignes, de comment les choses sont censées être. La queerness, ce n’est pas seulement coucher avec quelqu’un du même sexe, c’est cette façon de regarder le monde par vous-même, et cette négociation constante avec ses idées.
La pop est de plus en plus queer, ou dans une moindre mesure, valorise les artistes queer. Qu’en penses-tu ?
Aujourd’hui, on a davantage d’artistes qui parlent explicitement de ce qu’ils aiment, sans changer les pronoms personnels, des personnes avec qui les queers peuvent vraiment entrer en résonnance, parce qu’ils partagent la même expérience. Le monde est plus queer, peu importe qu’on le revendique comme tel ou pas. Il y a une conscience générale, une bienveillance aussi, envers ces communautés. C’est là et c’est partout dans la culture, dans la musique. Mais historiquement, la pop a toujours emprunté à la culture queer. La pop fait du mainstream avec les idées de communautés qui sont souvent marginalisées. Au moins maintenant, elle reconnaît d’où ces idées proviennent et c’est déjà pas mal.
Set My Heart On Fire Immediately est ton album le plus physique à ce jour. Il y est beaucoup question du rapport au corps – est-ce quelque chose qui a beaucoup occupé ton esprit ces dernières années ?
J’ai toujours été obsédé par le corps, ce que ça représente, pour une seule raison : trouver le moyen d’y échapper et le contrôler. Avec cet album, je m’y suis complètement reconnecté. Je voulais quelque chose de très physique, « en présence », et en faire un vecteur de fantaisie, de magie surnaturelle. Ce sont des choses sur lesquelles j’écris habituellement et qui me semblent assez étrangères… comme si c’était très intérieur ou au contraire insaisissable… Je me suis mis à la danse (il a joué et dansé dans l’opéra The Sun Still Burns Here, en tournée l’année dernière, ndlr) et je me suis rendu compte que je pouvais capturer un peu de cette magie dans le mouvement, en dansant avec d’autres, en étant vraiment connecté aux autres. C’est nouveau pour moi. Et j’en ai besoin – je l’ai réalisé très récemment. Je pensais finir tout seul, et puis je suis parti en tournée, j’ai rencontré mon partenaire, et maintenant j’ai tout ça… et je veux plus ! Être entier, connecté au réel, être plus proche des gens. Cet album, c’est moi qui réfléchis à tout ça : ces interactions dont j’ai envie, le corps que je veux, les corps que je veux…
Comment vas-tu porter sur scène cette dimension physique ?
J’ai toujours dansé sur scène, mais dans mon dernier spectacle, c’était complètement improvisé. Je jetais littéralement mon corps de part et d’autre de la scène. C’était dangereux, et presque masochiste. Comme si j’étais en train de vivre un exorcisme. Je me donnais à fond pour communiquer la chanson à travers mon corps, aussi parce qu’on n’avait pas qu’on n’avait pas nos lumières sur une partie de la tournée. J’avais le sentiment que je devais tout reporter sur le corps, être la lumière, le rideau, être cinématique avec mon corps. Maintenant, je sens que je peux créer un monde dans lequel j’aurais une place, sans avoir besoin d’être le monde moi-même, tu vois ce que je veux dire. Et je pense que je pourrai apporter quelque chose de plus lent, peut-être plus réfléchi. Et quand j’aurai envie de me mettre en danger et de me jeter partout, je le ferai aussi, parce que j’aime vraiment ça. Disons que j’ai une vision de mon corps à 360 degrés. Ce n’est pas seulement cette chose sauvage et incontrôlable, je peux aussi en faire autre chose, et pourquoi ne pas inviter quelqu’un à danser avec moi… Tout est un peu en pause pour l’instant, mais je continue de rêver à ce que nous allons faire quand on aura l’opportunité de tourner.
Comment ton rapport à ton propre corps a-t-il évolué ? Sachant que tu es atteint de la maladie de Crohn (maladie inflammatoire chronique de l’intestin, ndlr).
J’ai accepté de faire de la danse parce que j’étais en meilleure santé. J’ai senti que j’en étais capable. Si vous m’aviez posé cette question il y a deux ans, je n’aurais certainement pas eu la même audace. Cette expérience a littéralement changé la vision que j’avais de mon corps, émotionnellement et mentalement. J’ai changé d’avis sur mon corps, sans que disparaissent pour autant mon anxiété, mes complexes. J’ai toujours eu une relation compliquée avec mon apparence. Et donc, même si je me sens en meilleure santé et que je suis plus en forme, plus en confiance, je suis toujours là à me préoccuper de ce à quoi je ressemble. Et vous savez quoi, je suis retombé malade ! J’étais en rémission pendant environ un an et demi. J’étais en bonne santé, je respectais mon corps, j’étais bienveillant avec moi-même, j’étais plus actif, je faisais de l’exercice, et ça me plaisait, mais ça n’a pas suffi… alors je me suis demandé : pourquoi ça m’arrive à moi ? J’étais en colère. Mais je n’ai aucune prise là-dessus. Je peux faire en sorte d’être à un endroit dans lequel je prendrais soin de moi, mais ce n’est pas une garantie sur le long terme.
À Noël, tu as posté sur Instagram une photo où tu portais ton petit ami à bout de bras, avec une grande fierté…
Oui (rires), je me suis même amélioré, je peux le porter plus gracieusement maintenant.
C’est ce que raconte la chanson Your Body Changes Everything. Il est question de reprendre le pouvoir sur son propre corps, en particulier quand tu chantes : « Give me your weight/I’m solid ».
C’est un acte très littéral de porter quelqu’un. C’est simple, mais ça représente énormément pour moi. C’est un ancrage au réel. Cette chanson illustre le va-et-vient entre deux personnes, entre confiance et responsabilité, porter et être porté. C’est ce que je ressens en tant que personne. Je veux être porté, mais aussi pouvoir porter, soutenir, prendre soin de quelqu’un. La danse est le meilleur moyen de matérialiser ce sentiment. C’est très gratifiant d’avoir eu accès à tout ça, ça m’a permis de matérialiser et donner vie à ces idées, les concrétiser vraiment. C’était libérateur. Et en même temps, étrange. Je pensais que cette libération serait de l’ordre existentiel, comme une pensée transcendante, comme si j’uploadais mon cerveau sur Internet. Je pensais que je me sentirais libre quand je n’aurais plus de corps, mais maintenant, je sais que je peux avoir accès à cette liberté et l’habiter pleinement à travers mon corps justement, être pleinement moi, être pleinement avec quelqu’un d’autre, et en même être traversé par cette magie, cette folie, ce côté « drama queen », complètement fucked up, être désordonné et sauvage. Je pensais que je pourrais seulement en rêver, mais maintenant je peux le faire, je sens que je peux le faire.
Avec Alan, ton compagnon, vous avez récemment fêté votre onzième anniversaire ensemble. Pourtant, sur cet album, on croirait t’entendre chanter la fin d’une histoire, la perte de l’être aimé, en particulier sur ces quelques vers : “The mark where he left me, a clip on my wing” or “you know it’s been such a long, long time without you” or “I cross out his name on the page, how long ‘til this washes away” or “touch me deep, before you leave”.
Je me parle à moi-même. C’est comme se regarder dans le miroir et aimer ce qu’on y voit pour la première fois. Comme une dysmorphie qui se dissipe en une seconde, vous voyez. Mais une seconde suffit pour établir cette connexion si rare avec soi-même. C’était si bon que j’ai voulu écrire une chanson là-dessus. Quand je faisais cet album, j’ai pensé à beaucoup de choses, comme dans cette chanson, Jason, où je décris mot pour mot une connexion que j’ai partagée avec quelqu’un pour qui c’était la première fois. Il y a des chansons sur Alan, sur les relations en général, sur les relations que je voudrais avoir ou que j’ai déjà. Le réel se mélange à la fiction, qui se mélange aux souvenirs.
Le titre suggère la recherche d’un grand sentiment qui mettrait le feu à ton cœur. Dans le passé, cela a pu t’amener à faire des expériences extrêmes, l’addiction, la prostitution…
Je n’ai pas de réponses évidentes à donner à tout cela, mais je sais que je suis en bonne santé et je prends soin de moi depuis suffisamment longtemps pour savoir que je peux me bousculer, faire de nouvelles expériences, inviter des nouvelles idées, et je serai OK même si quelque chose de mal arrive, même si ça fait beaucoup, même si c’est écrasant par moment ou que je me rends compte que je voulais ce qui n’est pas bon pour moi. Je prends soin de moi, je prends soin d’Alan, et je prends soin des autres depuis assez longtemps pour savoir que je pourrais toujours y revenir. Cela semble inébranlable à bien des égards. Donc même si je ne me sens pas bien en ce moment, même si je suis à fleur de peau, débordé par mes émotions, j’ai suffisamment confiance en moi pour retourner si j’en ai besoin à cet endroit sûr, qui me rassure. Je n’ai jamais eu ça, et donc quand je me brûlais les ailes, il n’y avait aucun port d’attache qui me raccrochait à la vie. Maintenant j’ai une connexion forte à un endroit, qui fait que si j’en ai besoin, je peux faire marche arrière, et si je décide de couper complètement le cordon, je sens que je pourrais en assumer les conséquences, parce que cette décision sera prise avec plus de sagesse que par le passé.
PERFUME GENIUS
Set My Heart On Fire Immediately
(MATADOR RECORDS) – Disponible aujourd’hui