Très vite – au bout de quelques minutes à peine – on réalise que A Hero’s Death est un grand disque de rock. Il s’ouvre avec un de ces riffs qui emplissent immédiatement l’atmosphère d’une électricité menaçante, une tension sourde. Guitare impériale, basse entêtée qui vient buter dans les aigus puis est renvoyée dans les cordes graves – et la batterie qui avance comme un gang serré, déterminé. C’est une vague qui déferle mais, cette fois, la violence ne sera ni échevelée ni foudroyante : l’orage couve mais n’éclate jamais vraiment, la musique joue avec nos nerfs et le disque est, de son entame à sa note finale, impressionnant de maîtrise et de rage rentrée. C’est un grand disque de rock parce que les cinq de Fontaines D.C. n’ont pas pris la route qu’on attendait d’eux, parce qu’ils ont emprunté les sentiers de la surprise : des chemins faussement calmes, mais tout près des précipices, à l’extrême bord de gouffres silencieux. Les Irlandais nous rappellent ce corollaire indiscutable de l’évolution en altitude : le danger de la chute est partout et derrière la quiétude fourmillent mille menaces.
De bout en bout, Grian Chatten et sa bande maintiennent l’attention – la tension. Il se passe à chaque instant, dans cette musique qui se joue –car il ne semble pas y avoir d’alternative, pas d’autre choix possible que de la jouer – un événement important, une inflexion de voix, la délivrance d’un mot, la saillance d’un riff, l’attaque tendue d’une note qui, imperceptiblement, fait tout vaciller. Et le point de départ de A Hero’s Death pourrait bien être un vacillement, un pas à deux doigts du vide, un déséquilibre que les musiciens s’échineront, au long des onze morceaux de l’album, à rétablir. C’est le succès public et critique de leur premier album, Dogrel, qui a fait vaciller le groupe : les Fontaines D.C. ont alors bien failli perdre pied – et A Hero’s Death est leur réponse. «Nous avons écrit les chansons de cet album en réaction au succès de Dogrel» confie le guitariste Carlos O’Connell. Le chanteur Grian Chatten prolonge : «Nous avons traversé des journées entières sans nous adresser la parole. Ce n’est pas parce que nous ne nous aimions plus tous les cinq. Nos âmes se sont retrouvées piégées entre des murs qui se refermaient sur elles, elles n’avaient plus nulle part où aller, nulle part où se reposer.»
Ce manque d’espace ressenti par le groupe semble l’avoir poussé à percer dans la musique des tunnels d’espace pur qui offrent aux morceaux leur profondeur de champ et à l’âme du groupe la voûte céleste pour dériver. Une musique de grand air et de sang noir. Une musique impressionniste. Finis, les short stories et les personnages croqués du premier album – ici, c’est une plongée dans l’âme désorientée, malade et assoiffée du groupe. Les chansons sont chantées par Chatten comme on défie l’adversaire, on conjure le malheur, on progresse tandis qu’autour tout brûle – ciel constellé de torches, murs zébrés d’impacts, sol défoncé. Chantées comme on avance, avec un sang froid inespéré, une grâce inconsciente.
Ecrites sur les routes – des routes américaines baignées de nuit et de vent, des routes témoins d’une complicité retrouvée – les chansons de A Hero’s Death recèlent ce mouvement. Leurs humeurs changeantes, leurs climats contrastés semblent ceux de paysages traversés lors d’un voyage au long cours mais en équipage resserré. C’est la distance parcourue depuis Dogrel, un mouvement esquissé de l’extérieur vers l’intérieur, de l’explosion vers la tension, de la vitesse vers la lenteur – un ample panoramique plutôt qu’une ligne droite. Un mouvement annoncé dès les premiers instants de A Hero’s Death, avec cette déclaration d’indépendance jetée, entre morgue et défi, en ces mots : “I don’t belong to anyone / I don’t wanna belong to anyone”. Le temps que ces mots ne cessent de faire vibrer l’air alentour, et les cinq de Fontaines D.C. sont déjà partis. Sous d’autres cieux, sur d’autres chemins.