Le chant de Tobin Sprout est guidé par l'héritage d'une Amérique blessée, qui se retourne sur son passé comme l’on est habité par un rêve obsédant. "Empty Horses" vient de paraître chez Fire Records.
Un accord de piano qui s’évanouit dans le silence puis une voix légèrement tremblante : ainsi commence Empty Horses, huitième album solo de Tobin Sprout depuis le mitan des années 90, date à laquelle, après dix années d’une intense collaboration avec son leader Robert Pollard, l’américain quitte l’un des plus beaux vaisseaux du courant lo-fi : Guided By Voices.
« Une fois tes ailes tombées, j’ai invoqué ton esprit », confie la voix. Ce qui se dit là, dès l’entame de Empty Horses, traversera ses trente minutes comme une rémanence. Exercice spirite, adresse aux morts en même temps que prière et parole d’espoir : Empty Horses, album hanté, est un chef d’oeuvre. Ses dix chansons offrent les atours de classiques immédiats. Ici se décline l’éternelle histoire de chansons intimes qui s’éploient et convoquent alors, en un seul et même geste aussi précis que celui d’un peintre, dans le cadre de ses paysages de démesure, l’histoire des Etats-Unis.
La voix de Tobin Sprout tremble légèrement, comme les souvenirs remontent, comme l’émotion affleure. Soutenue par un filet acide de guitare sèche ou les notes mates et sans âges d’un piano droit, elle se frotte aux vents du monde (la pedal steel guitar et ses aplats ondoyants, la réverbération apportée aux tonnerres de guitare électrique, l’écho menaçant d’une caisse claire). Mais, passées ces turbulences, c’est le silence, ou presque, qui l’accompagne. Le chant de Tobin Sprout semble guidé par les voix fantômes de l’Amérique. Une Amérique blessée, qui se retourne sur son passé comme l’on est habité par un rêve obsédant. Dans ce rêve de disque, la voix de Tobin Sprout est celle des regrets et de la culpabilité mais aussi celle de la sagesse et du pardon, et finalement de la paix trouvée. C’est la voix d’un homme qui a beaucoup vécu (et c’est le cas, Tobin Sprout ayant vu le jour en 1955), qui connaît la préciosité des mots et des notes et s’attache donc à n’en pas user de manière dispendieuse. Empty Horses, disque de l’économie et de la confidence, lâche cependant parfois les chevaux, qui le traversent en y déversant des flots de lumière blanche où des zébrures écarlates. C’est un disque de blessure et de baume.
Il y a beaucoup de lumière qui brille sur un album plutôt sombre. Une lumière d’espoir, une lumière céleste…
S’il fallait remonter à ses origines, il faudrait convoquer l’enfant Tobin Sprout. Il a dix ans et écoute les histoires que son grand-père leur lit ou leur raconte, à son frère et lui, sur la guerre de Sécession. Parfois, le vieil homme les emmène sur les lieux mêmes des batailles, sur les terres gorgées de sang de Shiloh et Gettysburg. Des images, des sons et des mots visitent l’enfant, qui ne le quitteront jamais vraiment, jusqu’à fleurir aujourd’hui dans le bouquet à la beauté maladive qu’est Empty Horses.
Retour au temps présent – à la voix légèrement tremblante de l’homme vieillissant. Ce dernier répond à quelques questions.
Les chansons de Empty Horses sont d’une grande évidence : mélodiques, presque classiques, à la beauté simple. Les portiez-vous en vous depuis longtemps ? Ou ont-elles été écrites récemment ?
Toutes les chansons, à l’exception de Antietam, ont été écrites spécialement pour cet album. J’ai commencé à les écrire en 2017, en revenant de tournée. Je n’étais pas sûr de la direction à prendre, mais quand j’ai commencé à rassembler les chansons, j’ai établi une connexion avec certains des auteurs que j’aimais particulièrement ou qui écrivaient dans un genre que j’ai toujours aimé. Comme le regretté Roky Erickson, comme Jay Farrar, Leonard Cohen et Harry Nilsson. Et d’autres encore, qui évoluent dans le style country folk, traditionnel. J’ai même mis dans deux chansons une pedal steel guitar (celle de Drew Howard, en l’occurence). C’est quelque chose que j’avais toujours voulu faire. La chanson Breaking Down me semblait parfaite pour ça. Et comme Drew était là, je lui ai proposé de voir ce qu’il pourrait faire avec All In My Sleep. A la fin, je me suis dit qu’il y avait là matière à deux albums. J’ai écarté les chansons aux sonorités plus rock. Et quand j’ai ajouté à celles qui restaient Antietam et No Shame, j’ai eu le sentiment que je tenais là un album – ce serait Empty Horses. L’autre album sortira quant à lui l’année prochaine.
La production du disque semble s’être donnée pour cap la proximité avec l’auditeur, de réduire au maximum la distance entre vos chansons et ceux qui les écouteraient. Êtes-vous d’accord avec cette idée d’un son direct, chaud et proche, très simple ? Comment avez-vous abordé la réalisation de ce disque ?
Je voulais que les parties vocales soient mises en avant, que le chant soit clair. Comme si quelqu’un était dans la pièce, tout proche, en train de vous raconter des histoires. Donc j’ai souhaité un enregistrement très simple, et je crois que ça a marché pour donner ce sentiment de proximité. Beaucoup de chansons ont été enregistrées sur bande, et je pense que cela a ajouté à l’ambiance sonore. Même Antietam a été enregistré sur un vieil Ampex MM1000. Vous pouvez entendre la bande vibrer ici et là. C’est quelque chose qui n’est pas souhaitable d’habitude, mais qui fonctionne bien sur cette chanson.
Le disque oscille entre la tristesse et une sorte de ferveur, une joie voilée. Est-ce ainsi que vous décririez l’atmosphère de votre album?
Oui… Il y a beaucoup de lumière qui brille sur un album plutôt sombre. Une lumière d’espoir, une lumière céleste… Ce sont des chansons sur la vie, je suppose, que j’ai écrites d’un endroit très différent de la plupart de mes autres chansons. Un endroit très intime. J’ai puisé dans une matière personnelle – à l’opposé de mes histoires sur les blockhaus ! (Tobin Sprout fait référence à Inside The Blockhouse, chanson publiée en 2002, dans laquelle il se met à la place d’un enfant qui trouve refuge dans un blockhaus, ndlr)
Il y a un très beau dialogue entre les chansons et vos peintures, reproduites dans l’édition CD artbook. Les chansons sont terriblement humaines tandis que vos peintures ne laissent rien entrevoir de l’humanité, ou alors de lointaines traces, des vestiges… Comment avez-vous conçu ce « dialogue » entre son et image ?
Le label Fire Records a pensé que ce serait intéressant de présenter mes peintures avec l’album. Je leur ai alors envoyé un tas d’images de mes peintures, et ils les ont associées aux chansons. Ils ont fait un très beau travail. L’image de la pochette (Old Red Cross Pin – Un Vieux Badge de la Croix Rouge) est une peinture que j’ai réalisée il y a quelques années. Je me suis dit qu’elle ferait une pochette d’album originale. Quand j’ai pris la décision de l’utiliser ainsi, j’ai réalisé une autre peinture, illustrant le verso du badge, pour le verso du disque.
Ce n’est qu’au moment de la production de l’album que j’ai découvert, au détour d’une lecture, l’existence de Clara Barton. Elle était la fondatrice de la Croix Rouge américaine. J’ai découvert avec surprise que c’est elle qui livrait aux médecins les pansements et les bandages à la bataille d’Antietam (considérée comme la plus sanglante de l’histoire des Etats-Unis, cette bataille s’est déroulée en 1862 ,ndlr). Ils l’appelaient l’« Ange du champ de bataille ». C’est quelques années après la Guerre de Sécession qu’elle a fondé la Croix-Rouge…
Dans votre vaste discographie, Empty Horses occupe-t-il une place particulière ?
Oui, je pense qu’il m’a ouvert une porte. Avec Empty Horses, j’ai réalisé quelque chose de très différent de d’habitude – je suis allé ailleurs. Là où ne pensais pas pouvoir me rendre. A présent, je sais que je peux y aller.
Tobin Sprout. Empty Horses, Fire records. Parution le 18 septembre 2020.
Remerciements chaleureux à Alice Gros.