Peter Milton Walsh a répondu à nos questions sur la genèse de In and Out of the Light, nouvel album des Apartments. Depuis Sydney, où il n'est personne. Jusqu'à Magic, où sa musique est révérée.
La nouvelle nous avait presque paru irréelle. En juin, alors que nous sortions de deux mois passés à arpenter de long en large nos appartements (maisons, pour les plus chanceux), le label bordelais Talitres annonçait le retour imminent de The Apartments. Un nouvel album, cinq automnes après le précédent, pour un groupe qui, en 35 ans de carrière, nous avait habitués à constamment apparaître et disparaître de la lumière — parfois pour de longues périodes — selon le bon vouloir de son unique membre permanent Peter Milton Walsh. Cela tombe bien, le septième album de l’Australien est poétiquement (et ironiquement ?) intitulé In and Out of the Light. Mais ne vous fiez pas à sa pochette étonnement austère, tranchant radicalement avec celle – magnifiquement cinématographique et signée Pascal Blua – de l’inespéré No Song, No Spell, No Madrigal en 2015. In and Out of the Light n’a pas à rougir de la comparaison avec son inépuisable prédécesseur. Il renferme toujours des chansons à l’impact émotionnel sans équivalent dans la pop contemporaine, à la fois universelles et semblant avoir été écrites sur-mesure pour celui qui les écoute. Comme les confidences d’un vieil ami faites à la tombée du jour (The Fading Light, sublime morceau final) et qui, sans crier gare, durent toute une nuit (We Talked Through Till Dawn, autre titre essentiel). Cette conversation rêvée, débutée sur disque, valait bien une prolongation plus concrète sous la forme d’une interview, que Peter Milton Walsh nous a accordée de chez lui, à Sydney.
Votre précédent album, No Song, No Spell, No Madrigal, a mis fin à un silence de dix-huit longues années en 2015. C’est une belle surprise de voir celui-ci arriver aussi vite…
La sortie de No Song, No Spell, No Madrigal n’avait rien d’une simple étape dans une carrière classique. Je n’avais aucun projet précis avant de faire ce disque. À cette époque, penser à l’avenir était un peu trop me demander. Je m’étais installé dans une sorte de routine. Je passais beaucoup de temps à regarder par la fenêtre… Il faut dire que je ne suis pas trop du genre à me fixer des objectifs. Je ne m’étais pas seulement retiré de la musique, je m’étais retiré de la vie… Les choses ont changé quand j’ai joué mes chansons à Wayne Connolly (le producteur de No Song…, NDLR) et qu’il m’a dit que cela méritait d’être enregistré et entendu. De mon côté, je sentais que si je ne faisais rien avec ces chansons, je devrais tout simplement tirer un trait sur la vie de musicien. Ne plus faire de concerts, m’arrêter… Encore. J’avais joué l’homme invisible pendant si longtemps que je m’étais fait à l’idée que, finalement, c’était peut-être la vie la plus facile à mener. Les chansons de No Song… ont fini par changer cela.
Et donc, comment sont nés les titres de In and Out of the Light ?
Ma première idée était de trouver un moment où tout le monde serait disponible, en septembre 2019, pour me rendre au studio d’Antoine (NDR : Antoine Chaperon, musicien français installé à Tours) avec Natasha Penot (chant), Nick Allum (batterie) et idéalement Eliot Fish (basse). De faire le tour de tout un tas de chansons avec eux, de les enregistrer en une ou deux semaines, puis de partir à Berlin pour les mixer avec Victor Van Vugt, qui avait produit mon premier album – il a maintenant un studio à Berlin. Mais bien sûr — et je comprends cela — tout le monde a pensé que si nous voulions enregistrer un nouvel album de The Apartments, ce serait une bonne idée de peut-être d’abord entendre quelques chansons ! J’ai donc enregistré des démos avec un gars qui habite à deux pas de chez moi, Darren Cross. Un super musicien. Les chansons Butterfly Kiss et Pocketful of Sunshine en faisaient partie. Je me souviens avoir envoyé Butterfly Kiss à Natasha quand elle était à Lisbonne. Elle m’a répondu qu’elle l’avait écouté dix fois de suite, en marchant au bord du Tage la nuit, et qu’elle en était tombée amoureuse. Je me suis dit que c’était bon signe ! Il fallait passer à l’étape supérieure : plutôt que continuer à faire des démos, se lancer directement dans la création d’un album… Tout de suite !
L’album a finalement été conçu à Sydney…
Oui, plutôt que d’attendre septembre, j’ai trouvé un endroit près de chez moi, et je suis allé à la rencontre de Tim Kevin (producteur australien, NDLR), en lui disant que j’avais quelques chansons qui donnaient le ton, mais que je voulais essayer d’écrire les autres au fur et à mesure. J’écris des chansons depuis que j’ai 15 ans, mais je ne comprends toujours pas comment ça marche exactement… J’ai pensé que cette manière de faire donnerait beaucoup de fraîcheur aux morceaux. Cet album, ce ne serait pas moi essayant de retrouver le passé, mais moi dans le moment présent, pendant l’hiver 2020. J’avais enregistré la chanson titre de No Song, No Spell, No Madrigal de cette manière. Tout ce que nous avions était ma partie de piano, la basse et la batterie. J’avais improvisé le reste en studio. Wayne (Connolly, NDLR) n’arrêtait pas de me demander quand nous finirions la partie vocale, parce que nous manquions de temps. Je n’en avais aucune idée, puisque je n’avais pas encore les paroles définitives ! Je savais juste qu’elles commenceraient et finiraient sous la pluie et qu’entre les deux, le personnage se trouverait métamorphosé. J’ai imaginé les paroles comme la voix off d’un film noir. On a procédé de la même manière avec In and Out of the Light. Chaque fois que je terminais une nouvelle chanson, je pensais que je n’en écrirais plus jamais d’autres. Mais un certain temps s’écoulait — nous enregistrions très sporadiquement — et quelque chose d’autre se produisait. Nous avons continué ainsi jusqu’à ce que nous atteignions le chiffre magique de 8. À ce moment-là, je me suis dit : ok, ces 8 chansons s’associent bien entre elles, ne tente pas le diable, arrête tout de suite et commence à mixer l’album.
Plusieurs pistes du disque (voix féminine, cordes et batterie) ont été enregistrées en France et en Angleterre. Quelques mois avant le confinement et les restrictions de déplacement, on peut dire que vous avez été visionnaire…
C’est vrai que c’est comme si nous avions enregistré dans des conditions Covid ! Mais il y a une raison à cela. Il se trouve que les gens avec lesquels j’ai joué le plus ces dernières années — Natasha, Antoine et Nick — habitent en France et en Angleterre. Je leur envoyais donc mes pistes pour qu’ils ajoutent leurs parties, qu’ils me renvoyaient à leur tour. Tim mixait ensuite l’ensemble à Sydney.
En termes de production, cet album s’inscrit dans la continuité de l’album précédent, avec ses arrangements soyeux, classiques. N’est-ce pas ce que vous avez toujours voulu faire ? Il paraît que vous n’aimiez pas la production de votre premier album, The Evening Visits…
Mon problème avec The Evening Visits…, c’est que j’avais envoyé mes démos à Rough Trade et à personne d’autre. Quand j’y repense c’était assez ridicule ! À cette époque, tous les groupes du monde voulaient être signés chez eux à cause des Smiths. Mais Rough Trade a écouté les démos et signé The Apartments. Une semaine après notre arrivée à Londres, ils nous faisaient entrer en studio pour enregistrer l’album. Nous étions pressés car tout devait être mixé, masterisé et produit à temps pour une tournée en octobre avec Everything But the Girl. C’est là que les problèmes ont commencé. Le studio était vétuste, à vous gâcher les plus belles prises. J’avais monté un groupe en l’espace d’une semaine mais bien sûr, dans ma tête, j’avais toujours en tête un enregistrement majestueux à la Johnny Franz… C’était évidemment impossible !
Il m’aura finalement fallu trente-cinq ans pour me sentir suffisamment en confiance et faire exactement ce que je voulais !
Peter Milton Walsh
Mais le plus gros problème avec The Evening Visits… était que j’essayais de rattraper le passé : les chansons telles qu’elles étaient dans les démos de Sydney. Je n’y ai pas réussi : quelque chose s’était perdu en cours de route. Pourtant, j’ai découvert avec Victor (Van Vugt, producteur du premier album, NDLR) que lorsque je me lançais dans quelque chose que je n’avais pas enregistré avant d’arriver en studio, comme la chanson Mr Somewhere, je pouvais être plus inventif, me sentir plus libre. Cette approche m’a inspiré dans la façon de travailler sur In and Out of the Light. J’ai enregistré mon premier album en 1985… Il m’aura finalement fallu trente-cinq ans pour me sentir suffisamment en confiance et faire exactement ce que je voulais !
Sur le nouvel album, le morceau I Don’t Give a Fuck About You Anymore est un classique instantané : quelque chose comme la morgue du Bob Dylan circa 1966 rencontrant le romantisme de Scott Walker. Comment est-il né ?
Une situation classique, que j’ai rencontrée plusieurs fois : une personne s’éprend de quelqu’un qui n’est sans doute pas la bonne personne. La relation se termine. Ils se disent qu’ils n’en ont plus rien à foutre l’un de l’autre, mais vous savez parfaitement que ce n’est pas le cas. L’histoire n’est pas vraiment terminée : le fait de montrer qu’on ne se soucie pas de l’autre est un leurre. Les personnes souffrent en secret de s’être perdues…
Le fait de montrer qu’on ne se soucie pas de l’autre est un leurre. Les personnes souffrent en secret de s’être perdues…
Peter Milton Walsh
Le précédent album était très autobiographique et lié à un événement personnel traumatisant : la disparition précoce de votre fils. Où avez-vous puisé votre inspiration cette fois ? Dans plusieurs chansons, vous mettez en scène des personnages extérieurs : Emily, July, Sandy…
Des personnages ont toujours flotté dans mes chansons, parce que les situations sur lesquelles j’écris sont universelles. L’amour, la perte ou tout simplement la vie m’ont parfois rendu misérable, comme tout le monde. Nous « entrons et sortons tous de la lumière » constamment. C’est dans notre nature, cela fait partie de la vie. L’important est de continuer à avancer. Dans Where You Used to Be, les personnages sont comme beaucoup d’entre nous pour qui l’atmosphère, au crépuscule, semble pleine de fantômes. Vous vous surprenez à parler à ceux qui ne sont plus là, juste pour qu’ils sachent que vous pensez à eux… Et vous vous demandez s’ils écoutent. Je pourrais essayer de me mettre en scène dans une chanson, mais je ne suis pas sûr que je me reconnaîtrais. Ai-je traversé ma vie comme un chat sous la pluie ? (référence à « You ran through your life like a cat in the rain », sur le titre We Talked Through Till Dawn). Je ne sais pas. Quelqu’un m’a-t-il dit un jour que « j’avais une bonne allure et que j’allais nulle part » ? (référence à « Looking good and going nowhere, that was the story of our lives », sur le titre The Fading Light). C’est possible…
À quoi ressemble votre vie en Australie ? On l’imagine très différente de celle que vous menez lorsque vous tournez en Europe…
Personne ne me connaît ici à Sydney. Je mène une vie ordinaire, très calme. Je fais de longues promenades, je bois beaucoup de café, je joue du piano, je m’évade dans les livres et les films, je cuisine… et je fais une quantité infinie de lessives ! J’écris chaque jour des petites choses, des mots ou de la musique. Parfois, par chance, cela donne des chansons que j’enregistre sur mon téléphone. On ne peut pas dire que ma vie soit spécialement glamour, mais ça me va comme ça. Je ne suis de toute façon pas fait pour la célébrité. Cela ne m’apporterait rien de plus que je n’ai déjà, et ne ferait que créer tout un tas de nouveaux problèmes.
La reconnaissance, c’est un job à plein temps. Il faut « capter l’attention de votre public », comme le disent les managers. C’est bien trop épuisant pour quelqu’un d’aussi paresseux que moi, qui aime juste chantonner quand vient l’été…
Peter Milton Walsh
Cela me fait penser à une scène de Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder (le nom du groupe est une référence au film The Apartments du même Wilder, NDLR), l’une des meilleures histoires sur la célébrité que je connaisse. Le film est sorti en 1950 alors que Buster Keaton avait 55 ans. Il avait été le roi d’un Hollywood désormais mort, celui du cinéma muet, condamné par l’arrivée du son. Le monde de Buster Keaton avait disparu, son téléphone avait cessé de sonner. Il est donc là, dans le film, jouant aux cartes avec un tas d’autres has-been ayant trop de temps libre. C’est un peu pareil dans la musique. L’adulation crée une dépendance, votre existence dépend de la foule. La reconnaissance, c’est un job à plein temps. Il faut « capter l’attention de votre public », comme le disent les managers. C’est bien trop épuisant pour quelqu’un d’aussi paresseux que moi, qui aime juste chantonner quand vient l’été…
Sur Where You Used to Be, vous chantez : “Ask me about goals, you know I don’t have any / Ask me about wishes you know I got plenty of them”. N’est-ce pas un bon résumé de The Apartments, qui n’a jamais eu de plan de carrière ?
Compte tenu de la manière dont j’ai — ou n’ai pas — travaillé, je suis très reconnaissant d’avoir quelque chose qui ressemble à une carrière, « ce mot méprisable », comme le disait le cinéaste Chris Marker. J’ai toujours pensé que c’était comme jouer sa vie au casino : si vous avez de la chance, quelque chose se passe. Il faut avoir du talent, certes, mais sans la chance vous n’arrivez nulle part.
La richesse de In and Out of the Light s’apprécie pleinement quand on prête attention aux paroles, assez faciles à comprendre même pour un anglophone moyen, et en même temps très poétiques. Comment écrivez-vous vos paroles ?
Pour cet album, c’était un mélange de quelques phrases que j’avais de côté, et d’autres qui me sont venues pendant que j’écoutais les instrumentaux. Il faut garder à l’esprit que j’écrivais les chansons au fur et à mesure, donc je comptais beaucoup sur l’inspiration. Le processus qui normalement peut me prendre des mois, voire des années, a donc pu se dérouler en quelques jours. En fait, j’ai écrit de la même manière que toujours, mais en très condensé. Tim, le producteur, avait déjà plein de travail au moment où je l’ai contacté, et nos journées avaient tendance à être assez courtes. Mais, pour quelqu’un d’aussi désorganisé que moi, cela a payé. J’avais souvent du temps entre les jours d’enregistrement, mais j’avais toujours une deadline. Je devais finir les choses. Je me souviens très bien du travail sur Where You Used to Be. J’avais toutes les parties, mais je ne trouvais pas comment les organiser…
C’est-à-dire ?
Je ne savais même pas s’il y aurait un refrain ou pas. Tim était ouvert à l’idée que je joue comme je le sentais, quitte à découper, déplacer et trouver des arrangements ensuite. J’ai commencé par le motif de piano. Nous avions visité Barcelone en décembre 2015. Un matin, j’ai entendu les cloches de la cathédrale : juste quelques notes, mais qui m’ont hanté des jours durant. J’enregistre tout un tas de choses sur mon téléphone, mais je ne l’ai pas fait ce jour-là. J’ai donc joué le souvenir que j’avais de ces cloches au piano. J’ai d’abord enregistré un motif de deux notes, puis la guitare s’est naturellement posée dessus. J’avais cinq ou six minutes d’une chanson instrumentale à écouter, pour réaliser ce que je voulais dire. Je faisais les cent pas dans ma salle de répétition, à l’arrière de la maison, l’écoutant encore et encore, puis soudainement ces paroles me sont venues : « Are you listening? There’s a hole in the world where you used to be ». J’ai enfin compris ma technique secrète pour écrire des chansons : je n’en ai pas !