Peter et David Brewis, frères et cerveaux du projet Field Music, racontent à Magic leur processus de renouvellement permanent avant la sortie de "Flat White Moon".
Le groupe anglais Field Music, qui repose principalement, depuis 2004, sur les frères David et Peter Brewis, fait paraître ce vendredi 23 avril son neuvième album, Flat White Moon. Un disque personnel qui n’a absolument rien à voir avec Making A New World, son prédécesseur, sorti en janvier 2020. Peter et David Brewis s’essayaient alors au concept-album sous l’impulsion du Musée Impérial de la Guerre, à Londres. Ils imaginaient les conséquences technologiques, humaines et psychologiques de la Première Guerre mondiale sous la forme de petites chroniques sociales. Depuis la sortie de leur troisième album, Measure (2010), le duo ne fonctionne que sur l’obsession du renouvellement. Flat White Moon, double album fleuve, a été suivi d’un album de chansons éclairs, Plumb (2012), lui-même suivi d’un album instrumental, Music For Drifters (2015) avant de relever le défi de l’album pop par excellence basé sur des chansons conventionnelles, Commontime (2016). Open Here (2018), leur album politique avec débauche d’instruments, a précédé Making A New World. Le hasard n’a pas sa place dans le processus créatif de Field Music. Peter et David Brewis ont accepté de décoder pour nous leur psyché.
Votre processus créatif était-il différent sur ce nouvel album, Flat White Moon, à paraître le 23 avril ? Si oui, à quel point ?
David : Comparé au précédent, Making A New World (2020) ? C’est une bonne question ! On essaie de faire en sorte que le processus créatif de Field Music soit différent à chaque fois. Le dernier album était très compliqué à bien des égards. Parce qu’il était destiné à la performance live. On est parti d’un concept qui a vraiment défini l’ensemble du projet. Si on parle de l’écriture des chansons, ça n’a pas été si différent cette fois-ci, mais quand on a commencé à travailler sur ce nouvel album, on espérait évidemment que l’expérience en studio le serait, qu’on serait plus libre. Sans parler des paramètres extérieurs qui se sont invités dans l’équation.
Peter : On avait l’ambition d’enregistrer cet album dans les conditions du live. On voulait tous se réunir en studio et jouer tous ensemble. On l’a fait pendant quelques mois et puis, très vite, il nous était interdit de nous rassembler à cause de la pandémie. Il a fallu qu’on soit patients. On a attendu de pouvoir se réunir à nouveau. Mais pendant ce temps-là, on a continué à travailler, séparément. On vit bien le fait de ne pas toujours traîner l’un avec l’autre, hein (rires). Même si on a toujours un regard sur ce que fait l’autre. “Peut-être que tu devrais réessayer ça, Dave.” “Tu peux faire mieux que ça, Peter.”
Je pose régulièrement cette question aux artistes. Mais vous concernant, c’est comme entamer un jeu de piste. Vous ne cessez de vous renouveler. Qu’est-ce qui vous anime ?
David : On veut continuer d’être excités par ce qu’on fait, capturer ce qui nous fait vibrer musicalement parlant, et trouver le moyen d’en faire un disque de Field Music. Et c’est toujours très différent, parce que nos goûts changent tout le temps. Ce n’est pas nécessairement lié au fait de découvrir de nouvelles musiques. Pour ce disque-là, par exemple, on a ressorti les albums qu’on écoutait quand on était petits, qu’on avait oubliés, sans réaliser quel effet ils avaient eu sur nous. Parce que notre rapport à la musique change au fil du temps, parce qu’on ne veut pas s’ennuyer ni se lasser, on a tendance à passer d’une chose à l’autre, très vite. La dernière fois, on a fait ça. Maintenant, il faut qu’on fasse autre chose. Nos albums sont tous nés en réaction au précédent, d’une certaine manière.
Je ne peux pas supporter l’idée selon laquelle on essaierait de créer un langage musical qui nous est propre.
Peter Brewis, Field Music
J’ai aussi l’impression que votre prochain challenge imposé sera toujours plus important que l’album en lui-même…
Peter : On a juste envie de passer un bon moment quand on fait un album de Field Music, même si on n’est pas toujours bien disposés ou si on est traversés par des sentiments négatifs. Notre premier réflexe, c’est : faisons de la musique et passons un bon moment ! Je ne peux pas supporter l’idée selon laquelle on essaierait de créer un langage musical qui nous est propre, et qu’on essaierait d’affiner, encore et encore. Suivre toujours le même chemin pour livrer au bout du compte la meilleure version de nous-mêmes ne nous intéresse pas. Notre façon de faire, c’est davantage : qu’est-ce que tu as envie de faire de sympa aujourd’hui ? Tu veux une glace ou un granité ?
David : Parce qu’on se fait confiance, on peut s’amuser ! Le fait de pouvoir parler de tout, à notre manière, ça nous rassure et en même temps, ça laisse de la place à l’imprévu. On ne prétend pas tout savoir. Ce n’est pas dans notre manière d’écrire des chansons. On préfère poser des questions plutôt que d’y répondre. Parce que c’est aussi comme ça qu’on avance sur tel ou tel sujet. Ça nous permet d’être ici et là, et partout à la fois. C’est naturel.
Peter : S’amuser, rester curieux et se remettre en question, beaucoup. C’est là-dessus que repose notre longévité. Si on est parfaitement à l’aise avec ce qu’on fait, c’est mauvais signe. On préfère se demander jusqu’où on peut aller dans la ringardise, ou au contraire, ô combien on peut être sérieux (rires). On se met tout le temps en danger. Et je ne crois pas qu’on soit fatigués de ça. C’est le seul moyen de ne pas s’ennuyer. Si je m’ennuie, je m’inquiète, et c’est le moment où je dois aller chercher ailleurs.
On a tous les deux un certain niveau d’insatisfaction chronique. Notre seule façon de l’éviter, c’est de rester occupés et de créer des choses.
David Brewis, Field Music
L’insatisfaction chronique, ça vous parle ?
David : On a tous les deux un certain niveau d’insatisfaction chronique. Notre seule façon de l’éviter, c’est de rester occupés et de créer des choses. Sur le plan artistique, mais aussi d’un point de vue plus personnel. Si je n’écris pas des chansons, si je ne fais pas de musique, si je ne vais pas en studio pendant trop longtemps, je me sens comme un moins que rien, je suis grincheux, j’élève la voix. Dans ces moment-là, je peux compter sur ma femme pour me dire : “qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?”
Peter : Je suis pareil, je deviens une très mauvaise personne.
Puisque vous imaginez chaque album de Field Music en réaction au précédent, quel était le point de départ de celui-ci ?
David : Les difficultés qu’on a rencontrées en tournée avec nos deux albums précédents. Sur la tournée de Making A New World, on jouait tout l’album dans l’ordre et il fallait en plus qu’on soit synchros avec l’écran géant qu’on avait derrière nous. C’était très rigide, et donc assez éprouvant. Pour Open Here, on était très nombreux sur scène, et la logistique nous a aussi beaucoup éprouvés émotionnellement. Pour celui-ci, on avait envie de faire les choses simplement. Comme lorsqu’on avait dix, douze ans et qu’on apprenait à faire de la musique sur les disques de maman et papa. On venait d’avoir une guitare et on s’écoutait Led Zeppelin, Free, et les premiers albums de Fleetwood Mac. On a réécouté ces disques-là, et c’était comme réentendre notre langue maternelle, nos premiers balbutiements. Voilà comment ça a commencé.
La pandémie a anéanti nos velléités rock.
David Brewis, Field Music
Quelle était votre feuille de route ? L’avez-vous suivie ?
Peter : Non.
David : Jusqu’à un certain point. Le tournant, pour moi, c’est quand Peter est arrivé avec Orion From The Street. C’était vraiment une bonne chanson, et ça n’avait rien à voir avec ce qu’on avait commencé à ébaucher. Ce n’était pas moi en studio prétendant être un groupe de blues-rock. Il fallait en faire quelque chose et en tirer le meilleur parti, même si ça voulait dire emmener l’album ailleurs. Ensuite, la pandémie a définitivement anéanti nos velléités rock.
Peter : Ça et le fait qu’on ne pouvait plus jouer ensemble. Il m’a fallu redéfinir le concept même de performance, plus souvent associé à des gens jouant ensemble dans une même pièce. En cela, je me suis rapproché de l’esthétique du hip-hop des années 1980-milieu 1990. De leur façon de manier les samples. L’idée de créer une « performance » à partir de samples issus de nos propres travaux est venue assez vite. Aussi, parce que c’était la seule chose que je pouvais faire, seul chez moi. Et ça m’a plu de construire l’album à partir de ce que nous avions en réserve, sur notre disque dur. On a finalement réussi à créer une performance avec des collages.
David : Notre disque dur est plein à craquer. Des milliers et des milliers d’heures d’enregistrement. Le fait d’avoir notre propre studio facilite les choses. On s’enregistre chaque fois qu’on répète. On joue de la musique et on voit ce qui se passe. Aussi, quand on a l’occasion de travailler avec des musiciens additionnels – ce qui n’est pas si fréquent, un saxophoniste par exemple, – on sait exactement ce qu’on attend de lui, mais on l’encourage aussi à jouer autant qu’il veut. On essaie plein de choses. Sur les 20 minutes d’enregistrement, on récupèrera seulement 20 secondes de saxophone, et le reste, on se dit qu’on l’utilisera peut-être plus tard ou pas, peu importe. L’essentiel, c’est de conserver tout ce matériel.
Vous devez être très organisés !
David : Pas vraiment (rires). C’est le foutoir. Y en a partout. On essaie de classer ce qu’on enregistre album par album, de fonctionner par mot clés, à partir de ce que ça nous évoque. Par exemple, sur une partie de guitare, ça peut être un truc comme « groovy majeur ». Au final, il n’y a jamais suffisamment d’informations dans l’intitulé du fichier pour qu’on retombe tout de suite sur ce qu’on cherche. Parfois, on peut passer une semaine entière à parcourir ce qu’on a déjà enregistré et voir ce qu’on peut sauver. Pour le reste, on compte sur notre mémoire.
Peter : C’est quelque chose que j’ai envie de continuer à faire, mais, à condition de ne pas faire la même chose encore et encore. J’aime bien l’idée, mais je ne voudrais pas que Field Music sonne toujours pareil. Bref, on verra.
Vous parliez de votre envie de passer un bon moment chaque fois que vous enregistrez un album de Field Music. Qu’est-ce qui était le plus marrant à faire sur celui-ci ?
David : Enregistrer les chœurs. D’habitude, on chante tous les deux dans le même micro, mais avec la distanciation sociale due au covid, on avait chacun notre micro. Généralement, cet exercice est particulièrement hasardeux mais c’est aussi le plus amusant. Car c’est souvent un beau gâchis (rires). C’est des crises de rires au moment de la réécoute. Tu te dis combien c’est horrible (rires). Alors que les chœurs ont énormément d’importance chez Field Music.
Peter : Tu dois mettre ton ego de côté en un sens. Car tu ne peux pas te cacher. J’ai bien essayé de le faire par le passé. “Un peu plus bas dans le mix ?” “- Non, c’est horrible, tu dois le refaire“. Ça apprend l’humilité (rires). Entre nous, c’est ça qui est génial, on peut rire de nous.
David : On a vraiment l’impression d’être des amateurs qui font partie d’une chorale. Et en même temps, ça me plaît, cet amateurisme.
Dans une interview au moment de la sortie de votre album Plumb, vous avez dit : « J’aimerais entendre ça : que le son de Field Music est reconnaissable ». Mais croyez-vous que ce soit possible si vous continuez de perdre l’auditeur comme vous le faites ?
Peter : Peu importe ce que nous faisons, ça nous ressemble, c’est notre son. C’est peut-être pour cette raison que nous ne sommes pas très populaires, mais à mon sens, on peut s’en tirer avec n’importe quoi tant qu’on y met notre personnalité. Tant que l’un d’entre nous chante. Joue de la batterie ou ce riff typique de guitare. Aussi longtemps qu’on y mettra toute notre âme, ce qui signifie parfois faire beaucoup d’erreurs, ça sonnera nous et seulement nous.
David : Cette différence est seulement pertinente de notre point de vue. Making A New World et Open Here n’avaient rien à voir l’un avec l’autre, et encore moins avec Measure (2010), mais quelqu’un qui ne serait pas familier de notre travail, et qui n’aimerait pas particulièrement ce genre de musique, trouvera qu’ils sonnent tous pareils. Ça ne marche que si vous êtes familier avec le contexte et notre cheminement. Là oui vous verrez tous ces changements complètement fous qu’on s’applique à faire.
On est constamment en train de muter. Mais notre son, d’après moi, est toujours reconnaissable.
Peter Brewis, Field Music
Quelle chanson résumerait votre ADN ?
Peter : Happiness Is A Warm Gun, The Beatles ! Oh est-ce que ça doit-être une de nos chansons ?
Oui (rires).
Peter : Si tu veux vraiment qu’on aille au bout de la métaphore, je pense qu’on est constamment en train de muter. Mais notre son, d’après moi, est toujours reconnaissable.
David : Si je devais aller au bout du raisonnement et choisir une chanson, je dirais The Noisy Days Are Over, parce qu’il y a une approche intéressante du rythme, à la fois dansant et optimiste, pendant que les paroles sont beaucoup plus profondes et prêtent à réfléchir. Il y a cette partie à la fin avec différents instruments qui font leur apparition et prennent tour à tout leur place au travers d’un changement harmonique. Les chœurs sont devant. Il y a des percussions bizarres. Il y a beaucoup de choses dans cette chanson que les gens associent à notre musique.
Peter : C’est faux ! Il a choisi celle-là parce qu’on l’a joué tout récemment.
David : On prend toujours autant de plaisir à la jouer.
Peter : Je n’ai pas envie de répondre à cette question par superstition. Car si on avait la recette, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on referait toujours la même chose. Et ça n’est pas acceptable.
FIELD MUSIC
Flat White Moon
(MEMPHIS INDUSTRIES) – 23/04/2021