Échange fleuve avec Chris Weisman, le songwriter conceptuel américain aux 35 albums.
Depuis 2008, dans une ville du Vermont que Joe Biden ne saurait pas situer sur une carte, y’a un reclus qui a publié 35 albums, dont un onzuple sur Youtube. Son nom est Chris Weisman. C’est à la fois un grand songwriter, un jazzman, un artiste conceptuel et la seule personne au monde qui semble avoir pris véritablement au sérieux le dogme lo-fi.
Songwriter : De loin, il peut faire penser à Elliott Smith pour sa voix fluette et son McCartneyisme lo-fi, mais en fait, c’est juste de loin. Fin mélodiste, parolier facétieux, il a des super pouvoirs harmoniques qui l’autorisent à utiliser des accords prohibés ou inexistants. On reconnait son style en deux mesures.
Jazzman : auteur d’une méthode d’improvisation à la guitare, fervent amateur de Kurt Rosenwinkel, il y a chez lui une disposition au jeu tout à fait jazzistique. On l’entend à l’occasion dans ses chorus de guitare mais aussi dans la malice avec laquelle il met en scène ses débuts à la flûte ou au saxophone.
Artiste conceptuel : son goût pour l’expérimentation formelle le pousse à des choix aberrants, tels des albums récitatifs sur fond de drone ou d’autres de démos instrumentales de son nouveau synthé. L’échelle pour apprécier véritablement Weisman est l’œuvre. Or chacun de ses mouvements en modifie sensiblement les contours. C’est aussi pour ça qu’il est aussi passionnant à suivre que Prince ou Lou Reed, chacune de ses publications faisant l’effet d’un twist d’intrigue. En fait Weisman défonce toutes les séries Netflix.
Dernier résistant lo-fi : adepte tenace de l’enregistreur portable, il campe la posture éthique de l’indépendance radicale. Celle de R. Steevie Moore et Lou Barlow. Ainsi, il enregistre seul et publie mensuellement depuis fin 2019 des albums (parfois de 30 morceaux) directement sur Bandcamp.
Bref, vous pouvez filer le prix Goncourt ou le Ballon d’or à Dylan, c’est lui le plus grand poète américain vivant.
L’introduction de cet article a Ă©tĂ© rĂ©digĂ©e par ​FlĂłp
Cyril Vettorato a été le co-traducteur de cette interview
MAGIC : Je me rends compte que la première chose qui me touche quand je t’Ă©coute (et c’est vrai de tous les songwriters que j’aime) c’est le son de ta voix.
Chris Weisman : Merci ! J’ai participĂ© Ă des chorales au lycĂ©e et aussi Ă des comĂ©dies musicales, ce genre de trucs : j’ai jouĂ© le rĂ´le de Don Quichotte dans Man Of La Mancha en terminale, quand j’avais 18 ans. J’ai aussi jouĂ© dans The Paper Elephant, un spectacle sur les camps d’internement japonais aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale (après Pearl Harbor, les AmĂ©ricains d’origine japonaise ont Ă©tĂ© expulsĂ©s de leur foyer, dĂ©possĂ©dĂ©s de tous leurs biens et dĂ©portĂ©s dans des camps alors qu’ils n’avaient commis aucun crime). Je tenais tous les rĂ´les parlĂ©s et chantĂ©s dans des intermèdes pour marionnettes dans le style Bunraku. Plus tard, en première annĂ©e de fac, j’ai intĂ©grĂ© un chĹ“ur de chants de la Renaissance, mais je l’ai laissĂ© tomber après un semestre pour rejoindre un ensemble de guitares qui correspondait plus Ă ce qui m’intĂ©ressait Ă l’Ă©poque. J’ai eu de bons profs de chant dans mes diffĂ©rents projets, mais je n’ai jamais pris de cours particuliers.
Quand il m’a entendu chanter devant lui pour la première fois il y a environ dix ans, un ami a Ă©tĂ© surpris de constater que cette espèce d’harmonique qu’il avait entendu dans mes enregistrements Ă©tait en fait le son naturel de ma voix et pas un effet que j’avais ajoutĂ© ! Au lycĂ©e, je me suis acharnĂ© pendant quelques semaines avec des amis Ă essayer de maĂ®triser le chant diphonique tibĂ©tain et j’ai peut-ĂŞtre abimĂ© mes cordes vocales Ă ce moment-lĂ . Ça m’amuse d’imaginer que c’est pour ça qu’on entend cette harmonique dans ma voix quand je chante avec beaucoup d’air et sans vibrato.
Je ne travaille le chant que comme un moyen de travailler la musique. Au cours des dix dernières annĂ©es, j’ai chantĂ© beaucoup de longues tenues en faisant des sauts d’intervalles sur un bourdon, mais pour moi c’est bĂ©nĂ©fique pour mes oreilles, pas pour ma voix, mĂŞme si en rĂ©alitĂ© c’est sans doute bĂ©nĂ©fique aux deux.
Bien que j’utilise un certain nombre de voix diffĂ©rentes sur mes albums, ma palette vocale est bien plus Ă©tendue. Dans ma vie de tous les jours, il m’arrive souvent de chanter en faisant des voix dĂ©biles, pour m’amuser moi-mĂŞme mais aussi pour tester la limite entre ce qui fait rire les gens et ce qui leur fait pĂ©ter un plomb. (Cette dernière phrase en dit long sur ma musique en gĂ©nĂ©ral !)
Je me sens plus libre quand je joue des solos de guitare, sans chanter (ou en ne chantant qu’inconsciemment Ă mi-voix) que quand je chante. Mais je reviens toujours au chant car j’adore Ă©crire des paroles de chansons. MĂŞme si c’est difficile, angoissant, qu’on on a le sentiment de se mettre Ă nu, j’adore chanter !
MAGIC : As-tu eu des expĂ©riences de groupes dĂ©cevantes par le passĂ©, ou est-ce juste plus marrant de tout faire tout seul ? N’y a-t-il pas des moments oĂą tu aimerais avoir un point de vue extĂ©rieur ? John Lennon ? Paul McCartney ? George Harrison ? Ringo Starr ? George Martin ? Ou quelqu’un qui ne serait pas un Beatles bien sĂ»r…
Chris Weisman :J’aime travailler avec d’autres mais je n’aime pas avoir Ă prendre de micro-dĂ©cisions avec eux. Quand je fais de l’art, je n’aime pas dire non aux autres, et je n’aime pas que les autres me disent non. Ça me paraĂ®t possible de trouver une alchimie qui fonctionne mais ça reste dĂ©licat. Pour les vidĂ©os de Still Romantics que je viens de faire avec Omeed Goodarzi, Hannah Brookman et Elie McAfee-Hahn, j’ai appliquĂ© la règle d’or : si quelqu’un me propose de faire quelque chose avec lui, j’ai envie que ça se passe comme dans les collaborations jazz que je prĂ©fère oĂą les musiciens Ă qui on demande de faire partie du groupe peuvent jouer comme ils l’entendent.
Quand on lit des tĂ©moignages de musiciens qui ont accompagnĂ© un artiste, il arrive souvent que le leader ne leur donne qu’une seule consigne pendant des mois voire des annĂ©es (c’est comme de la poĂ©sie, comme un koan). Je ne dis pas que les autres m’ont demandĂ© de changer mes paroles ou un accord dans ce projet. Le rĂ´le d’Omeed est particulier car il ne fait rien d’autre que chanter Ă l’unisson avec moi, mais Hannah et Elie ont pu faire les choses comme ils l’entendaient. Je n’ai jamais demandĂ© Ă Hannah de modifier quoi que ce soit dans une vidĂ©o. La seule chose que j’ai demandĂ©e Ă Elie, c’est de mettre plus de lui-mĂŞme Ă un certain moment, de rajouter des overdubs. Et finalement, suite Ă ma remarque, il a rajoutĂ© des overdubs qui ont fini par prolifĂ©rer jusqu’à trouver magnifiquement leur place dans une autre partie du morceau.
« Une collaboration, ça n’est jamais tout Ă fait pur ; ce n’est jamais une mĂ©canique bien huilĂ©e. »
Mais une collaboration, ça n’est jamais tout Ă fait pur ; ce n’est jamais une mĂ©canique bien huilĂ©e, rĂ©pondant Ă une règle mathĂ©matique. Je repense toujours Ă une scène d’un documentaire de PBS des annĂ©es 1990 intitulĂ© Making sense of the Sixties. Une femme y raconte ce qui lui est arrivĂ© vingt ans plus tĂ´t, alors qu’elle faisait partie d’une communautĂ© prĂ´nant le retour Ă la terre. Ils se disaient sans leader mais leurs rĂ©unions interminables (dans un bus scolaire, si ma mĂ©moire est bonne) se passaient Ă dĂ©chiffrer le langage corporel d’une espèce de mâle alpha Ă la Charles Manson.
Ce que je veux dire, c’est que le pouvoir peut ĂŞtre plus pervers encore quand on se berce de l’illusion qu’il n’y a pas de hiĂ©rarchie, pas de dominant/dominĂ©. Dans son livre sur l’Internet ironiquement intitulĂ© The people’s platform (2014), Astra Taylor fait rĂ©fĂ©rence Ă une thĂ©orie fĂ©ministe selon laquelle l’idĂ©e d’un système dĂ©pourvu de règles, soi-disant “neutre”, est grotesque. Ce genre de systèmes ne fait qu’amplifier les inĂ©galitĂ©s prĂ©-existantes. Il faut toujours prendre en compte ces inĂ©galitĂ©s et travailler Ă les contrer. On ne peut pas tout effacer d’un coup de baguette magique.
Mon idĂ©al de collaboration oĂą chacun serait libre de faire ce qu’il veut et oĂą tout le monde trouverait sa place avec bonheur sans communiquer est sans doute simpliste, peut-ĂŞtre mĂŞme dangereux si on le prend au pied de la lettre. Comme je le disais, c’est dĂ©licat. C’est un pas de danse dĂ©licat oĂą chacun doit (dans le meilleur des cas) veiller Ă prendre en compte les sentiments de tous les autres, que l’on soit la personne qui est Ă l’origine du projet, quelqu’un qui se met au service du projet d’un autre, ou bien qu’on fasse partie d’un groupe dont le processus crĂ©atif est (ou se veut) plus dĂ©mocratique.
Hier soir, j’ai rĂŞvĂ© que j’Ă©tais avec les Beatles. J’Ă©tais assis Ă la table du petit dĂ©jeuner avec John et Paul.
Quand je travaille seul, je n’ai pas Ă me soucier de ce genre de considĂ©rations. La sociĂ©tĂ© est toujours lĂ bien sĂ»r – il me faut toujours peser les consĂ©quences de mes paroles (« est-ce qu’ils vont comprendre que je suis ironique ici ? Est-ce que ça vaut le coup de laisser ce vers au risque qu’un tel le prenne pour lui et se sente critiquĂ© ? ») – mais la plupart du temps je me laisse aller et je m’amuse.
Hier soir, j’ai rĂŞvĂ© que j’Ă©tais avec les Beatles. J’Ă©tais assis Ă la table du petit dĂ©jeuner avec John et Paul (et d’autres personnes, dont les deux autres Beatles sans doute). Ma première impulsion fut de ne pas leur demander de conseils sur ma propre musique. Je m’entends leur dire : “Vous ĂŞtes les Beatles, après tout !”. Je voulais juste discuter des Beatles, et dans cette dimension-lĂ , cette conversation Ă©tait acceptable. C’Ă©tait comme si je disais Ă des amis Ă quel point ils Ă©taient bons !
MAGIC : Tu as enregistrĂ© la plupart de tes albums sur un 4-pistes Ă cassette. Quand le 4-pistes est devenu inutilisable il y a deux ans, tu as choisi d’utiliser un enregistreur numĂ©rique 8-pistes. Ce parti-pris d’enregistrer seul chez toi avec des moyens limitĂ©s te place Ă part dans le monde de la pop d’aujourd’hui oĂą beaucoup d’artiste sont d’abord obsĂ©dĂ©s par la production, le packaging ou par l’idĂ©e de recrĂ©er Ă la perfection le son d’un âge d’or de la musique enregistrĂ©e. Ces moyens d’enregistrement limitĂ©s t’aident-ils Ă privilĂ©gier la magie de l’instant ?
Chris Weisman : Quand je suis au meilleur de moi-mĂŞme, je suis comme Bernie Sanders le jour de l’inauguration. Je lorgnais aussi sur le poste de celui qu’on inaugure mais je suis très heureux pour mon ami et alliĂ© (qui accorde son attention Ă mes prises de positions plus progressistes). Je reste fidèle Ă moi-mĂŞme et je savoure le moment. Si je n’ai pas l’air d’ĂŞtre assez bien habillĂ©, il ne faut y voir aucun manque de respect. J’ai toujours rĂ©pugnĂ© Ă me prĂŞter au jeu des apparences et des bonnes manières, je prĂ©fère aller directement Ă l’essentiel, au plus important. Et si j’ai les mains en l’air avec une paire de moufles comme une mante religieuse qui ferait sa prière, si je n’ai pas l’air assez masculin, ça m’est Ă©gal.
Je connais quelqu’un qui a une thĂ©orie Ă ce sujet : c’est un privilège masculin de nĂ©gliger son apparence, de snober les stratĂ©gies marketing, de refuser de jouer le jeu de l’auto-promotion. Dans la scène que je frĂ©quente (Sud du Vermont et Ouest du Massachusetts), il y a une culture qui revendique ce genre d’attitude. Ce seraient traditionnellement des hommes, blancs, cisgenre, qui se permettent d’ĂŞtre bordĂ©lique, Ă l’arrache, mal habillĂ©s et qui prĂ©tendent que le public va venir Ă eux et les cĂ©lĂ©brer pour la beautĂ© de qu’il ont dans le cĹ“ur : si on ne joue pas le jeu de la sĂ©duction, c’est parce qu’on s’imagine que tout nous est dĂ».
J’aime l’idĂ©e de chercher Ă faire quelque chose de gĂ©nial avec des moyens modestes
D’un autre cĂ´tĂ©, si je passais moins de temps Ă faire de la musique et plus de temps Ă faire de la promo, si j’Ă©tais cĂ©lèbre au lieu d’ĂŞtre un artiste culte qui a une chance d’ĂŞtre un jour peu plus reconnu, je doute que j’obtiendrais illico les faveurs des fĂ©ministes. Quoiqu’il en soit, je suis comme je suis. Pendant les annĂ©es 1970, je me suis fait laver le cerveau par Sesame Street et autres Mister Rogers, et j’ai retenu ce message : c’est ce qui est Ă l’intĂ©rieur qui compte. C’est un privilège de rĂ©ussir Ă disparaĂ®tre entièrement dans mon travail et d’y prendre plaisir, mais c’est un privilège que je souhaite Ă tout le monde et je n’ai pas le pouvoir de l’offrir aux autres en y renonçant moi-mĂŞme. Mais je comprends que la libertĂ© que quelqu’un comme Bernie ou moi prenons avec certains codes ou rituels parce qu’ils nous passent par-dessus de la tĂŞte, puisse irriter.
Autre chose Ă propos de cette histoire de lo-fi : imaginons qu’on l’applique aux arts visuels. Par exemple, ce serait absurde de considĂ©rer la sĂ©rigraphie comme un mĂ©dia moins fidèle que, par exemple, la photographie numĂ©rique. Imagine dire Ă un sĂ©rigraphe : “tu sais les gens apprĂ©cieraient mieux ce que tu fais si tu faisais un film Pixar”. L’idĂ©e que la musique doive toujours avoir l’air de coĂ»ter cher pour ĂŞtre bonne est dĂ©bile. Et surtout ce n’est pas vrai. Les gens aiment toutes sortes de trucs un peu cradingues, et ils oublient que c’est crade parce que c’est tellement bien. C’est peut-ĂŞtre une forme de contre-snobisme de ma part de dĂ©daigner ceux qui en font toujours des tonnes pour paraĂ®tre les plus beaux, mais j’aime l’idĂ©e de chercher Ă faire quelque chose de gĂ©nial avec des moyens modestes.

MAGIC : Tu as Ă©crit, enregistrĂ© et publiĂ© neuf albums en 2020. Peux-tu parler de la façon dont tu travailles ? Comment commences-tu un morceau et quand considères-tu qu’il est terminĂ© ?
Chris Weisman : Je suis guitariste de jazz et la pratique acharnĂ©e de l’improvisation sous pression m’a beaucoup appris. Le jazz rĂ©sulte d’une tension permanente entre deux extrĂŞmes. D’une part, il faut apprendre Ă improviser de nouvelles mĂ©lodies, Ă©laborer des contrepoints, crĂ©er de nouvelles harmonies sur le squelette d’une chanson souvent dĂ©jĂ complexe Ă la base (il y a beaucoup de modulations Ă intĂ©grer avant de commencer Ă en extrapoler de nouvelles). C’est très difficile. Pour la plupart des gens, moi y compris, quand on dĂ©bute (j’avais 19 ans), ça paraĂ®t mĂŞme carrĂ©ment impossible. Entendre et comprendre ce qui se passe, parvenir Ă une maĂ®trise suffisante de l’instrument pour improviser en respectant les codes de cette tradition si complexe, c’est Ă peu près mille fois plus difficile que d’atteindre un niveau intermĂ©diaire aux Ă©checs.
Et d’autre part, la pratique du jazz demande au musicien exactement l’inverse. Il ne suffit pas de montrer qu’on est devenu un robot super performant, qu’on est capable d’intĂ©grer Ă son jeu ces multiples informations musicales simultanĂ©es. La musique jazz perd tout son intĂ©rĂŞt si elle ne se tient pas sur la brèche, au bord du gouffre, pour aller chercher dans un Ă©tat de quasi-transe les forces cachĂ©es de l’inconscient, la rĂ©vĂ©lation. Au mĂŞme titre que les arts martiaux, le jazz est un exemple de cette dualitĂ© entre deux pĂ´les opposĂ©s : parvenir Ă la maĂ®trise parfaite d’un savoir-faire pour mieux s’en affranchir. Oublier (en quelque sorte) ce qu’on a appris pour laisser son don s’exprimer. ĂŠtre dans cette dualitĂ©, entretenir cette tension permanente entre ces deux pĂ´les, les rĂ©unir sans perdre leur identitĂ© propre, c’est ça la clef.
J’Ă©cris mes chansons d’une seule traite : le plus souvent je me mets au dĂ©fi de faire aboutir ce que j’avais commencĂ©.
J’Ă©cris donc des chansons en utilisant cette tension puissante, lancinante, vibrante. J’ai une palette plus large que le songwriter moyen (mais je ne suis pas le seul !) et aussi j’Ă©cris plus vite. J’utilise mes connaissances et mes oreilles non pas pour m’Ă©puiser Ă fabriquer des formules toutes faites qui paraĂ®traient laborieuses mais plutĂ´t pour parvenir Ă la mĂŞme magie que l’improvisateur de jazz. La question n’est pas « Qu’est ce que je veux dire ensuite ? » mais « Que se passe-t-il si je m’ouvre Ă l’instant prĂ©sent et que j’essaye de voir quelle lumière cherche Ă passer par la fenĂŞtre ?«Â
J’Ă©cris mes chansons d’une seule traite. Parfois je laisse tomber une idĂ©e si je ne la sens pas et je recommence, mais le plus souvent je me mets au dĂ©fi de faire aboutir ce que j’avais commencĂ©. Une chanson peut très bien ĂŞtre un tĂ©moignage de l’évolution de mes sentiments sur la chanson elle-mĂŞme.
Quand j’enregistre une chanson, je traite l’arrangement, le mixage et tout le reste de la mĂŞme manière que la chanson initiale. Je me lance et je fais tout dans un seul Ă©lan ramassĂ©. (C’est sans doute la meilleure explication Ă ma pratique du home-recording : c’est rapide, je n’ai pas Ă ralentir le procĂ©dĂ© en ayant Ă verbaliser quoi que soit).
MĂŞme quand je rĂ©Ă©coute une chanson que j’ai enregistrĂ©e un peu plus tĂ´t dans la journĂ©e, j’ai souvent une sensation Ă©trange. Je ne suis mĂŞme pas encore habituĂ© au morceau et encore moins aux diffĂ©rentes parties de l’arrangement ou au feeling de l’ensemble. C’est comme si une chose vivante qui est Ă la fois moi et un autre me regardait dans les yeux. Ça peut ĂŞtre assez dĂ©rangeant !
Ce n’est pas tant que la chanson “rĂ©vèle” quelque chose de moi – bien que ce soit souvent le cas – mais plutĂ´t que j’ai le sentiment de ne pas savoir qui je suis ou Ă quoi j’ai affaire. Cette forme d’art est une sorte de mĂ©ditation compulsive sur … tout. C’est comme si j’avais construit un palais des glaces infini dans lequel je viens dĂ©ambuler, dĂ©river chaque soir. Et je rapporte de chacun de mes passages dans ce palais de brefs moments d’Ă©veil, des visions subreptices du visage de Dieu, des ordres venus d’un monde supĂ©rieur.
Et bien que ces vents qui me portent ont parfois une saveur amère, ils sont avant tout une sorte de sable rose qui Ă la fois agite et apaise mon corps astral et mon corps terrestre. On dirait un remède et on dirait de l’amour. C’est intense !
Peut-ĂŞtre que j’ai mal compris : est-ce que ça signifie qu’Ă chaque fois que tu Ă©cris une chanson, tu recherches cet Ă©tat de transe oĂą tu te tiens au bord du gouffre ?
Chris Weisman : Oui c’est bien ce que j’ai voulu dire, je m’aventure au bord du gouffre quand j’Ă©cris une chanson, c’est cette prise de risque qui me permet d’atteindre cet Ă©quilibre auquel je ne pourrais pas arriver si je me contentais de savoir faire et de bonnes idĂ©es. J’ai trouvĂ© une façon d’expliquer ça de façon plus claire : c’est comme jeter un objet en l’air, et le seul moment oĂą on peut le voir sous tous les angles Ă la fois, c’est ce moment oĂą il est en l’air. On peut essayer d’impulser un certain mouvement Ă un objet, mais la seule façon de lui permettre d’exprimer sa propre personnalitĂ©, c’est de prendre ce risque funambulesque de le faire tomber et de tout perdre. Comme s’il s’agissait d’une matière brĂ»lante qui demande Ă ĂŞtre manipulĂ©e très vite et avec une grande concentration, mais aussi beaucoup de douceur.
J’expĂ©rimente avec les contraintes, les gammes et les concepts quand je travaille un instrument mais pas quand j’Ă©cris une chanson. Quand j’Ă©cris, je commence par me chanter une petite phrase, ou bien je joue quelque chose et je chante par-dessus, puis je continue Ă improviser jusqu’Ă ce que je trouve un fragment Ă ajouter au reste, et ainsi de suite. J’Ă©cris les paroles sur du papier au fur et Ă mesure. J’enregistre de petits mĂ©mos pour ĂŞtre sĂ»r de ne pas oublier une partie musicale (me souvenir de la mĂ©lodie de la partie A une fois que j’ai travaillĂ© sur la partie B). Une fois que j’ai terminĂ© une partie, soit je la rĂ©pète, soit je la fais Ă©voluer vers une partie B. Je fais confiance Ă mon oreille pour tous les Ă©lĂ©ments, micro ou macro. Il m’arrive parfois d’Ă©crire d’abord les paroles et de partir de ça, en modifiant certaines paroles en entendant comment elles sonnent quand je les chante. Quand j’Ă©cris de la musique instrumentale, je note toujours la mĂ©lodie sur du papier musique. C’est très agrĂ©able, apaisant, gratifiant. Mais en dehors de ça, c’est comme pour une chanson : les choses s’enchaĂ®nent l’une après l’autre.
On se dit Ă la fois “je connais cet endroit” et “mais qu’est ce que c’Ă©tait que ce truc ?”
Je construis ma chanson comme on construirait un pont par dessus une rivière. La seule diffĂ©rence c’est que je peux marcher sur la partie que je fabrique au moment mĂŞme oĂą je travaille dessus. Comme il n’y a pas de pesanteur, que je ne peux pas me faire mal, je suis libre de faire une partie bizarre ou une partie plus simple, selon ce qui me paraĂ®t pertinent Ă ce moment-lĂ . L’important est de ressentir ce frĂ©tillement, ce sentiment qui me dit C’est ça.
Quand je commence une chanson, je ne m’inquiète pas de savoir si j’ai affaire Ă un couplet ou un refrain ou je ne sais quoi. Dernièrement, la partie B est moins souvent un refrain qu’un pont Ă l’ancienne : non pas la troisième partie d’une chanson pop mais plutĂ´t la deuxième partie d’un standard de jazz. B est un pont beta, pas un refrain alpha. J’Ă©cris de plus en plus de morceaux avec la forme AABA Ă la manière des vieux jazz. La plupart de mes chansons rĂ©centes n’ont que deux parties, pas trois. Mais parfois une partie va avoir de multiples sous-parties, comme un discours qui se construit progressivement (n’est-ce pas toujours le cas ?) Hier j’ai Ă©crit une chanson AABA qui me semblait très riche, bien remplie et pas particulièrement courte. Pourtant, quand je l’ai enregistrĂ©e, elle ne faisait qu’une minute 37 !
Quant Ă tous les Ă©lĂ©ments bizarres qui se glissent dans mes chansons (ou que mes chansons glissent en moi ?), je crois que je recherche un certain type d’excitation. En gros, des “vers d’oreilles”. On dit qu’un ver d’oreille est le subtil mĂ©lange de quelque chose de familier et de quelque chose de surprenant. Quelque chose qui semblerait “juste” et naturel mĂ©langĂ© Ă quelque chose d’asymĂ©trique et un peu Ă cĂ´tĂ©. Peut-ĂŞtre que le cerveau a besoin de le rejouer pour apprivoiser ce mouvement inĂ©dit. Quelque chose qui serait seulement nouveau ne suffit pas – par exemple chez Schoenberg – sans vouloir le dĂ©nigrer (j’ai un CD de Glenn Gould qui joue Schoenberg que j’aime beaucoup) – on trouve des tonnes de trucs surprenants mais je n’appellerais pas ça des vers d’oreilles. Un ver d’oreille est plus comme une comptine ou un conte de fĂ©e. Ça Ă©voque un dessin animĂ© mais aussi quelque chose d’inquiĂ©tant et d’ancien, voire peut-ĂŞtre hors du temps. On se dit Ă la fois “je connais cet endroit” et “mais qu’est ce que c’Ă©tait que ce truc ?”
Ce qui est Ă©trange c’est le dĂ©calage entre la conscience d’avoir affaire Ă quelque chose de nouveau et la surprenante prĂ©disposition du cerveau Ă l’accueillir. Mon attirance pour les vers d’oreille ne provient pas d’un intĂ©rĂŞt cynique et mercantile (il est possible que je sois grotesquement attirĂ© par l’idĂ©e de plaire Ă tout le monde – je n’en sais rien) mais du dĂ©sir compulsif de m’ébahir moi-mĂŞme, d’en apprendre davantage sur la rĂ©alitĂ© grâce au tranchant des notes de musique.
La pratique de l’instrument est d’abord pour moi une façon de nourrir mon inconscient, ou les bonnes fĂ©es, d’Ă©largir ma palette pour que ces choses inouĂŻes puissent (je l’espère) sortir de mon chapeau.
Tu utilises souvent dans tes enregistrements le mĂŞme synthĂ©tiseur. Tu as mĂŞme Ă©crit une sĂ©rie de morceaux instrumentaux pour cet instrument, qui occupent la deuxième partie de l’album Maya Properties. Qu’est ce que cet instrument reprĂ©sente pour toi ? Les sons de synthĂ©s nous ramènent toujours forcĂ©ment Ă la pĂ©riode oĂą ils ont Ă©tĂ© produits et utilisĂ©s : ils sont condamnĂ©s Ă ĂŞtre des marqueurs temporels (en particulier les presets !), les Ă©ternels gardiens d’une Ă©poque rĂ©volue. Est-ce qu’il y a chez toi une part assumĂ©e de nostalgie dans l’utilisation de ces sons ?
Chris Weisman : Le synthĂ©tiseur que j’utilise est un Yamaha DX7. Il appartenait Ă mon professeur de musique, celui-lĂ mĂŞme qui a coĂ©crit et dirigĂ© le spectacle The Paper Elephant (Ă©voquĂ© au dĂ©but de cette interview). En fait, c’était le groupe accompagnant le spectacle qui utilisait ce clavier. A la fin des annĂ©es 1980, c’Ă©tait une technologie contemporaine. Avec mon pote Ben, nous l’avons empruntĂ© pour l’utiliser sur l’un de nos albums, I Am The Cornship, en 1993. Plus tard, notre professeur a donnĂ© ce synthĂ© Ă mon frère, puis mon frère me l’a donnĂ©. J’ai aussi possĂ©dĂ© un DX100 pendant un certain temps qu’on entend sur certains de mes vieux morceaux : Fresh Sip, etc.
Ă€ un moment, il a fallu changer une pile dans le DX7 ce qui a Ă©tĂ© une opĂ©ration insensĂ©e (ce synthĂ© n’est pas conçu pour survivre Ă la durĂ©e de vie de cette pile), sur laquelle un ami Ă moi qui est un gĂ©nie de l’électronique a passĂ© toute une journĂ©e en 2012. Quand la pile a lâchĂ©, le synthĂ© a perdu toute sa mĂ©moire. Mon frère a fouillĂ© tout l’internet et trouvĂ© un tas de sons crĂ©Ă©s par d’autres utilisateurs, et dont il pensait qu’ils me plairaient. J’ai ces 32 sons-lĂ sur le synthĂ©, plus deux cartouches de 64 sons chacune, mais que j’utilise moins souvent. Ces 32 sons, et une poignĂ©e d’entre eux plus particulièrement, ont commencĂ© Ă apparaĂ®tre un peu plus tard cette annĂ©e-lĂ sur Maya Properties, et ils apparaissent encore sur Wet Casements, littĂ©ralement hier (15 fĂ©vrier 2021).
Je suis moi-mĂŞme une archive de toutes les Ă©poques que j’ai traversĂ©es, pendant lesquelles j’ai fait de la musique.
Le DX7 est un peu un Ă©quivalent de ce qu’Ă©tait pour moi mon magnĂ©tophone 4-pistes. Ce qu’on considère comme rĂ©tro est en fait un outil d’Ă©poque que ce type bizarre a persistĂ© Ă utiliser jusqu’Ă ce qu’il soit trop usĂ©. Je ne suis pas quelqu’un de très branchĂ© technologie. Beaucoup de mes amis s’y connaissent très bien en synthĂ©tiseurs et ont possĂ©dĂ© de nombreux modèles diffĂ©rents. Et ils utilisent aussi pleins de supers sons en MIDI. Ce n’est pas trop ma personnalitĂ©. Si j’avais d’autres claviers prĂŞts Ă l’emploi dans mon studio, je m’en servirais. Mais je ne suis pas le genre de type qui achète des synthĂ©s ou qui se renseigne pour savoir lesquels il faut acheter. J’ai des pĂ©dales de guitare que je viens d’utiliser sur Wet Casements et je n’avais pas pris la peine de les sortir de leur boĂ®te depuis des annĂ©es. Pourquoi les oublier pendant tout ce temps et m’en servir soudain sur tous les morceaux ? C’est probablement parce que quand je fais ou que je ne fais pas quelque chose, je m’y tiens. (La motivation pour ressortir mes pĂ©dales, c’est aussi simple que ça : mon ami Carl s’intĂ©resse aux pĂ©dales en ce moment). J’ai cette tendance Ă creuser un sillon et Ă m’enfoncer très vite dedans. J’ai une inertie naturelle beaucoup plus prononcĂ©e que la moyenne, pour le meilleur et pour le pire.
Le DX7, celui-ci en particulier, est comme un membre de ma famille. Son histoire me renvoie Ă ce professeur très important. Ensuite, mon frère a fait tout ce travail pour trouver cette palette de sons que j’utilise. Ma connexion personnelle Ă cet instrument et Ă ces sons est profonde. Mais je ne peux pas nier que j’aime aussi Prince, Hall & Oates, etc., etc. Quand les annĂ©es 80 ont commencĂ©, j’avais quatre ans et quand elles se sont terminĂ©es, j’Ă©tais un musicien de quatorze ans. J’aime cette musique, j’aime ces sons. Mais ni ma fidĂ©litĂ© Ă cet instrument ni le fait que j’apprĂ©cie de nombreux tubes des annĂ©es 1980 ne sont vraiment un choix. C’est juste liĂ© Ă l’endroit et au moment d’oĂą je viens.
Si tu veux, j’ai l’impression d’être comme un arbre avec tous ces cercles annuels accumulĂ©s sous son Ă©corce, qu’on n’aurait pas encore coupĂ©. Je suis moi-mĂŞme une archive de toutes les Ă©poques que j’ai traversĂ©es, pendant lesquelles j’ai fait de la musique. J’enregistrais dĂ©jĂ de la musique depuis deux ans quand Nevermind est sorti. Je sais que je ne suis pas un cas unique – les personnes âgĂ©es sont Ă©videmment plus nombreuses que les personnes jeunes (il y a plus d’individus de plus 65 ans que d’enfants de moins de 5 ans sur Terre, cependant ma gĂ©nĂ©ration est moins nombreuse que celles des baby boomers ou des millenials). Mais il y a quelque chose de particulier Ă avoir fait de la musique depuis si longtemps sans ĂŞtre devenu cĂ©lèbre, sans ĂŞtre associĂ© Ă aucune de ces Ă©poques que j’ai traversĂ©es et pendant lesquelles j’ai travaillĂ©. Peu importe. Je m’intĂ©resse sans doute Ă ma propre histoire uniquement parce que c’est la mienne. Toutes ces pĂ©riodes rĂ©volues et ces endroits maintenant disparus, je peux les ressentir avec intensitĂ©, je les sens toujours chanter en moi. Mais n’importe qui, Ă n’importe quel âge, peut ressentir ça. On est tous remplis Ă 100 pour cent.
Quant Ă l’idĂ©e d’ĂŞtre marquĂ© par le temps, marquĂ© par l’époque Ă laquelle j’appartiens, je l’accepte. Les revivals rĂ©tro trop flagrants et le marketing nostalgique me crispent. Mon chemin a croisĂ© celui de ce DX7 et ça me plaĂ®t de continuer Ă l’utiliser dans mes morceaux, c’est tout. Mais cette dĂ©fiance envers le marketing, cette quĂŞte obstinĂ©e d’authenticitĂ©, ce dĂ©goĂ»t contre-productif et ironique pour l’autopromotion sont tout autant des marqueurs de ma gĂ©nĂ©ration, la gĂ©nĂ©ration X, que les sons ringards de mon vieux clavier eighties.
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10 CHANSONS DE CHRIS WEISMAN
The Opera Is Always On The Table
Il s’agit d’une dĂ©formation de la phrase “l’offre (the offer / the opera) est toujours sur la table”. C’est une chanson sur mon addiction Ă la marijuana, ça n’allait pas du tout, je ne maĂ®trisais vraiment pas ma consommation Ă l’Ă©poque. (J’ai arrĂŞtĂ© depuis plus de quatre ans maintenant 🙂 J’ai doublĂ© la flĂ»te tĂ©nor Ă la basse, sans me soucier de savoir si ces notes de basse allaient bouleverser l’harmonie ou la mĂ©lodie. Et puis c’est devenu un des principes de l’album Chaos Isn’t Single. Je doublais la mĂ©lodie de la voix Ă la basse, ce qui donnait ce truc un peu fou, les notes de basses Ă©clairaient d’une lumière Ă©trange et chaotique tout ce qui se passait au-dessus.
Yacht Rock
C’est juste l’histoire vraie de ma passion pour ce genre de musique Ă la fin des annĂ©es 1990, Ă la pĂ©riode oĂą j’Ă©tudiais le jazz, et avant qu’on baptise cette musique Yacht Rock. Je me souviens d’avoir entendu Summer Breeze de Seals and Croft Ă l’arrière de la Volkswagen coccinelle de mes parents Ă la fin des annĂ©es 1970. Steely Dan est un de mes groupes prĂ©fĂ©rĂ©s, etc… La chanson n’essaye pas d’ĂŞtre du Yacht Rock, mais elle n’essaye pas de ne pas en ĂŞtre non plus. Il y a cette tension amusante dans le morceau : est-ce que tous ces changements de tonalitĂ©s sont un clin d’œil au genre de musique ou est-ce que ce mec fait toujours des modulations bizarres ? Oui et non, on ne sait pas 🙂 j’ai pris plaisir Ă harmoniser cette chanson Ă la guitare baryton pour le projet de vidĂ©os Still Romantics.
No New Hampshire
Le texte de cette chanson n’est pas Ă©vident Ă comprendre si on ne vient pas de Nouvelle-Angleterre. Le New Hampshire, l’Ă©tat d’oĂą je viens, est un État bizarre, un mĂ©lange bizarre d’Ă©lĂ©ments divers. Maintenant j’habite dans le Vermont, ce qui me convient beaucoup mieux. Tout le monde dit beaucoup de mal du New Hampshire, moi y compris, mais cette chanson est une ode Ă sa beautĂ© amère. C’est un endroit mystique et spectaculaire sous de nombreux aspects. Toutes les chansons de l’album Closer Tuning sont Ă©crites dans cet accordage que j’ai inventĂ© appelĂ© accordage resserrĂ© : ADF#ABC, l’intervalle entre les cordes est de plus en plus Ă©troit (il faut changer de tirant de cordes pour le jouer). Cet accordage permet de faire des voicings très serrĂ©s, comme sur un clavier et ça me rend complètement fou. Le titre du morceau est une blague sur la cĂ©lèbre compilation de No Wave, No New York.
ride in the sky
Avant il m’arrivait d’Ă©crire quand j’Ă©tais dĂ©foncĂ© mais j’enregistrais presque toujours sobre. La troisième partie bordĂ©lique de Maya Properties a Ă©tĂ© enregistrĂ©e alors que j’avais fumĂ©. J’ai trouvĂ© le rĂ©sultat très mauvais mais il m’a semblĂ© intĂ©ressant de garder ce truc Ă©pouvantable, biscornu, l’expression d’un manque de respect presque agressif pour ma propre personne.
maya properties
J’adore ce morceau. Cette partie du disque Ă©tait au dĂ©part de la musique Ă©crite sur partition, que j’ai interprĂ©tĂ©e au DX7 avec un des sons que mon frère avait trouvĂ©s. J’ai jouĂ© en lisant mon carnet. Je n’avais notĂ© que la mĂ©lodie et les symboles des accords, j’ai trouvĂ© les voicings en l’enregistrant. J’ai Ă©normĂ©ment de musique instrumentale que j’avais notĂ©e sur des partitions au fil des annĂ©es, et que je n’ai jamais enregistrĂ©e. J’ai bien aimĂ© la reprise que tu en as faite sur la compile du label OSR tape.
Wanting Credits
Cette chanson parle d’un ami qui n’a pas reçu la reconnaissance qu’il mĂ©ritait. Mais je cherchais aussi Ă explorer cette partie de moi-mĂŞme qui voudrait obtenir plus de reconnaissance pour mon travail. Pourtant, la chanson affirme que “mieux vaut avoir” moins de visibilitĂ© et plus d’autonomie. Celui qui prend son envol devra un jour redescendre, mais celui qui ne prend jamais son envol reste celui qui “aurait dû” le faire reste chargĂ© d’une sorte de halo d’énergie dorĂ©e. C’est aussi une leçon d’humilitĂ©, on sait qu’on travaille pour les bonnes raisons. C’Ă©tait un poème que j’ai enregistrĂ© vers par vers dans la machine en y intercalant ce silence digital merveilleux et si violent : c’est un des trucs que je prĂ©fère dans l’enregistrement numĂ©rique, la radicalitĂ© de ces coupures brusques entre son et silence. C’est comme ça que j’ai pensĂ© le morceau Memes in the Old Sense sur Sequent Toil : comme une sorte de Revolution n°9 :).
i draw you near
Une autre très belle reprise sur la compilation de OSR TAPES. Cette chanson est un peu lointaine pour moi. Pourtant je l’entends encore dans ma tête. Je pense à du sable rose.
Working in my skateboarding
Chanson Ă©crite Ă Portsmouth, New Hampshire en 2006. Je l’ai jouĂ©e un peu en concert mais je ne l’ai pas enregistrĂ© avant l’automne 2008 au moment oĂą j’ai dĂ©mĂ©nagĂ© dans le Vermont. Ce laps de temps entre Ă©criture et enregistrement est inhabituel pour moi. Ă€ cette Ă©poque, je passais mon temps Ă renoncer Ă l’Ă©criture de chansons, je m’Ă©parpillais. Je me souviens de l’avoir Ă©crite et de m’ĂŞtre dit que ça ressemblait Ă du Bruce Springsteen, alors que je n’ai pas beaucoup Ă©coutĂ© sa musique. Je me souviens aussi d’avoir pleurĂ©, ce qui m’est rarement arrivĂ© quand j’Ă©cris ou que j’enregistre. Je ne fais pas de skateboard, j’en ai fait un peu Ă l’Ă©poque de Retour vers le futur mais plus depuis. Je trouvais juste que l’expression “Travailler mon skateboard” Ă©tait marrante. Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire ça mais il y a toujours des gens en train de faire exactement ce qu’elle dĂ©crit. C’est une mĂ©taphore. C’est un peu ironique car je suis loin d’ĂŞtre le genre de personne qui se mettrait en danger physiquement ou qui n’Ă©couterait pas ce que lui dit un policier, ou qui se comporterait comme un punk tout simplement. Comme tout ceux qui sont hantĂ© par une chanson phare de leur rĂ©pertoire, je lui rĂ©siste, je l’Ă©vite et je lui en veux un peu.
Lake of Fire
Cette chanson est Ă©crite dans un autre accordage que j’ai inventĂ© et pour lequel il faut Ă©galement changer le tirant des cordes. Il s’appelle l’accordage inversĂ©. C’est la première vraie chanson de l’album HI. La batterie de mon ami Kyle se trouvait juste devant ma chambre Ă cette Ă©poque et il me laissait m’en servir Ă ma guise. C’est juste le seul rythme dont je peux jouer toutes les parties en mĂŞme temps sur une batterie. Les quelques fois oĂą j’ajoute des percussions sur mes chansons, je joue les Ă©lĂ©ments en les enregistrant piste par piste. Sur ce titre, la batterie sort du 4-pistes pour entrer dans un flanger avant de revenir au 4-pistes. C’est la seule fois oĂą j’ai rĂ©ussi Ă comprendre le mode d’emploi pour rĂ©ussir cette manip.
Reunion Story
Quand j’habitais Ă Austin, au Texas entre 2000 et 2003 j’avais pris l’habitude de me promener jusqu’au bâtiment de musicologie de l’UniversitĂ© du Texas (j’habitais sur le Campus Ouest). J’Ă©crivais et enregistrais sur les pianos des salles de rĂ©pĂ©tition. La porte restait entrouverte, je n’Ă©tais pas censĂ© ĂŞtre lĂ . La chanson commence par une suite d’accords qui module constamment d’un demi-ton vers le haut. Cet album intitulĂ© August Demos Ă©tait un recueil de dĂ©mos pour mon groupe Clov avec mon pote Ben. C’est mon ami du lycĂ©e, on a fait un album par an ensemble pendant plusieurs annĂ©es après la fac. On a fini par utiliser une de ces chansons pour la mettre sur un de nos albums. J’Ă©crivais toujours plus de morceaux que nĂ©cessaire pour Clov. C’est la première cassette de dĂ©mos que j’ai faite qui m’a paru s’affirmer comme un album en soi. Pourtant Reunion Story n’Ă©tait pas censĂ© sonner comme ça. L’arrangement de piano oui, mais pas la voix. J’imaginais que ce morceau serait jouĂ© par un big band avec un chanteur Ă la Frank Sinatra. C’est une Ă©tude de personnage tragique comme en font Steely Dan. Je reste fier 19 ans plus tard de la mĂ©lodie au piano qui chante au milieu des accords sur le refrain. Peut-ĂŞtre qu’un jour ce morceau sera enregistrĂ© tel que je l’avais imaginĂ©. Mais bon, on s’en fout de ce que l’artiste avait prĂ©vu. Le morceau exprime plus de choses en tant que premier jet immature, que brouillon imparfait d’un jeune homme passionnĂ© mais paumĂ©. Ce jeune homme, je l’aime tel qu’il est.