Entre 2011 et 2022, du trio de mixtapes R’n’B lo-fi et planantes qui a révélé The Weeknd, à ce Dawn FM plus crépusculaire qu’annonciateur d’une «aube» nouvelle, le canadien Abel Tesfaye s’est saisi du mainstream FM/Spotify en s’inventant une spectaculaire persona de «dernier homme» nihiliste au romantisme noir, toujours oscillant entre les abysses des fêtes tristes, de la white light et de la consommation-consomption sexuelle, façon Dracula SM des dancefloors, antihéros prenant plaisir à souffrir (et faire souffrir), toujours en quête d’une impossible rédemption, sinon dans l’inatteignable horizon d’un amour partagé.
Après le hit Can’t Feel My Face qui l’a intronisé en 2015 comme l’héritier le plus troublant de Michael Jackson (halètements et falsetto) et la renaissance Starboy sous assistance Daft Punk (2016), la dérive nocturne décadente After Hours (2020) ravivait le glamour le plus synthétique (tout en surfaces polies, réfléchissantes) des années 1980, sous la conduite experte (façon Drive, de Nicolas Winding Refn) de Daniel Lopatin, l’artiste le plus rétromaniaque de sa génération (Oneohtrix Point Never), ou le faiseur de hits Max Martin.
Réminiscent du Thriller du maître
Les lumières de la ville éteintes, Abel Tesfaye se réveille à 5 heures du mat’ (frissons) avec la gueule de bois, au son d’une station de radio imaginaire, cette Dawn FM donc, qui promet de l’accompagner (et nous avec) à travers cette «transition indolore» («through this painless transition»), de la nuit au jour nouveau, ainsi que le speaker l’énonce dans le morceau-titre de cet album en de nombreux points réminiscents du Thriller du maître.
Les jingles radiophoniques, traversés de «free yourself» subliminaux (filtrés, dans un souffle), essaiment ainsi ce voyage introspectif d’un homme vieilli par ses excès, au bord de l’au-delà ou déjà mort, jetant un regard las sur son passé (la veille ou la nuit qui a précédé, puisque toutes les nuits se ressemblent en un éternel week-end de fêtes et de frustrations). Les transitions entre les morceaux, soignées, relient ces vignettes temporelles comme autant de moments d’une programmation radiophonique enchaînant les hits, tous du même créateur, comme une radio mentale dans l’obscurité du Bardo avant une nouvelle incarnation. Le tout reprenant la formule syncrétique gagnante (et les mêmes producteurs) qu’After Hours : synthwave 80’s, textures trap, grooves disco, éclats de Chicago drill, ballades R’n’B tamisées, hymnes de dancefloor tout à la fois hédonistes et gothiques.
Sur Gasoline, plus décadent et nihiliste que jamais, The Weeknd nous (le «you» est aussi générique qu’évoquant la personne aimée) enjoint à l’immoler dans l’essence le jour de sa mort, (juxtaposant son destin personnel à celui d’une humanité réduite en cendres par les hydrocarbures ?). Dans Take My Breath, échappée space disco avec cocottes de guitares, accords de DX7 à la Goblin/Justice et filet de voix filtré en stéréo, une femme s’offre en sacrifice, l’implorant de prendre son dernier souffle («take my breath away, and make it last forever»), parfaitement (opportunément) synchronisé avec la détresse respiratoire de notre époque pandémique.
Pathétique et complaisant comme le sont tous ceux qui cherchent l’amour en 2022, sans doute
Sacrifice est une réponse tout égoïste («I always sacrifice your love for more of the night») chantée par le vampire disco entre gravité sourde façon Dave Gahan et falsetto «jacksonien» . Out of Time, ballade romantique glosant sur l’impossibilité de s’engager, est introduite par A Tale by Quincy, petite séance d’auto-analyse de Quincy Jones (le producteur de Thriller, interviewé sur Dawn FM donc) racontant comment son rapport aux femmes a été altéré toute sa vie durant par la séparation d’avec sa mère, internée dans un établissement psychiatrique lorsqu’il avait 7 ans. «Looking back is a bitch, isn’t it ?», conclut-il dans un rire rauque.
La deuxième partie de l’album est plus «classique», égrainant les récits plus ou moins dansants de déceptions sentimentales, son personnage toujours doutant de l’authenticité du sentiment amoureux, demandant pardon (Less Than Zero, rengaine 80’s de Max Martin gorgée de radieuses montées d’arpèges électroniques), réclamant le sexe sans amour (Best Friends), l’amour et la violence (Starry Eyes), invitant une ex désormais mariée à lâcher son époux et à venir le rejoindre (I Heard You’re Married), etc. Tesfaye varie les humeurs, entre supplication (Don’t Break My Heart) et séduction, de l’appétit au dégoût, du dégoût à l’appétit, pathétique et complaisant comme le sont tous ceux qui cherchent l’amour en 2022, sans doute.
Un featuring nonchalant avec Tyler, The Creator
Here We Go… Again (avec un featuring nonchalant de Tyler, The Creator) est une balade revancharde annonçant à une ex infidèle sa nouvelle romance avec «a movie star» (pour la rendre bêtement jalouse) et moult détails sexuels («You didn’t expect to fall for me once you got this dick»). Every Angel is Terrifying enfin ,ouvert par des flûtes de mellotron et des chœurs angéliques, se transforme en annonce publicitaire pour un film d’horreur, After Life, sur un arpeggio acide tout à fait anxiogène.
L’album se conclut sur Phantom Regret, beau poème rimé et soigneusement articulé par Jim Carrey dans le grain radiophonique grésillant, invitant à jouir du présent quand la vie nous quitte, comme une voix dans l’obscurité guidant le défunt vers sa nouvelle demeure : «Heaven’s for those who let go of regret / And you have to wait here when you’re not all there yet / (…) In other words : You gotta be Heaven, to see Heaven» («Le paradis est pour ceux qui laissent leurs regrets derrière eux / Et il faut attendre ici quand on n’est pas encore tout à fait là / (…) En d’autres termes : Il faut être le paradis pour voir le paradis»). En d’autres termes surtout : carpe diem, pour les vivants comme pour les morts. Cette «transition indolore» annonce sans doute un nouveau visage de The Weeknd : fantôme, néo-zombie, momie sous bandelettes gazées, ressuscité dans une nouvelle jeunesse transhumaniste ? La suite de vos programmes bientôt.