Après "Schlagenheim" en 2019 et "Cavalcade" en 2021, le trio anglais black midi revient avec "Hellfire", trip mental et baroque sur un scénario de stress post-traumatique, fusionnant complexité math rock, stridences post-punk et orchestrations luxuriantes, entre opera-rock à la Scott Walker et anime de guerre sur Adult Swim. On a interrogé Geordie Greep (guitare, voix), Cameron Picton (basse, voix) et Morgan Simpson (batterie) sur la fabrication de ce captivant soleil noir. Trois smart guys.
Qu’est ce qui a inspiré les paroles de Hellfire, marquées par la guerre et l’idée de l’Enfer ?
Geordie Greep : La guerre est une chose universelle. Raconter des histoires sombres, infernales, de manière fantasque, parfois humoristique, permet de rendre ces sujets graves plus appréciables, avec une certaine distance. Le récit d’Hellfire n’est pas une histoire «à clés», qui ferait référence à des personnes existantes dans le monde réel, même s’il s’en inspire évidemment. Tout est imaginaire, artificiel. Platoon, Voyage au bout de l’enfer ou Patton font partie des films que j’ai revus avant l’enregistrement de l’album, qui est un peu un pastiche de tout ça. L’enfer, ou la question de l’enfer, est fascinante : c’est fou de penser que des gens on inventé toutes sortes de manières terribles de souffrir, de se faire souffrir. La guerre et l’enfer ont toujours fait partie du présent.
Cameron Picton : La guerre en Ukraine est évidemment une coïncidence. Mais toutes les chansons enregistrées ces cent dernières années l’ont été alors qu’il y avait une guerre quelque part dans le monde. Il y a peut-être eu six mois de paix mondiale dans les trois-cents dernières années. C’est un fait avec lequel nous vivons. Qu’un conflit aie lieu actuellement en Europe ne le rend pas pire que tous ceux qui ont lieu ailleurs.
Comment avez-vous enregistré, pour que la narration et la musique, toutes deux extrêmement complexes, fusionnent sans encombre ?
Geordie Greep : J’ai écrit 80 % des paroles en une nuit, dans un état un peu fou, deux semaines avant l’enregistrement de l’album. Je voulais que les paroles soient à la fois divertissantes et aussi dynamiques que notre musique. Les groupes qui font de la musique complexe ont tendance à avoir des paroles semblables à des textures sonores, dont la fonction est de se fondre dans l’ensemble, plutôt que de proposer des narrations développées. Il y a une dimension littéraire ici, puisque tous les textes ont été écrits, comme des histoires, avant la musique : on a enregistré les voix à la fin des sessions studio, en prenant des extraits de tous ces textes et parfois, ça ne rime pas, ou ça crée une poésie étrange, dans un processus inverse à ce qui se fait ordinairement. Mais ça a fini par matcher. On a passé cinq jours en studio à placer les micros et enregistrer toutes les pistes. On a fini avec les voix pendant une session de 46 heures ! Puis on a envoyé ces pistes à plein de gens, qui ont ajouté leurs arrangements.
Est-ce que vous vouliez faire une sorte de rock opéra moderne ? Hellfire s’inscrit un peu dans cette tradition de Bowie à Scott Walker en passant par The Who.
Geordie Greep : Oui, pourquoi pas. Mais ça n’a pas trop de sens pour nous de dire nos intentions car ce n’est pas nous qui déciderons au final de comment ça va être perçu, qualifié par ceux qui vont l’écouter. Bien sûr, on peut entendre cet album comme dans la continuité d’artistes que nous aimons, mais ce n’est pas pertinent selon nous pour qualifier notre musique. Ça ne dépend plus de nous.
Il y a parfois un côté “rat pack” dans ta manière de chanter, un lyrisme à la Frank Sinatra, et qui donne une touche Broadway ou de Las Vegas aux chansons…
Geordie Greep : Oui, on aime ce genre de “show tunes”, de musique de spectacle, qui a toujours été présente, même à distance, dans ce qu’on fait. C’est amusant de mélanger ça à notre culture rock, et c’est une bonne excuse pour avoir des tonnes de cuivres et de cordes derrière, comme de s’exercer à l’excès.
Est-ce que la profusion et la densité des sonorités, des lignes mélodiques, des parties vocales, a pour fonction dans votre musique de créer de la confusion, ou une sorte de stimulation ininterrompue ?
Geordie Greep : Peut-être, en un sens. Mais je crois que nous nous sommes lassés de faire tourner en boucle une même séquence, ou de tourner autour d’une même partie pour avoir au final une masse très souvent superflue d’éléments musicaux. Surtout quand on enregistre la musique et les paroles séparément : quand vient le moment d’ajouter la voix, on se dit : «Merde, la chanson est déjà remplie à ras bord». Notre travail est alors de trouver le bon équilibre.
Morgan Simpson : La densité a toujours été un élément essentiel de notre musique, et c’est sans doute notre album le plus extrême sous cet aspect. Mais depuis Cavalcade, on a pris l’habitude d’enregistrer énormément de choses en studio, puis de retirer tout ce qui ne nous semble pas nécessaire. Avec Hellfire, on a passé beaucoup de temps à explorer toutes les possibilités autour de chaque morceau, mais plus de temps encore à les réduire, à retirer des pistes.
Cameron Picton : Le mixage a ensuite duré neuf mois au total, surtout consacrés à l’édition. On avait parfois plus de trois-cents pistes enregistrées, parce qu’on avait demandé à tous nos collaborateurs de jouer sur toutes les chansons. Il y avait tellement d’options possibles qu’on aurait pu faire cinq versions différentes de chaque titre. La version trombone, la version big-bang (rires).
Geordie Greep : Le premier album était très dense en matière sonore, mais assez simple en termes harmoniques, le deuxième était plus compliqué harmoniquement, avec des chansons plus longues, plus d’espaces, et moins de densité ; le troisième synthétise tout ça : il est aussi, voire plus complexe harmoniquement que le deuxième et sans doute plus dense que le premier. Les chansons sont plus courtes, c’est notre album le plus «compact». Il est assez claustrophobique, un peu comme être coincé dans un ascenseur avec des animaux sauvages, mais ça se finit bien.
L’impression pour l’auditeur peut être aussi éprouvante que fascinante, comme s’il était immergé dans la musique et en même temps dirigé par elle. Quelle expérience – physique, intellectuelle, nerveuse – pensez-vous, ou voudriez-vous produire chez l’auditeur ?
Geordie Greep : De l’exaltation…
Cameron Picton : De l’excitation, du fun, de la peur.
Morgan Simpson : Une expérience hors du commun en tout cas, proche de l’expérience que nous avons quand nous la faisons ou l’écoutons. On se sent faire partie de la musique et c’est une expérience très gratifiante. Je pense que c’est ce que nous avons envie de partager.
Geordie Greep : Selon mon expérience personnelle, ressentir une expérience physique devant une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, est le plus beau compliment qu’on puisse lui faire. La musique que j’aime écouter produit chez moi une exaltation des sens, un afflux physique qui me donne envie de m’agripper à quelque chose, ou ajuster ma position sur ma chaise. On recherche une réaction sexuelle, littéralement.
Cameron Picton : Tout le monde peut publier un disque ou une chanson aujourd’hui, et il y a énormément de musique qui sort qui est simplement agréable, jolie. On dit : «C’est une jolie chanson», et on l’écoute deux-trois fois puis plus jamais, car il y a d’autres jolies chansons qui sortent le lendemain. Mais celles qui provoquent vraiment une réaction, qui vous secouent, vous effraient même, vous pourrez y revenir plus tard en vous disant : «Ah, il y a quelque chose d’autre là-dedans».
Morgan Simpson : Ça active quelque chose en vous.
Est-ce que ça veut dire pour vous que l’art doit être offensif ?
Geordie Greep : Non pas nécessairement. Simplement provoquer une réaction physique. On cherche une connexion, qui rattache l’album à un souvenir physique. Une vraie sensation, dans le monde réel.
Morgan Simpson : Peu importe que ce soit une sensation positive ou négative, on s’en souvient.
Cameron Picton : Une de ces créations qui te secouent tellement que tu n’oses même pas la montrer ou la faire écouter à tes amis.
Geordie Greep : Ou une musique qui te fait sentir faible, lâche. Qui te donne envie de pleurer.
Cameron Picton : On a besoin de ressentir des choses, même si c’est pénible, douloureux. C’est sans doute la raison pour laquelle il y a des gens workaholics : ils détestent leur boulot, mais ils aiment la tension, le stress que ça leur procure. Le travail devient une addiction et ils n’arrivent pas à décrocher parce qu’ils sont addicts au stress, à l’anxiété. La plupart des gens sont intoxiqués par des choses qui ne leur font pas du bien.
Est-ce que votre musique en ce sens ne reflète pas le monde d’aujourd’hui, avec sa profusion d’informations, de stimulations nerveuses, cérébrales, permises par les technologies numériques notamment ?
Geordie Greep : C’est comme si on disait : «Plus de technologie plus d’options». Je ne crois pas que les gens sachent plus de choses aujourd’hui que par le passé. À travers l’histoire, tous les textes importants ont été écrits par les gens les plus éduqués, les plus intelligents. C’est leurs productions que retient l’histoire. Pour la musique, c’est pareil : si on regarde sur YouTube les “singles of the day” de 1971, à côté d’un titre de George Harrison, tout le reste quasiment est nul, horrible. Ce n’est pas que les choses disparaissent avec le temps, c’est que seuls les meilleurs restent.
Cameron Picton : L’invention de l’écriture, puis de la radio, la TV, Internet, montre juste une progression de la technologie. Un enfant qui focalisait son attention sur la TV hier, la focalise aujourd’hui sur son ordinateur, qui est juste une autre chose, mais je crois que rien n’a vraiment changé en fait.
Et pourtant, aujourd’hui, vous avez six-cents pistes enregistrées sur votre ordinateur pour une seule chanson, ce qui ouvre un champs de possibles en termes de création qui était inimaginable il y a peu.
Geordie Greep : Il y a toujours eu des œuvres excessives d’une manière ou d’une autre. Clarisse Harlowe de Samuel Richardson pourrait être un tiers plus long encore, tout comme Guerre et Paix de Tolstoï ou À la recherche du temps perdu de Proust. Phil Spector enregistrait trois sets de batterie en même temps. Il y a toujours eu des artistes excessifs, et ce n’est pas plus «facile» d’être excessif aujourd’hui, grâce à la technologie – vous risquez seulement de faire planter votre disque dur !
Notre chronique de Hellfire est à lire ici.
black midi sera en concert au Bataclan le 2 novembre 2022. La billetterie juste ici.