Magic vous propose en avant-première et en exclusivité les bonnes feuilles du livre-somme "À contre-courant - L’Épopée du label 4AD", dont la traduction arrive dans les librairies le 22 septembre.
Extrait du chapitre XXV, «À contre-courant»
Août 2012. Elizabeth Fraser arrive à la dernière chanson de son deuxième concert au Royal Festival Hall de Londres. Sa présence est une faveur particulière pour Antony Hegarty (Antony and the Johnsons) qui est tête d’affiche du Meltdown Festival, cette année-là. Depuis que les Cocteau Twins se sont séparés, en 1997, ce sont ses premières apparitions en solo. L’année de la séparation, justement, Fraser avait enregistré assez de chansons pour faire un album, mais elle n’en sortit finalement qu’une seule en 2009, en hommage à un ami mort tragiquement dans un accident de moto. Tout au long de la soirée, l’atmosphère aura été lourde d’attente. De retour sur la scène pour son second (et probablement dernier) rappel, que choisira-t-elle pour conclure cette performance pleine de nouvelles promesses ? Fraser n’a pas encore chanté Teardrop, qui figure sur Mezzanine de Massive Attack paru en 1998. C’est pourtant la chanson la plus populaire (en termes de ventes) qu’elle ait jamais chantée. Elle n’a pas non plus interprété l’une de ses deux contributions aux films Le Seigneur des anneaux réalisés par Peter Jackson. Alors, ce sera peut-être l’une de ses nouvelles chansons ? Ou peut-être encore un titre des Cocteau Twins ? Elle en a déjà chanté neuf, dont Pearly-Dewdrops’ Drops. (Robin Guthrie n’a d’ailleurs pas à avoir d’inquiétude sur la façon dont le groupe de soutien a accompagné Fraser. Si leurs gazouillis fluides furent charmants pour créer un semblant d’ambiance, ils n’eurent aucune velléité de rivaliser avec son brillant shoegazing.)
Le rappel commence par un lent vibrato de violoncelle doublé du bourdonnement d’une guitare. Il est difficile de deviner la chanson jusqu’à ce que Fraser commence à chanter : “Long afloat on shipless oceans I did all my best to smile…”. C’est Song To The Siren. «Nous avons probablement été obsédés par le fait que Song To The Siren n’était pas une chanson des Cocteau Twins», raconta Fraser au magazine Volume en 1992. «C’était l’époque de Head Over Heels, et il nous semblait plus légitime que notre succès s’appuie sur nos chansons, sur la musique des Cocteau Twins. Cela dit, je l’ai entendue un jour alors que je me promenais dans un magasin et j’ai apprécié ! Il n’y avait pas de raisons de se mettre dans des états pareils, c’est la chanson qui est incroyable, pas mon interprétation.» Contrairement à ce dont Guthrie se souvient, Ivo[1] a bien autorisé l’utilisation de Song To The Siren (version This Mortal Coil) pour des films, à deux reprises. En réalité, Ivo n’avait pas été le seul à avoir le cœur brisé par la cupidité de la succession de Tim Buckley[2], en 1985. Dans une interview, David Lynch avoua que «ne pas avoir obtenu la chanson pour Blue Velvet (lui) a brisé le cœur». […] Plus tard, à l’époque où il travaillait sur Lost Highway, son film noir de 1997, Lynch avait une autre scène qui exigeait la même ambiance. Par bonheur, il pouvait maintenant se permettre de mettre le prix demandé. Au lieu de la scène surréaliste du bal de promo prévue pour Blue Velvet, le son «cosmique, angélique et très beau» de Fraser et Guthrie accompagna les personnages joués par Patricia Arquette et Balthazar Getty – Alice et Pete – faisant l’amour dans la lueur des phares de leur voiture.
Mais Guthrie avait en partie raison : Ivo n’avait pas donné la permission à Lynch de mettre Song To The Siren sur la bande originale, afin de limiter ce qu’il considérait être une exploitation commerciale. «Je ne voulais pas que les gens retrouvent ce titre coincé entre deux autres morceaux. Je préférais qu’ils écoutent la chanson toute seule, ou même qu’ils la découvrent sur l’album de This Mortal Coil», explique Ivo. En revanche, il accepta que Song To The Siren figure sur la future bande originale de The Lovely Bones (2009) de Peter Jackson, «parce que Brian Eno était aussi impliqué», dit Ivo. Même si aucune bande originale n’est jamais sortie, le morceau est cependant dans le film, accompagnant une séquence où le personnage principal veille sur sa famille depuis l’au-delà. «C’est de la bonne musique pour un enterrement», affirme un contributeur sur YouTube.
Le destin de Jeff Buckley peut évidemment être évoqué quand on parle de Song To The Siren, morceau tragique dans un contexte aquatique. Après avoir entendu l’interprétation par Elizabeth Fraser de la chanson de son père Tim, Jeff contacta Fraser et le couple eut une brève aventure sentimentale au milieu des années 1990, enregistrant même le duo (inédit) All Flowers In Time Bend Towards The Sun. En 1997, Buckley se noya à Memphis alors qu’il se préparait à enregistrer son deuxième album. Il avait trente ans, deux ans de plus que Tim quand il est mort. «J’ai toujours senti qu’il y avait une prophétie de mort dans cette chanson», expliqua Sinead O’Connor. Fraser rencontra par la suite Damon Reece, batteur de Massive Attack. Ils vivent à Bristol et ont une fille, Lily.
Martin Aston
À contre-courant – L’Épopée du label 4AD
Traduit de l’anglais par Éric Tavernier
Parution le 22 septembre aux Éditions Allia, 832 pages | 30 €
[1] Ivo Watts-Russell, cofondateur du label
[2] Compositeur et interprète de la chanson originale en 1970, le texte étant de Larry Beckett
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