Avec son neuvième album, "The End of Days", Matt Elliott sculpte jusqu’à son nerf vital son regret maladif de vivre dans un monde vendu au profit, qui obscurcit jusqu’aux chances de survie de l’espèce humaine. Plus grave et majestueux que jamais, il a confié à Cédric Rouquette, en français, les moments-clefs de son itinéraire, celui d’une âme créative toujours au bord du précipice, mais lucide sur sa chance de pouvoir témoigner des sinistres servitudes de notre condition.
Comme artiste, j’ai commencé à m’assumer en Angleterre mais j’ai fini par arriver à véritablement le devenir en France, d’où je parle aujourd’hui.
J’ai demandé et obtenu ma naturalisation française en 2022. C’est évidemment lié au Brexit. Je suis en France depuis 22 ans, je n’avais pas envisagé cette demande avant la sortie du Royaume-Uni de l’UE. La nationalité, ce n’est pas super important, pour moi sur le plan personnel. Je ne suis pas spécialement fier d’être né anglais, c’est juste un accident, un hasard. Il n’y a aucune raison de s’en vanter. Mais j’ai très mal dormi la nuit qui a suivi le vote du Brexit en 2016. J’ai ressenti une grande peur de l’avenir, un manque de sécurité. Les Britanniques instrumentalisaient les immigrés européens, et les Européens étaient quasiment obligés de faire la même chose avec les immigrés britanniques. Je ne voulais pas servir de monnaie d’échange. Chaque matin, en lisant les news, je me disais : «Ce n’est pas possible, ça ne peut pas arriver». Ma vie est ici. Je n’avais aucune raison de vouloir rentrer en Angleterre ; comme les Européens qui vivent en Angleterre n’ont aucune raison de rentrer au pays.
À l’époque où j’ai décidé de bouger en France, au début des années 2000, je travaillais dans un magasin de disques, et j’étais musicien à côté de ce job. Mon boss possédait plusieurs boutiques à Bristol. Il m’a proposé d’être manager d’une d’entre elles, mais à une condition : arrêter d’être musicien car le poste de manager d’un record shop était incompatible avec les tournées.
Là, je me suis dit : «Dans ces conditions, c’est inimaginable de devenir manager. Je ne peux pas ne pas être musicien». J’ai donc dit : «Merci pour la proposition mais je pars». Et là, ma compagne de l’époque et moi, nous sommes partis en France. Elle était cheffe de cuisine et il lui était facile de trouver du travail des deux côtés de la Manche. Mon instinct m’a dit : «Dégage là-bas». Ce qui est drôle, c’est ce que dans mon esprit, c’est moi qui l’ai suivie. Mais quand on en parle, elle me dit : «C’est toi qui voulais aller là-bas».
Bref on a atterri dans la campagne en Dordogne. C’était cool d’être en famille dans un tel endroit. J’étais en quelque sorte house husband. Je n’avais pas de plan mais je sentais que ça allait marcher. En réalité c’était fou et totalement illogique de choisir la carrière de musicien. Third Eye foundation [1993-2000 pour sa première carrière, ndlr], c’était bien, j’avais ma petite place dans l’univers, mais je faisais ça avec un petit ordinateur, un petit séquenceur. C’était extrêmement compliqué. En devenant Matt Elliott en 2003 avec l’album The Mess We Made, j’ai choisi de changer de nom de scène, de style. Sur le papier c’était complètement stupide de partir en France pour tenter une chose pareille. Je n’avais pas de plan mais j’ai eu de la chance, c’est vrai, à tel ou tel moment.
Au début par exemple, je ne savais pas comment chanter, je n’avais jamais chanté de ma vie. C’était bien d’avoir une maison. Je pouvais hurler, faire des expériences, me sentir libre pour trouver ma voie, c’est ça le truc le plus compliqué quand tu es artiste. Quand tu l’as, tu peux travailler.
Quand le couple a cassé, n’ayant pas le permis de conduire, j’ai fixé comme condition de vivre dans une ville, avec une gare. C’était sous Sarkozy, qui était trop à droite pour moi, alors j’ai envisagé de quitter la France. Bruxelles et Liège étaient des options. Mais on s’est arrêté à Nancy par hasard. Coup de cœur. Et avec le recul, c’est pertinent car j’y ai trouvé une proximité avec le label Ici d’ailleurs. Le contrat que j’avais avec Domino pour The Mess We Made était nul. Le label me prêtait un peu d’argent et récupérait mes royalties. Quand on m’a traduit le contrat d’Ici d’ailleurs pour le deuxième, qui deviendrait Drinking Songs en 2004, j’ai dit : «Ce n’est pas possible : ils me paient pour que j’aille en studio ?». Je ne savais pas que Stéphane Grégoire et son label étaient à Nancy. Notre seul lien jusque là, c’était une ancienne demande de remix pour Yann Tiersen. Voilà un premier élément de chance.
Autre chance : quand une amie turque de passage m’a prêté une guitare classique en la laissant chez moi. Elle avait trop de bagage entre deux voyages et m’a simplement dit : «Tu la gardes». Il n’y avait pas de meilleur timing possible. Je ne savais pas ce que je voulais faire mais je savais que je ne voulais pas faire du rock‘n’roll. J’ai appris à en jouer quand j’étais jeune. Au début j’ai trouvé ça génial parce que c’était facile. Puis j’ai réagi violemment contre le rock, notamment parce que j’étais très anti-américain dans les années 1990. Tout ce qui venait de la culture américaine me déplaisait, sauf la culture noire qui, je le comprends maintenant, est vraiment la racine de la culture américaine, surtout sur le plan musical.
J’aimais le fado, et d’autres musiques européennes. Avant qu’on me propose d’être manager, j’avais travaillé chez un autre disquaire, à Bristol. Un mec très spécial, du genre à incendier ses propres clients, mais qui avait une connaissance magnifique de la musique. Il écoutait des musiques de multiples provenances. Il était fan de jazz, de musique iranienne, de musique vietnamienne, c’était une éducation énorme pour moi d’être avec lui. Je passais beaucoup d’heures seul dans ce magasin qui était souvent vide à cause de la personnalité du patron. J’avais des milliers de disques autour de moi et la seule question à laquelle j’avais à répondre était : «Je veux écouter quoi ?».
Là j’ai trouvé des tas de musiques qui m’ont touché. Les influences hispaniques de ma musique viennent de cette époque. La musique est un témoignage de l’expérience des être humains, d’où qu’ils viennent. On a tous les mêmes émotions : on aime, on est en deuil tous de la même façon, et l’histoire de la musique, d’où qu’elle vienne, documente ça. C’est une des multiples raisons qui prouvent que le racisme ne correspond à rien.
Suite au passage de cette amie turque, me voilà donc avec la guitare. Je suis autodidacte. J’en joue encore beaucoup à l’instinct, même aujourd’hui. Quand tu es autodidacte, seules les choses que tu aimes t’inspirent, tu n’apprends rien comme les autres et ça t’aide à trouver ta patte. À chaque fois que quelqu’un a essayé de m’apprendre la musique, j’ai sur-réagi, je ne voulais rien savoir. Maintenant je commence à regarder quelques tutos sur YouTube. J’y ai appris que je faisais pas mal de conneries, certaines que j’accepte de corriger. Sans cette autoformation, je ne serais pas ce que je suis devenu, même si c’est parfois un peu frustrant car c’est compliqué de communiquer ses idées.
Heureusement que je travaille avec David Chalmin (producteur), Jeff Hallam (contrebasse) et Gaspar Claus (violoncelle) qui comprennent bien ce que je fais. Parfois je les entends dire : «On est en sol majeur !». Et moi je pense : «Si tu le dis…». Ils font leur truc et c’est très bien.
L’album The Mess We Made, le premier sous le nom de Matt Elliott, était écrit sur une guitare puis programmé en partie sur le séquenceur. Il était à mi-chemin entre l’électrique et l’acoustique. Franchement j’ai détesté, le son n’allait pas.
J’ai commencé à trouver ma voie avec le deuxième album, Drinking Songs. La chanson The Sinking Ship Song, sur The Mess We Made, l’avait défrichée. La mélodie est venue toute seule, je ne sais pas d’où. Je l’ai notée. Elle était alors sans texte. Puis celui-ci est venu lui aussi je ne sais pas comment, un matin ou un soir ; je me souviens juste que j’étais en état de somnolence. Une ligne est arrivée et tout le reste des paroles est apparu devant moi, c’était comme de la magie. Quand j’ai fini ça je me suis dit : «OK, putain, j’ai une chanson, je veux aller dans cette direction-là».
Pour Drinking Songs, j’adorais cette idée du cœur solitaire et des âmes perdues. Mais même si c’est un album que les gens aiment beaucoup [son disque le plus écouté à ce jour sur les plateformes de streaming, ndlr], il n’est pas «mature». C’est à ce moment que j’ai commencé à faire des tournées sous le nom de Matt Elliott et c’était un désastre. J’imaginais benoîtement que je pouvais changer mon nom et que tous les fans de Third Eye foundation allaient dire : «Oh mais c’est Matt Elliott, j’y vais». En réalité tout le monde s’en fout de «Matt Elliott le gars de Third Eye Foundation», en dehors de la presse et de quelques nerds.
J’ai fini la tournée en jouant devant deux personnes à Liverpool. L’un s’appelait Marcus Dyer et était étudiant au Liverpool Institute for Performing Arts, le truc qui a été fondé par Paul McCartney. Après le concert, il m’a demandé d’être ingénieur du son de mon nouveau disque. J’ai dit OK. On avait le droit d’enregistrer au LIPA mais seulement la nuit, entre 1 heure et 6 heures du matin. On a enregistré le morceau The Kursk, puis il a passé son examen. La chanson était en quelque sorte une partie de ses épreuves. Mais il n’a pas compris tout ce que je voulais faire. Alors j’ai pris tous les fichiers et même si c’était compliqué pour moi, j’ai beaucoup réenregistré chez moi.
J’ai continué mes explorations avec Failing Songs (2006), mais je n’étais pas content du son que je donnais à ces chansons. J’étais encore un peu control freak à l’époque et j’ai fini par réaliser et accepter que je n’étais pas un bon ingénieur du son. Je ne suis pas un bon mixeur non plus. Je suis juste pas mal pour créer les morceaux. Bien sûr avec Howling Songs (2008), j’ai clos ce qui a été consciemment conçu comme une trilogie. «Encore un dernier sur le cœur et les âmes perdues», c’était vraiment l’idée.
2024 va marquer les vingt ans de l’album Drinking Songs et on va organiser une session pour réenregistrer toutes les chansons en live. J’ai toujours joué The Kursk, le public m’a toujours demandé ce morceau, que j’aime beaucoup aussi. Mais il s’est beaucoup transformé avec le temps et on va enregistrer la nouvelle version, ainsi que d’autres lectures de ces chansons.
C’est dingue mais la première fois que j’ai vu la pochette de Drinking Songs, j’étais un peu déçu. Alors que c’est magnifique. Mais je voulais l’équivalent d’un tableau que j’avais vu juste une fois dans un documentaire, un tableau du XIXe, un bar avec des gens bourrés dans tous les sens, un mec qui danse, un mec qui vomit dans un chapeau, des mecs qui draguent, je voulais quelque chose comme ça. Le super graphiste Uncle Vania m’a fait quatre pochettes et deux pour Third Eye Foundation, et pendant longtemps, c’était un no brainer de lui confier tous mes disques.
J’ai fini par rencontrer David Chalmin, un moment très important pour mon travail. Notre premier morceau ensemble était If Anyone Tells Me, avec Katia Labèque au piano. Ils ont fait un magnifique travail tous les deux sur ce titre. Notre premier album commun était Only Myocardial Infarction Can Break Your Heart (2013). Mais j’ai un peu honte de ce disque, j’étais dans un sale état à l’époque. J’aime quand même I Would Have Woken You with This Song. Et beaucoup de gens aiment The Right to Cry, surtout les femmes. Même pour moi, ce qu’il y avait derrière ce morceau n’était pas cool.
The Calm Before (2016) est un disque pivot dans mon évolution. Avant tout car c’est le premier disque où David et moi étions totalement alignés. Notre premier album ensemble était comme un premier rencard. On était timides, on se testait. Sur The Calm Before, on a vraiment compris ce qu’on voulait faire, l’un et l’autre, l’un avec l’autre. On était dans son nouveau studio dans le Sud-Ouest, un endroit magnifique, calme. On n’avait pas besoin de se parler pour avancer, c’était comme de la télépathie. Et c’est comme ça depuis.
Je suis hyper content d’avoir cette connexion avec lui et j’ai un bol absolument incroyable qu’il s’investisse à mes côtés. Il a un talent exceptionnel, il est très demandé mais il trouve toujours du temps pour bosser avec moi. J’ai toujours peur, avant chaque album, qu’il me dise : «Désolé, cette fois, j’ai pas le temps». Je ne sais pas comment je pourrais le gérer. Il me dit qu’il trouvera toujours le temps, que je n’ai pas à m’inquiéter. Quelle chance ! Il faut écouter son disque Matière noire (2019), c’est extraordinaire.
Ensuite, The Calm Before est important car il a ouvert une autre série, sur la fin du monde on peut dire. Mais malgré les apparences de la première trilogie sur les âmes en peine et sur la conscience climatique qui caractérise les deux derniers, ma musique a toujours eu une dimension fortement politique, même avec Third Eye Foundation. Planting Seeds, c’était le plus politique et violent de mes morceaux. “When people ask me I always say / That targeted assassination is the only way / They might promise a better day / But it’s false and it’s false yeah it’s false.” Failing Songs est l’album le plus politique que j’ai fait je crois.
Je suis anticapitaliste. Et j’ai toujours été radical, autant que je me souvienne. J’ai très tôt constaté ce que le système faisait aux gens. J’ai pris quelques drogues quand j’étais jeune, et quand tu es dans cet état-là, ta perception est très précise, tu te demandes sans trop de nuance : «Mais c’est quoi cette merde ? C’est quoi ce concept ?». En général on te dit que plus tu vieillis, plus tu es à droite, mais moi je crois que je suis plus radical encore dans l’autre sens avec le temps. Les deux derniers disques parlent de ça : on est tous dans un bus qui roule à fond vers le bout de la falaise et le vide, et tout le monde dans le bus dit : «Non, t’inquiète, ça va aller».
C’est dingue, cette époque. Il y a toujours eu dans l’histoire des gens qui prétendaient que la fin du monde allait arriver, mais avant, c’était des types d’un clergé quelconque. Là ce sont des scientifiques qui ont bossé toute leur vie pour mettre leurs connaissances à notre disposition et qui nous intiment de changer quelque chose. Les politiques et les intérêts privés freinent des quatre fers mais je crois que le truc le plus dingue, c’est les gens. On a repris toutes nos habitudes d’avant le confinement.
On n’a pas assez réfléchi pendant le confinement à ce que nous pouvions changer. C’est dommage car c’était cool d’avoir du temps, de pouvoir réfléchir, d’avoir le droit de faire n’importe quoi, de passer du temps à faire ce que tu aimes, de dessiner. C’était presque un cadeau. Surtout ici en France. En Angleterre, c’est différent car il n’y a vraiment rien pour les artistes. Je dois dire qu’ici en France, même s’il y a des problèmes et que je manifeste contre la réforme des retraites par exemple, on traite assez bien les artistes. On les respecte et j’apprécie ça, car l’art est crucial pour tout le monde. Le confinement l’a montré. On n’en a pas assez profité.
J’ai fini par oser dire assez tard que j’avais bien aimé le confinement. Fin 2019, je terminais une tournée folle et j’étais cassé physiquement et mentalement. Évidemment, j’avais passé de super moments sur scène, mais l’effort m’avait tué. Je voulais ne pas faire grand-chose pendant un an sans culpabilité et voilà que d’un seul coup, on était forcés de rester chez nous. Merci l’univers !
Sur le coup, j’étais sûr qu’on allait prendre ce temps pour repenser nos vies, que les gens allaient se demander : «Est-ce que je veux passer une heure le matin et une heure le soir dans les embouteillages pour aller au bureau ?». Je me suis dit que peut-être les gens allaient se souvenir de ce qu’ils voulaient faire quand ils étaient gosses, allaient réaliser qu’ils voulaient faire quelque chose de leur vie. Que la vie était trop importante pour être gâchée juste comme ça, une idée qui m’accompagne depuis longtemps et qui m’a poussé à être musicien, même sans plan sérieux.
J’ai eu la chance d’avoir cette révélation très très jeune, vers 17 ans. J’étudiais la chimie et les mathématiques statistiques, deux sujets qui ne m’intéressaient pas du tout et que pourtant j’avais choisis. Je ne sais toujours pas pourquoi. J’aurais dû faire histoire.
Bref, je me souviens du jour de cette révélation. Je rentrais après un examen. J’avais The Smiths dans le walkman. Je me trouvais dans un parc gelé, recouvert par le brouillard. Toutes les toiles d’araignée étaient givrées. C’était un spectacle à couper le souffle. Je me suis dit : «La vie est trop belle pour la passer à faire ce que tu ne veux pas faire». Ce jour-là j’ai décidé de quitter l’école. Je crois qu’il restait deux mois avant la fin de mes études. Les profs étaient effarés. Ils me disaient tous : «Mais non, reste, tu as de bons résultats, c’est presque fini». Moi : «C’est trop dur de faire quelque chose que je n’aime pas, je ne continuerai pas un jour de plus».
À cette époque j’avais quelques petits projets dans la musique et je faisais partie du groupe qui allait devenir Movietone. Ma seule idée était de quitter l’école et de me poser dans ce magasin de disques, ça suffisait à ce stade. Je préfère passer ma vie dans un magasin de disques plutôt qu’apprendre la chimie organique. Le groupe Movietone était vraiment le projet de Kate Wright. À l’époque, je savais juste que je voulais faire de la musique, et je saisissais toutes les occasions, mais ce groupe a joué un rôle dans ma trajectoire même si, à ce moment, j’étais essentiellement un angry young man.
Ça a été super intéressant de réécouter Movietone pour les rééditions de 2022 (les Peel Sessions) et 2023 (le premier album en date de 1995, voir l’hebdo Magic n°47). J’avais gardé l’impression que j’étais très en retrait du projet et j’ai finalement entendu que j’avais réussi à prendre ma place dans le groupe. Kate et moi, on ne s’entendait pas vraiment sur le plan artistique, et c’était totalement de ma faute. Je prenais les choses très personnellement, limite parano.
Elle m’a contacté avant les rééditions et avant même qu’on discute, la première chose que j’ai dite, c’est : «Désolé, Kate, je dois d’abord m’excuser». Quand j’ai quitté le groupe, à la fin des années 1990, j’avais écrit une note super longue. Le genre de courrier plutôt écrit pour provoquer une conversation mais j’y avais dépassé les limites. Les rééditions ont été une bonne opportunité de parler de tout cela et on est redevenus très proches. Kate est une personne vraiment sympa et cool.
Mais pourquoi n’y a-t-il pas plus de gens pour faire le choix que j’ai fait à l’époque, de me consacrer à ma passion ? Pourquoi acceptent-ils ? J’ai une chanson là-dessus dans Drinking Songs où je raconte que quand les gens me demandent pourquoi je suis si radical, moi je me demande pourquoi tout le monde ne l’est pas.
Pourquoi tu supportes cette misère ? Chaque jour tout est pire.
Je pleure, au sens propre, très souvent pour les gosses qui vivent à notre époque. Cette nouvelle génération est la plus cool qu’on n’a jamais vue, elle est super ouverte, elle comprend des choses sur sa place dans le monde, sur la sexualité, sur tout, elle n’est même pas frustrée, elle est très constructive. Et quel monde lui prépare-t-on ?
Désolé je râle. Il faut dire que je suis un peu con, je passe trop de temps à discuter sur Facebook avec les autres parents de ce type de sujet. Et je n’en reviens pas de ce que je lis :
- – Matt, ne t’inquiète pas pour le climat.
- – Mais tu as des gosses, normalement tu attends pour eux un monde meilleur que celui que tu as connu.
- – Mais les jeunes vont s’adapter au nouveau monde.
- – C’est ça que tu veux pour tes gosses ? Comment peux-tu dire des choses pareilles ?
Je vais arrêter de traîner sur les réseaux sociaux, ce n’est pas bon pour ma santé mentale. Quand je vois les gens dire de la merde, ça m’énerve. Mais je sais aussi que si tu les laisses parler, ils peuvent entrer dans un cercle de confirmation. C’est dur de laisser faire.
L’endroit où j’ai commencé à comprendre qu’on nous baladait, ça a d’abord été l’église. J’ai grandi dans une famille très religieuse. Très jeune, j’allais dans les cérémonies de l’église orthodoxe russe. La mère de ma mère était originaire de Lettonie mais elles ont été séparées à l’âge de sept ans. Enfant, ma mère ne savait pas vraiment de quel pays elle venait mais elle se souvenait de cette proximité avec sa propre mère à l’église et a souhaité maintenir cette connexion. L’influence de la musique d’Europe de l’Est dans mes musiques vient de là.
Je me souviens d’une cérémonie de funérailles, quand j’avais six ou sept ans, pendant laquelle j’étais content parce que le mec qu’on enterrait, il était en train d’aller au ciel. Vraiment : trop cool pour lui. Je chantais ça avec beaucoup de conviction. Et là une vieille dame m’a dit : «Tu es bien content, jeune homme». Moi : «Bien sûr ! Il va au ciel, c’est trop bon».
La naïveté de ma foi pure l’avait touchée. Mais moi j’ai fini par voir le doute dans ses yeux, j’ai vu qu’elle n’y croyait pas, elle, à cette histoire de vie au ciel. C’était donc un mensonge. C’est la première fois que je me suis dit qu’on nous racontait de la merde et que j’ai commencé à penser en mode : «La seule chose qui est sûre, c’est que tu as une vie, profites-en.».
Je ne peux pas dire que j’ai pris conscience des ravages du capitalisme par éveil «social». J’ai grandi dans une famille pauvre, mais quand tu grandis dans ce contexte-là, tu crois que c’est normal. Je savais juste que je n’étais pas comme les autres. J’ai eu ma période gothique-maquillage au collège, et c’était parfait pour moi. Avant ça, j’avais peur qu’on se moque de mes baskets, ou des conneries de ce type, je ne sais pas pourquoi ça se fait à l’école. Un jour, je suis rentré de vacances en gothique et, je me foutais de ce que tous les autres pouvaient dire, ce qui a été une grande libération.
J’étais conscient des injustices, mais surtout du racisme. J’ai eu le privilège de grandir à Bristol qui était déjà une ville multiculturelle, ça m’a appris beaucoup de choses. Bristol s’est construite sur la traite négrière. On apprend vite à comprendre qu’on vient de cette époque honteuse. Et à être conscient que le capitalisme est lié à des horreurs comme l’esclavage. J’étais conscient que l’argent était roi. Aujourd’hui les esclaves sont loin, dans les usines en Asie, c’est juste qu’on ne les voit plus dans nos ports.
La musique était alors déjà entrée dans ma vie. À l’église d’abord, là encore. La musique qui y était chantée était magnifique. À Pâques, il y avait une centaine de Polonais et de Bélarusses qui chantaient. Des octogénaires, pour la plupart. Ils interprétaient cette douleur indescriptible, celle du mal du pays dont tu as dû t’exiler. Rien ne peut égaler cette beauté, cette tristesse. C’est indicible tellement c’est beau.
J’ai grandi avec un piano à la maison. Personne n’en jouait, ni ma mère, ni mon père, ni ma sœur mais c’était bien de l’avoir à portée de main. Ma mère chantait dans le chœur de l’église, mais c’est tout. Ma première obsession, c’était le morceau Vienna d’Ultravox (1980) sur une compile que j’avais achetée, tout gamin. Je me souviens que je l’écoutais, le passais et le repassais en boucle. Et que je cherchais à comprendre pourquoi ça me touchait. J’ai eu plusieurs enthousiasmes de ce type, très profonds. Ado, j’aimais Wonderful Life de Black (1987). Une influence dont je ne me suis pas trop vantée. Ça sonne tellement années 1980… Au final, je ne sais pas pourquoi la musique me touche autant. Même les scientifiques ne savent pas. C’est l’un des mystères de la vie.
Pour ce nouveau disque, The End of Days, je voulais faire quelque chose de très simple avec la guitare, le piano [joué par Barbara Dang, ndlr] et la voix. Il y a du violoncelle et du saxo aussi. Je pense être arrivé au moment où je pouvais proposer quelque chose d’encore plus épuré. La pochette, c’est le climat qui descend et qui va tous nous tuer.
J’ai aussi la chance de travailler avec les mêmes musiciens, notamment Jeff Hallam et Gaspar Claus. Gaspar, à une époque, j’entendais son nom en permanence. Je n’arrêtais pas de me demander : mais qui est cet homme ?
Les musiciens aiment bien bosser avec moi, en général, car même si David et moi pouvons avoir des idées assez concrètes, il y a toujours un moment où je dis : «Joue n’importe quoi, joue comme tu le veux». On fait plusieurs prises, puis je finis par demander quelque chose d’«un peu plus malade», puis on s’abandonne de plus en plus jusqu’à se mettre dans des états assez rares. Avec ça, on a une grosse base et David fait son truc de choisir chaque piste pour chaque morceau.
Je joue du saxophone sur cet album et c’est un instrument dont je ne peux plus me passer. J’ai toujours été un peu jaloux de l’expressivité de Gaspar sur son violoncelle. Je voulais pour moi quelque chose qui se rapproche de ça. Entre 2019 et 2020, j’étais aussi en train de redécouvrir le jazz. J’en écoutais pas mal quand j’étais disquaire mais je n’adhérais pas tant que ça, j’étais un peu sectaire à l’époque. Ça m’est resté dans la tête malgré tout. J’aimais bien Sun Ra mais le reste, je ne suis pas vraiment rentré dedans. Finalement, j’ai acheté Porgy and Bess de Miles Davis, que j’écoutais en boucle dans mon iPod. C’était si beau. J’ai écouté tout Miles, tout Coltrane, tout Ayler.
Dans cet état d’esprit, j’ai pris le temps de chercher sur Le Bon Coin et j’ai vu une clarinette. Je l’ai achetée, j’ai commencé à jouer, et j’étais heureux de voir que je parvenais à la contrôler. Je me suis dit : «OK j’y arrive, pourquoi pas un saxo ?». Même chose. Sauf que là je suis tombé en amour avec l’instrument. Mon jeu était un peu honteux au début mais maintenant, même si je ne suis pas une pointure de l’instrument, je peux en jouer. Après ces deux apprentissages réussis, j’ai fini par penser que j’étais peut-être un génie musical et j’ai essayé la flûte traversière. C’était manifestement ma limite. Je ne suis arrivé à rien avec cet instrument. Si j’en avais sorti quelque chose, je pense que j’aurais essayé la trompette.
Mais j’adore le saxo. C’est comme une voix humaine, c’est super expressif. Même si j’ai grandi dans les années 1980, qui étaient peut-être les pires années pour cet instrument et pour le son en général, le saxo est un instrument qui te permet vraiment de sortir toute cette merde que tu intériorises. Je me demande comment j’ai pu faire de la musique aussi longtemps sans jouer du saxo. Il fait maintenant partie de moi.
Si je me retourne aujourd’hui, j’ai envie de dire que ma vie est assez parfaite, même si je suis souvent attristé par l’injustice du monde. Voir les gens de mon entourage qui ont un travail normal, qui bossent si dur sans avoir d’argent car tout est trop cher, ça me touche beaucoup. Quand je croise un gamin qui a le sourire, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce qui va se passer pour lui. Je me demande même s’il aura la possibilité d’arriver jusqu’à mon âge [49 ans, ndlr]. Et ça me rend super triste. Je suis un dépressif diagnostiqué depuis que j’ai 19 ans. Je suis conscient que j’ai cette maladie mais je mesure que sans elle, j’aurais dû faire autre chose de ma vie que toutes ces chansons. Je ne veux pas me plaindre. Sans elle, je ne pourrais pas créer tout cela.
J’ai assez d’argent pour avoir un petit endroit pour vivre, avec mon vélo, ma guitare et mes saxos. Je ne demande pas grand-chose. Je n’ai pas besoin d’être riche. Si tout le monde avait ma chance, si tout le monde se consacrait à ce qui le rend créatif, ce monde serait très différent.
Notre chronique de The End of Days est à lire ici.